Manet (Edouard) 1832 – 1883

Dès 1866, dans Mon Salon, Zola attaque le jury du Salon, qui vient de recaler une nouvelle fois Manet, et dénonce ses incohérences : après avoir refusé Le Buveur d’Absinthe en 1859, il a en effet admis Le Guitarrero et Portrait de Monsieur et Madame Auguste Manet en 1861, puis il a rejeté Le Déjeuner sur l’herbe (alors appelé Le Bain), qui a fait scandale au Salon des Refusés en 1863 ainsi que Melle V. en costume d’espada et Jeune Homme en costume de majo. 

En 1864, malgré une facture plus convenue, Le Christ ressuscité assisté par les anges et Episode d’un combat de taureaux sont à nouveau refusés : le peintre, désespéré des quolibets de la foule et de la critique, lacère son tableau de corrida, n’en laissant subsister que deux fragments, Le Torero Mort et Combat de taureaux. 

En 1865, abandonnant toute prudence, il envoie Olympia, peinte en 1863, au Salon : comme Titien, dont il cite malicieusement la Vénus d’Urbino (une toile qu’il a lui-même réalisé une copie en 1857) , il a donné un pendant religieux (le Christ insulté par les soldats) à ce tableau audacieux. On lui pardonne d’autant moins d’avoir fait descendre la déesse de l’Olympe du ciel sur la terre, ou, plus exactement, au bordel ! Les réactions de la foule sont terribles, plus encore peut-être que pour Le Déjeuner sur l’herbe dont le peintre avait, semble-t-il, voulu faire le deuxième élément d’une sorte de diptyque.

En 1866, Manet part une nouvelle fois à la conquête du Salon avec Le Fifre et L’Acteur Tragique mais le jury, inflexible, lui ferme ses portes et Zola analyse avec beaucoup de lucidité les raisons de cet échec. Avec une tranquille assurance, étonnante chez un jeune homme de 26 ans, il prend parti pour Manet contre la foule et prophétise la défaite des Breton, des Dubufe et des Brion qui, membres du jury, ont voté contre un artiste dont la place, pour Zola, est déjà marquée au Louvre.

Mon Salon

 « […] On vient de refuser, entre autres, MM. Manet et Brigot, dont les toiles avaient été reçues les années précédentes. Evidemment, ces artistes ne peuvent avoir beaucoup démérité, et je sais même que leurs derniers tableaux sont meilleurs. Comment alors expliquer ce refus ? Il me semble, en bonne logique, que si un peintre a été jugé digne aujourd’hui de montrer ses œuvres au public, on ne peut pas couvrir ses toiles demain. C’est pourtant cette bévue que vient de commettre le jury. Pourquoi ? Je vous l’expliquerai. Vous imaginez-vous cette guerre civile entre artistes, se proscrivant les uns les autres ; les puissants d’aujourd’hui mettraient à la porte les puissants d’hier; ce serait un tohu-bohu effroyable d’ambitions et de haines, une sorte de petite Rome au temps de Sylla et de Marius. Et nous, bon public, qui avons droit aux œuvres de tous les artistes, nous n’aurions jamais que les œuvres de la faction triomphante. O vérité, ô justice ! Jamais l’Académie ne s’est déjugée de la sorte. Elle tenait les gens pendant des années à la porte, mais elle ne les chassait pas de nouveau après les avoir fait entrer. Dieu me préserve de rappeler trop fort l’Académie. Le mal est préférable au pire, voilà tout. Je ne veux pas même choisir des juges et désigner certains artistes comme devant être des jurés impartiaux. MM. Manet et Brigot refuseraient sans doute MM. Breton et Brion, de même que ceux-ci ont refusé ceux-là. L’homme a ses sympathies et ses antipathies, qu’il ne peut vaincre. Or, il s’agit ici de vérité et de justice. Qu’on crée donc un jury, il n’importe lequel. Plus il commettra d’erreurs et plus il manquera sa sauce, plus je rirai. Croyez-vous que ces hommes ne me donnent pas un spectacle réjouissant ? Ils défendent leur petite chapelle avec mille finesses de sacristains qui m’amusent énormément. Mais qu’on rétablisse alors ce qu’on a appelé le Salon des Refusés. Je supplie tous mes confrères de se joindre à moi, je voudrais grossir ma voix, avoir toute puissance pour obtenir la réouverture de ces salles où le public allait juger, à son tour, et les juges et les condamnés. Là, pour le moment, est le seul moyen de contenter tout le monde. Les artistes refusés n’ont pas encore retiré leurs œuvres ; qu’on se hâte de planter des clous et d’accrocher leurs tableaux quelque part.

De tous côtés on me somme de m’expliquer, on me demande avec instance de citer les noms des artistes de mérite qui ont été refusés par le jury. Le public sera donc toujours le bon public. Il est évident que les artistes mis à la porte du Salon ne sont encore que les peintres célèbres de demain, et je ne pourrais donner ici que des noms inconnus de mes lecteurs. Je me plains justement de ces étranges jugements qui condamnent à l’obscurité, pendant de longues années, des garçons sérieux ayant le seul tort de ne pas penser comme leurs confrères. Il faut se dire que toutes les personnalités, Delacroix et les autres, nous ont été longtemps cachées par les décisions de certaines coteries. Je ne voudrais pas que cela se renouvelât, et j’écris justement ces articles pour exiger que les artistes qui seront à coup sûr les maîtres de demain ne soient pas les persécutés d’aujourd’hui. J’affirme carrément que le jury qui a fonctionné cette année a jugé d’après un parti pris. Tout un côté de l’art français, à notre époque, nous a été volontairement voilé. J’ai nommé MM. Manet et Brigot, car ceux-là sont déjà connus; je pourrais en citer vingt autres appartenant au même mouvement artistique. C’est dire que le jury n’a pas voulu des toiles fortes et vivantes, des études faites en pleine vie et en pleine réalité. Je sais bien que les rieurs ne vont pas être de mon côté. On aime beaucoup à rire en France, et je vous jure que je vais rire encore plus fort que les autres. Rira bien qui rira le dernier. Eh oui ! je me constitue le défenseur de la réalité. J’avoue tranquillement que je vais admirer M. Manet, je déclare que je fais peu de cas de toute la poudre de riz de M. Cabanel et que je préfère les senteurs âpres et saines de la nature vraie. D’ailleurs, chacun de mes jugements viendra en son temps. Je me contente de constater ici, et personne n’osera me démentir, que le mouvement qu’on a désigné sous le nom de réalisme ne sera pas représenté au Salon. »

C’est que le réalisme de Manet disqualifie les rêveries d’un Breton et la manière d’un Brion ou d’un Dubufe : aussi, membres du jury, ceux-ci se sont-ils empressés de refuser Manet avec la même intransigeance que leurs aînés, les Cabanel et les Meissonnier.

[Breton, qui] « en est aux paysannes qui ont lu Lélia et qui font des vers le soir, en regardant la lune », se serait écrié, en face des toiles de M. Manet : « Si nous recevons cela, nous sommes perdus. » M. Dubufe, qui peint les portraits au fard et à la craie, a fait chorus avec MM. Breton et Brion. Il a manqué de s’évanouir devant Le Joueur de fifre*, de M. Manet, et a prononcé ces paroles grosses de menaces : « Tant que je ferai partie d’un jury, je ne recevrai pas de toiles pareilles. »

Le Jury ; L’Evénement, le 30 avril 1866

 Nos pères ont ri de Courbet, et voilà que nous nous extasions devant lui ; nous rions de Manet, et ce seront nos fils qui s’extasieront en face de ses toiles.

Le moment artistique ; L’Evénement, le 4 mai 1866

 

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