Contraint d’abandonner sa chronique dans L’Evénement en 1866 à la suite des protestations des lecteurs, indignés des louanges qu’il a prodiguées à Manet, Zola cite pour la première fois à cette occasion Pissarro, qui expose Paysage des bords de la Marne en hiver (art Institute of Chicago) au Salon :
Je regrette une chose, c’est de ne pouvoir accorder une large place à trois paysagistes que j’aime : MM. Corot, Daubigny et Pissarro. Mais il m’est permis de leur donner une bonne poignée de main – la poignée de main de l’adieu.
[…] M. Pissarro est un inconnu, dont personne ne parlera sans doute. Je me fais un devoir de lui serrer vigoureusement la main, avant de partir. Merci, monsieur, votre paysage m’a reposé une bonne demi-heure, lors de mon voyage dans le grand désert du Salon. Je sais que vous avez été admis à grand-peine, et je vous en fais mon sincère compliment. D’ailleurs, vous devez savoir que vous ne plaisez à personne, et qu’on trouve votre tableau trop nu, trop noir. Aussi pourquoi diable avez-vous l’insigne maladresse de peindre solidement et d’étudier franchement la nature !
Voyez donc : vous choisissez un temps d’hiver, vous avez là un simple bout d’avenue, puis un coteau au fond, des champs vides jusqu’à l’horizon. Pas le moindre régal pour les yeux. Une peinture austère et grave, un souci extrême de la vérité et de la justesse, une volonté âpre et forte. Vous êtes un grand maladroit, monsieur- vous êtes un artiste que j’aime.
Mon Salon 1866
[Les Naturalistes] forment tout un groupe qui s’accroît chaque jour. Ils sont à la tête du mouvement artistique, et demain il faudra compter avec eux. Je choisis un des leurs, le plus inconnu peut-être, celui dont le talent caractéristique me servira à faire connaître le groupe tout entier.
Il y a neuf ans que Camille Pissarro expose, neuf ans qu’il montre à la critique et au public des toiles fortes et convaincues, sans que la critique ni le public aient daigné les apercevoir. Quelques salonniers ont bien voulu le citer dans une liste, comme ils citent tout le monde ; mais aucun d’eux n’a paru encore se douter qu’il y avait là un des talents les plus profonds et les plus graves de l’époque.
Le peintre, refusé à certains Salons, reçu à certains autres, n’a pu comprendre jusqu’à présent la règle à laquelle obéissait le jury en acceptant et en rejetant ses œuvres. Dès son début, il a été bien accueilli ; puis on l’a mis à la porte ; puis on l’a laissé entrer de nouveau. Cependant les toiles restaient à peu près les mêmes ; c’était toujours la même interprétation austère de la nature, le même tempérament d’artiste, au métier solide, aux vues larges et exactes. Il faut croire que le jury est comme une jolie femme : il ne prend que ce qui lui plaît, et ce qui lui plaît aujourd’hui ne lui plaît pas toujours demain.
D’ailleurs, il est facile d’expliquer les caprices du jury, l’indifférence de la critique et du public. Tout effet a une cause. En art, lorsqu’on remonte aux causes, lorsqu’on cherche les raisons du succès ou de l’insuccès d’un homme, on fait par là même l’étude de son talent.
Si Camille Pissarro ne retient pas la foule, laisse hésitant le jury qui le reçoit ou le refuse au hasard, c’est qu’il n’a aucune des petites habiletés de ses confrères. Il est dans l’excellent, dans la recherche âpre du vrai, dans l’insouciance des ficelles du métier. Ses toiles manquent de tout pétard, de toute sauce épicée relevant la nature trop puissante et trop âcre dans sa réalité. Cela est peint avec une justesse et une énergie souveraines, cela est d’un aspect presque triste. Comment diable voulez-vous qu’un pareil homme, que de pareilles œuvres puissent plaire !
Voyez les autres paysagistes. Tous ces gens-là sont des poètes qui riment sur la nature des odes, des fables, des madrigaux. Ils peignent le printemps en fleurs, les clairs de lune d’avril, le lever et le coucher du soleil ; ils murmurent l’élégie de Millevoye, La Chute des feuilles, ou bien ils content la fable de La Fontaine, Le Loup et l’Agneau. Ce sont des littérateurs fourvoyés, des gens qui croient renouveler la peinture, parce qu’ils ne peignent plus du tout et qu’ils se servent d’un pinceau comme d’une plume.
Encore s’ils savaient peindre, s’ils avaient le métier gras et solide des maîtres, le sujet importerait peu. Mais, pour rendre leurs toiles plus piquantes, mieux attifées, troussées galamment à la mode nouvelle, ils ont inventé un métier de pacotille, une peinture grattée, poncée, glacée, repiquée. La sauce vaut le poisson. La prétendue originalité de certains artistes consiste uniquement dans la façon particulière dont ils procèdent pour peindre un arbre ou une maison. Dès qu’un peintre a trouvé un jus ou une manière d’enlever les empâtements avec un canif, il devient un maître.
Regardez de près les tableaux à succès. Vous serez profondément étonné par l’étrange travail auquel l’artiste s’est livré. Certains tableaux, d’aspect brutal, sont le comble de l’habileté. De loin c’est pimpant, coquet, quelquefois même ça paraît solide et énergique. Mais on voit bientôt que tout est mensonge, que l’oeuvre est vide de force et d’originalité, qu’elle est simplement l’ouvrage d’un fabricant impuissant qui a eu recours à l’adresse et qui est parvenu à falsifier la bonne, la vraie peinture.
Au milieu de ces toiles pomponnées, les toiles de Camille Pissarro paraissent d’une nudité désolante. Pour les yeux inintelligents de la foule, habitués au clinquant des tableaux voisins, elles sont ternes, grises, mal léchées, grossières et rudes. L’artiste n’a souci que de vérité, que de conscience ; il se place devant un pan de nature, se donnant pour tâche d’interpréter les horizons dans leur largeur sévère, sans chercher à y mettre le moindre régal de son invention ; il n’est ni poète ni philosophe, mais simplement naturaliste, faiseur de cieux et de terrains. Rêvez si vous voulez, voilà ce qu’il a vu.
Ici l’originalité est profondément humaine. Elle ne consiste pas dans une habileté de la main, dans une traduction menteuse de la nature. Elle réside dans le tempérament même du peintre, fait d’exactitude et de gravité. Jamais tableaux ne m’ont semblé d’une ampleur plus magistrale. On y entend les voix profondes de la terre, on y devine la vie puissante des arbres. L’austérité des horizons, le dédain du tapage, le manque complet de notes piquantes donnent à l’ensemble je ne sais quelle grandeur épique. Une telle réalité est plus haute que le rêve. Les cadres sont tout petits, et l’on se croirait en face de la large campagne.
Il suffit de jeter un coup d’œil sur de pareilles œuvres pour comprendre qu’il y a un homme en elles, une personnalité droite et vigoureuse, incapable de mensonge, faisant de l’art une vérité pure et éternelle. Jamais cette main ne consentira à attifer comme une fille la rude nature, jamais elle ne s’oubliera dans les gentillesses écœurantes des peintres-poètes. C’est avant tout la main d’un ouvrier, d’un homme vraiment peintre, qui met à bien peindre toutes les forces de son être.
Il est triste que nous en soyons arrivés à ne plus savoir ce qu’est un véritable peintre. Aujourd’hui les artistes adroits, ceux qui grattent et qui glacent habilement leurs œuvres, sont réputés comme des puits de science, comme des gens qui savent leur métier à fond et même quelque chose de plus. J’étonnerais bien ces messieurs en leur disant qu’ils ne sont que d’amusants farceurs, et en les accusant d’avoir inventé une enluminure agréable qui est tout au plus une falsification de la peinture.
Ah ! si ces messieurs pouvaient se voir, s’ils pouvaient voir en même temps les maîtres de la Renaissance dont ils ont toujours le nom à la bouche, ils sentiraient vite qu’ils sont à peine dignes de colorier des images à un sou. Ils parlent de traditions, ils disent qu’ils suivent les règles, et je jurerais qu’ils n’ont jamais vu et compris un Véronèse ou un Vélasquez, car s’ils avaient vu et compris de tels modèles, ils chercheraient à peindre d’une autre façon.
Les fils des maîtres, les artistes qui continuent la tradition, ce sont les Camille Pissarro, ces peintres qui vous paraissent ternes et maladroits, et que vous refusez de temps à autre, en prétextant la dignité de l’art. Vous refuseriez de même certains tableaux du Louvre, si on vous les présentait, sous prétexte qu’ils ne sont point assez finis, qu’ils n’ont pas été poncés avec soin, et qu’ils déshonoreraient le temple. Je finirai par penser que vous parlez de règles, par ouï-dire, pour nous faire accroire qu’il y a un parfait cuisinier de l’art où l’on apprend la recette des sauces auxquelles vous accommodez l’idéal.
Mais vous ne voyez donc pas que, lorsque l’on veut retrouver les véritables règles, les traditions, les maîtres, il faut aller les chercher dans les oeuvres de ces artistes que vous accusez d’ignorance et de rébellion. C’est vous qui êtes les innovateurs, les inventeurs d’une peinture fausse, nulle, criarde. Eux, ils suivent la grande voie de la vérité et de la puissance.
Camille Pissarro est un des trois ou quatre peintres de ce temps. Il possède la solidité et la largeur de la touche, il peint grassement, suivant les traditions, comme les maîtres. J’ai rarement rencontré une science plus profonde. Un beau tableau de cet artiste est un acte d’honnête homme. Je ne saurais mieux définir son talent.
Il a deux merveilles au Salon de cette année. Mais on les a placées si haut, si haut que personne ne les voit. D’ailleurs, elles seraient sur la cimaise qu’on ne les regarderait peut-être pas davantage. Cela est trop fort, trop simple, trop franc pour la foule.
Dans L’Ermitage, au premier plan, est un terrain qui s’élargit et s’enfonce ; au bout de ce terrain, se trouve un corps de bâtiment dans un bouquet de grands arbres. Rien de plus. Mais quelle terre vivante, quelle verdure pleine de sève, quel horizon vaste ! Après quelques minutes d’examen, j’ai cru voir la campagne s’ouvrir devant moi.
Je préfère peut-être encore l’autre toile, La Côte de Jallais. Un vallon, quelques maisons dont on aperçoit les toits au ras d’un sentier qui monte ; puis, de l’autre côté, au fond, un coteau coupé par les cultures en bandes vertes et brunes. C’est là la campagne moderne. On sent que l’homme a passé, fouillant le sol, le découpant, attristant les horizons. Et ce vallon, ce coteau sont d’une simplicité, d’une franchise héroïque. Rien ne serait plus banal si rien n’était plus grand. Le tempérament du peintre a tiré de la vérité ordinaire un rare poème de vie et de force.
Ainsi, en exposant de pareilles œuvres, Camille Pissarro attend le succès depuis neuf ans, et le succès ne vient pas. Qu’importe ! Il suffit que demain un critique autorisé lui trouve du talent, pour que la foule l’admire. Tout le monde a une heure de bruit ; mais ce que tout le monde n’a pas, c’est son métier puissant de peintre, c’est son œil juste et franc. Avec de telles qualités, lorsqu’une circonstance l’aura mis en lumière, il sera accepté comme un maître.
Je ne sais si l’on voit bien cette figure haute et intéressante. L’artiste est seul, convaincu, suivant sa voie, sans jamais se laisser abattre. Autour de lui, on décore les faiseurs, on achète leurs toiles. S’il consentait à mentir comme eux, il partagerait leur bonne fortune. Et il persiste dans l’indifférence publique, il reste l’amant fier et solitaire de la vérité.
Mon Salon – les Naturalistes, 1868
Zola reviendra à plusieurs reprises sur le talent de Pissarro :
Je signalerai particulièrement, parmi les toiles qui m’ont frappé, […] des paysages de MM. Pissarro, Monet, Béliard et Sisley.
Lettres de Paris – 1874
M. Pissarro est plus révolutionnaire encore que M. Monet. Chez lui, les notes prennent une simplicité et une netteté plus naïves. L’aspect de ses paysages tendres et bariolés peut surprendre les profanes, ceux qui ne se rendent pas un compte exact des tendances de l’artiste et des conventions contre lesquelles il entend réagir. Mais il y a là un très grand talent et une interprétation très personnelle de la nature.
Lettres de Paris ; Deux expositions d’art au mois de mai ; 1876
« Je ne range pas ici les peintres impressionnistes par rang de mérite, car j’aurais dans ce cas parlé déjà de M. Pissarro et de M. Sisley, deux paysagistes du plus grand talent. Ils exposent chacun, dans des notes différentes, des coins de nature d’une vérité frappante. »
Notes parisiennes une exposition : Les peintres impressionnistes ; le 19 avril 1877
Dans Le Salon de 1879, Zola se contente de mentionner Pissarro, « dont les recherches scrupuleuses produisent parfois une impression de vérité hallucinante ».
Dans Le naturalisme au Salon (en 1880), il classe Pissarro parmi les « véritables révolutionnaires de la forme »,
Enfin, dans Peinture, en 1896, il rappelle que Pissarro est l’un de ceux qui, « les premiers, […] ont délicieusement étudié [les] reflets et [la] décomposition de la lumière » devenus le dogme de la « queue » impressionniste.
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