Le groupe des Batignolles (L’Oeuvre)

L’Oeuvre, roman de la peinture, est aussi une autobiographie d’Emile Zola. Arrivé à Paris à l’âge de dix-huit ans, le jeune provincial, qui voulait conquérir le monde avec sa plume, se désespérait de ne connaître que des peintres ; c’est pourtant parmi eux qu’il devait élaborer l’esthétique qui nourrira toute son oeuvre littéraire.
Dès 1860 en effet, il fait le tour des ateliers ; avec Cézanne, qui travaille à l’académie Suisse en 1862, il rencontre des artistes, tous vigoureusement opposés à la formation académique. Fantin-Latour, en 1870, le représente aux côtés de Manet dans Un atelier aux Batignolles et le terrible grenier de Claude dans L’Oeuvre ressemble fort à L’atelier de la rue de la Condamine où Bazille a voulu montrer les liens de chaude camaraderie unissant Zola et ses amis peintres : penché au-dessus de la rampe de l’escalier, le journaliste s’adresse à Renoir, négligemment assis sur une table, tandis que Maître, comme le musicien amateur qu’est Gagnière dans L’Oeuvre, est au piano ; debout devant le chevalet, Manet et Monet discutent avec le peintre qui tient encore sa palette et l’on retrouve accrochées au mur, ou posées contre la cloison, des toiles de Renoir, de Monet ou encore de Bazille lui-même. Comme le veut la théorie révolutionnaire de Claude, le soleil entre généreusement par la fenêtre ouverte sur les toits de Paris, « visit[ant] l’atelier de la flamme vivante de ses rayons » tandis que seul un pan de rideau, tout chatoyant de lumière, protège la toile des reflets parasites… Et c’est peut-être en mémoire de Bazille, disparu en 1870, que « le poêle rouge ronfl[e] comme un tuyau d’orgue » dans l’atelier de Claude, « reluis[ant] de propreté » depuis que Christine s’est installée avec lui. Transformé en véritable « salon » par les soins de la jeune fille, l’antre sauvage du peintre a l’élégance feutrée de cet Atelier de l’artiste où le poêle, chauffé au rouge, avec son immense tuyau bizarrement coudé, semble seul garder quelque chose de la bohème…

Comme Sandoz, Zola retrouve aussi ses amis peintres au café Guerbois, le café Baudequin dans L’Oeuvre. Lieux d’effervescence artistique, les cafés furent presque autant que les ateliers, des lieux de formation, des espaces de discussion où se forgeaient les convictions communes : le réalisme, avec Courbet, avait élu domicile à La Brasserie des Martyrs, à Montmartre, les élèves de Gleyre, qui fut le professeur de Monet, Bazille, Renoir et Sisley, se réunissaient au café Fleurus ; bref, depuis les années 50, chaque « école » avait son café et en faisait le quartier général d’une sorte de stratégie de conquête ; or en 1866, Manet, qui avait alors son atelier aux Batignolles, avait jeté son dévolu sur le café Guerbois, au numéro 11 de la Grande Rue des Batignolles, devenue aujourd’hui l’avenue de Clichy : « Le café Baudequin était situé sur le boulevard des Batignolles, à l’angle de la rue Darcet, écrit Zola. Sans qu’on sût pourquoi, la bande l’avait choisi comme lieu de réunion, bien que Gagnière seul habitât le quartier. Elle s’y réunissait régulièrement le dimanche soir ; puis, le jeudi, vers cinq heures, ceux qui étaient libres avaient pris l’habitude d’y paraître un instant ». Manet, que tous voyaient alors comme un maître paraissait en fait presque quotidiennement au Guerbois, il y retrouvait GuillemetBracquemont, Bazille, Fantin-LatourDegas ou Renoir et, quand ils s’échappaient de la banlieue où ils travaillaient sur le motif, MonetPissarro et Sisley, voire Cézanne quand celui-ci séjournait à Paris… A la fin des années 70, c’est le café de La Nouvelle Athènes, Place Pigalle, qui sera le café de prédilection de Manet et de Degas
On ne s’étonnera donc pas que l’intrigue de L’Oeuvre soit ponctuée des conversations animées que Sandoz, Claude et leurs amis, échangent au café Baudequin, ou qu’ils viennent retremper leur enthousiasme au café de la Concorde quand l’adversité académique s’acharne contre eux. Si Gagnière parle de « guillotiner l’Institut » au sortir du Salon des Refusés, c’est que l’impressionnisme est né dans une atmosphère révolutionnaire dont témoigne cette Carmagnole de la peinture due à Guillemet : « Nous peignons sur un volcan, le 93 de la peinture va tinter son glas funèbre, écrivait-il en 1866 à l’un de ses amis, le Louvre brûlera, les musées, les antiques disparaîtront […] aux armes, saisissons d’une main fébrile le couteau de l’insurrection, démolissons et construisons ! Courage frères. Serrons nos rangs, nous sommes trop peu pour ne pas faire cause commune,- on nous fout à la porte, nous leur foutrons la porte au nez. » La même année, Zola, revendique lui aussi dans Mes Haines, un « 93 » esthétique décapitant « l’insolente royauté des médiocres ». Comme Sandoz, il était en effet assidu aux réunions du Guerbois : ne faisait-il donc, en proférant ces propos incendiaires, que reprendre à son compte, comme le journaliste Jory dans L’Oeuvre, les idées qu’il entendait autour de lui ? Non sans doute ; car, toute son oeuvre en témoigne, il était effectivement convaincu que le naturalisme était à la littérature ce que Manet et l’École du Plein air étaient à la peinture. Il était également convaincu que tous les arts devaient marcher du même pas et que seul le nombre pourrait emporter la victoire.

 

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