Pour les Juifs

Depuis quelques années, je suis la campagne qu’on essaye de faire en France contre les Juifs, avec une surprise et un dégoût croissants. Cela  m’a l’air d’une monstruosité, j’entends une chose en dehors de tout bon sens, de toute vérité et de toute justice, une chose sotte et aveugle qui nous ramènerait à des siècles en arrière, une chose enfin qui aboutirait à la pire des abominations, une persécution religieuse, ensanglantant toutes les patries.
Et je veux le dire.
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D’abord, quel procès dresse-t-on contre les Juifs, que leur reproche-t-on ?
Des gens, même des amis à moi, disent qu’ils ne peuvent les souffrir, qu’ils ne peuvent leur toucher la mains, sans avoir à la peau un frémissement de répugnance. C’est l’horreur physique, la répulsion de race à race, du blanc pour le jaune, du rouge pour le noir. Je ne cherche pas si, dans cette répugnance, il n’entre pas la lointaine colère du chrétien pour le Juif qui a crucifié son Dieu, tout un atavisme sécu­laire de mépris et de vengeance. En somme, l’horreur physique est une bonne raison, la seule raison même, car il n’y a rien à répondre aux gens qui vous disent : « Je les exècre parce que je les exècre, parce que la vue seule de leur nez me jette hors de moi, parce que toute ma chair se révolte, à les sentir différents et contraires. »
Mais, en vérité, cette raison de l’hostilité de race à race n’est pas suffisante. Retournons alors au fond des bois, recommençons la guerre bar­bare d’espèce à espèce, dévorons-nous parce que nous n’aurons pas le même cri et que nous aurons lé poil planté autrement. L’effort des civilisations est justement d’effacer ce besoin sauvage de se jeter sur son semblable, quand il n’est pas tout à fait semblable. Au cours des siècles, l’histoire des peuples n’est qu’une leçon de mutuelle’ tolérance, si bien que le rêve final sera de les ramener tous à l’universelle fraternité, de les noyer tous dans une commune tendresse, pour les sauver tous le plus possible de la commune douleur. Et, de notre temps, se haïr et se mordre, parce qu’on n’a pas le crâne absolument construit de même, commence â être la plus monstrueuse des folies.
J’arrive au procès sérieux, qui est surtout d’ordre social. Et je résume le réquisitoire, j’indique les grands traits. Les Juifs sont accusés d’être une nation dans la nation, de mener à l’écart une vie de caste religieuse et d’être ainsi, par-dessus les frontières, une sorte de secte internationale, sans patrie réelle, capable un jour, si elle triomphait, de mettre la main sur le monde. Les Juifs se marient entre eux, gardent un lien de famille très étroit, au milieu du relâchement moderne, se soutiennent et s’encouragent, montrent, dans leur isolement, une force de résistance et de lente conquête extraordinaire. Mais surtout ils sont de race pratique et avisée, ils apportent avec leur sang un besoin du lucre, un amour de l’argent, un esprit prodigieux des affaires, qui, en moins de cent ans, ont accumulé entre leurs mains des fortunes énormes, et qui semblent leur assurer la royauté, en un temps où l’argent est roi.
Et tout cela est vrai. Seulement, si l’on con­state le fait, il faut l’expliquer. Ce qu’on doit ajouter, c’est que les Juifs, tels qu’ils existent aujourd’hui, sont notre oeuvre, l’œuvre de nos dix-huit cents ans d’imbécile persécution. On les a parqués dans des quartiers infâmes, comme des lépreux, et rien d’étonnant à ce qu’ils aient vécu à part, conservant tout de leurs traditions, resserrant le lien de la famille, demeurant des vaincus chez des vainqueurs. On les a frappés, injuriés, abreuvés d’injustices et de violences, et rien d’étonnant à ce qu’ils gardent au cœur, même inconsciemment, l’espoir d’une lointaine revanche, la volonté de résister, de se maintenir et de vaincre. Surtout on leur a dédaigneuse­ment abandonné le domaine de l’argent, qu’on méprisait, faisant socialement d’eux des trafi­quants et des usuriers, et rien d’étonnant à ce que, lorsque le régime de la force brutale a fait place au régime de l’intelligence et du travail, on les ait trouvés maîtres des capitaux, la cer­velle assouplie, exercée par des siècles d’héré­dité, tout prêts pour l’empire.
Et voilà qu’aujourd’hui, terrifiés devant cette oeuvre d’aveuglement, tremblants de voir ce que la foi sectaire du moyen âge a fait des Juifs, vous n’imaginez rien de mieux que de retourner à l’an mille, de reprendre les persécutions, de prêcher de nouveau la guerre sainte pour que lés Juifs soient traqués, dépouillés, remis en tas, avec la rage dans l’âme, traités en peuple vaincu parmi un peuple vainqueur !
En vérité, vous êtes des gaillards intelli­gents, et vous avez là une jolie conception sociale !
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Eh quoi ! vous êtes plus de deux cents mil­lions de catholiques, on compte à peine cinq millions de Juifs, et vous tremblez, vous appelez les gendarmes, vous menez un effroyable  vacarme de terreur, comme si des nuées de pillards s’étaient abattues sur le pays. Voilà du courage !
Il me semble que les conditions de la lutte sont acceptables. Sur le terrain des affaires, pourquoi ne pas être aussi intelligents et aussi forts qu’eux ? Pendant le mois que je suis allé à la Bourse, pour tâcher d’y comprendre quelque chose, un banquier catholique me disait, en parlant des Juifs : « Ah ! monsieur, ils sont plus forts que nous, toujours ils nous bat­tront. » Si cela était vrai, ce serait vraiment humiliant. Mais pourquoi serait-ce vrai ? Le don a beau exister, le travail et l’intelligence, quand même, peuvent tout. Je connais déjà des chrétiens qui sont des Juifs très distingués. Le champ est libre, et, s’ils ont eu des siècles pour aimer l’argent et pour apprendre à le gagner, il n’y a qu’à les suivre sur ce terrain, à y acquérir leurs qualités, à les battre avec leurs propres armes. Mon Dieu ! oui, cesser de les injurier inutilement, et les vaincre en leur étant supé­rieur. Rien n’est plus simple, et c’est la loi même de la vie.
Quelle satisfaction orgueilleuse doit être la leur, devant le cri de détresse que vous poussez ! N’être qu’une minorité infime et nécessiter un tel déploiement de guerre ! Tous les matins, vous les foudroyez, vous battez désespérément le rappel, comme si la cité se trouvait en péril d’être prise d’assaut ! A vous entendre, il fau­drait rétablir le ghetto, nous aurions encore la rue des Juifs, qu’on barrerait le soir avec des chaînes. Et ce serait chose aimable, cette qua­rantaine, dans nos libres villes ouvertes. Je comprends qu’ils ne s’émotionnent pas et qu’ils continuent à triompher sur tous nos marchés financiers, car l’injure est la flèche légendaire qui retourne crever l’œil du méchant archer. Continuez donc à les persécuter, si vous voulez qu’ils continuent à vaincre !
La persécution, vraiment, vous en êtes encore là ? Vous en êtes encore à cette belle imagination qu’on supprime les gens en les persécutant ? Eh ! c’est tout le contraire ; pas une cause n’a grandi qu’arrosée du sang de ses martyrs. S’il y a en­core des Juifs, c’est de votre faute. Ils auraient disparu, se seraient fondus, si on ne les avait pas forcés de se défendre, de se grouper, de s’en­têter dans leur race. Et, aujourd’hui encore, leur plus réelle puissance vient de vous, qui la rendez sensible en l’exagérant. On finit par créer un danger, en criant chaque matin qu’il existe. A force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel. Ne parlez donc plus d’eux, et ils ne seront plus. Le jour où le Juif ne sera qu’un homme comme nous, il sera notre frère.
Et la tactique s’indique, absolument opposée. Ouvrir les bras tout grands, réaliser socialement l’égalité reconnue par le Code. Embrasser les Juifs, pour les absorber et les confondre en nous. Nous enrichir de leurs qualités, puisqu’ils en ont. Faire cesser la guerre des races en mêlant les races. Pousser aux mariages, remettre aux enfants le soin de réconcilier les pères. Et là seulement est l’œuvre d’unité, l’œuvre humaine et libératrice.
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L’antisémitisme, dans les pays où il a une réelle importance, n’est jamais que l’arme d’un parti politique ou le résultat d’une situation économique grave.
Mais, en France, où il n’est pas vrai que les Juifs, comme on veut nous en convaincre, soient les maîtres absolus du pouvoir et de l’argent, l’antisémitisme reste une chose en l’air, sans racines aucunes dans le peuple. Il a fallu, pour créer une apparence de mouvement, qui n’est au fond que du tapage, la passion de quelques cerveaux fumeux, où se débat un louche catho­licisme de sectaires, poursuivant jusque dans les Rothschild, par un abus de littérature, les descendants du Judas qui a livré et- crucifié son Dieu. Et j’ajoute que le besoin d’un terrain de vacarme, la rage de se faire lire et de conquérir une notoriété retentissante, n’ont certainement pas été étrangers à cet allumage et à cet entre­tien public de bûchers, dont les flammes sont heureusement de simple décor.
Aussi quel échec lamentable ! Quoi ? depuis de si longs mois, tant d’injures, tant de délations, des Juifs dénoncés chaque jour comme des voleurs et des assassins, des chrétiens même dont on fait des Juifs quand on les veut at­teindre, tout le monde juif, traqué, insulté, condamné ! Et, au demeurant, rien que du bruit, de vilaines paroles, des passions basses étalées, mais pas un acte, pas un coin de foule ameuté, ni un crâne fendu, ni une vitre cassée ! Faut-il que notre petit peuple de France soit un bon peuple, et sage, et honnête, pour ne pas écouter ces appels quotidiens à la guerre civile, pour garder sa raison, au milieu de ces excitations abominables, cette demande jour­nalière du sang d’un Juif ! Ce n’est plus d’un prêtre que le journal déjeune chaque matin, mais d’un Juif, le plus gras, le plus fleuri qu’on puisse trouver. Déjeuner aussi médiocre que l’autre, et pour le moins aussi sot. Et, de tout cela, il ne reste que la laideur de la besogne, la plus folle et la plus exécrable qui soit à faire, la plus inutile aussi, heureusement, puisque les passants de la rue ne tournent même pas la tête, laissant les énergumènes se débattre comme des diables dans de louches bénitiers.
L’extraordinaire est qu’ils affectent la préten­tion de faire une oeuvre indispensable et saine. Ah ! les pauvres gens, comme je les plains, s’ils sont sincères ! Quel épouvantable document. ils vont laisser sur eux : cet amas d’erreurs, de mensonges, de furieuse envie, de démence exa­gérée, qu’ils entassent quotidiennement ! Quand un critique voudra descendre dans ce bourbier, il reculera d’horreur, en constatant qu’il n’y a eu là que passion religieuse et qu’intelligence déséquilibrée. Et c’est au pilori de l’histoire qu’on les clouera, ainsi que des malfaiteurs sociaux, dont les crimes n’ont avorté que grâce aux conditions de rare aveuglement dans les­quelles ils les ont commis.
Car là est ma continuelle stupeur, qu’un tel retour de fanatisme, qu’une telle tentative de guerre religieuse, ait pu se produire à notre époque, dans notre grand Paris, au milieu de notre bon peuple. Et cela dans nos temps de démocratie, d’universelle tolérance, lorsqu’un immense mouvement se déclare de partout vers l’égalité, la fraternité et la justice ! Nous en sommes à détruire les frontières, à rêver la communauté des peuples, à réunir des congrès de religions pour que les prêtres de tous les cultes s’embrassent, à nous sentir tous frères par la douleur, à vouloir tous nous sauver de la misère de vivre, en élevant un autel unique à la pitié humaine ! Et il y a là une poignée de fous, d’imbéciles ou d’habiles, qui nous crient chaque matin : « Tuons les Juifs, mangeons les Juifs, massacrons, exterminons, retournons aux bûchers et aux dragonnades ! » Voilà qui est bien choisir son moment ! Et rien ne serait plus bête, si rien n’était plus abominable !
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Qu’il y ait, entre les mains de quelques Juifs, un accaparement douloureux de la richesse, c’est là un fait certain. Mais le même accaparement existe chez des catholiques et chez des protestants. Exploiter les révoltes populaires en les mettant au service d’une passion religieuse, jeter surtout le juif en pâture aux revendications des déshérités, sous le prétexte d’y jeter l’homme d’argent, il y a là un socialisme hypocrite et menteur, qu’il faut dénoncer, qu’il faut flétrir. Si, un jour, la loi du travail se formule pour la vérité et pour le bonheur, elle recréera l’huma­nité entière ; et peu importera qu’on soit Juif ou qu’on soit chrétien, car les comptes à rendre seront les mêmes, et les mêmes aussi les nou­veaux droits et les nouveaux devoirs.
Ah ! cette unité humaine, à laquelle nous devons tous nous efforcer de croire, si nous voulons avoir le courage de vivre, et garder dans la lutte quelque espérance au cœur ! C’est le cri, confus encore, mais qui peu à peu va se déga­ger, s’enfler, monter de tous les peuples, affamés de vérité, de justice et de paix. Désarmons nos haines, aimons-nous dans nos villes, aimons-nous par-dessus les frontières, travaillons à fondre les races en une seule famille enfin heu­reuse ! Et mettons qu’il faudra des mille ans, mais croyons quand même à la réalisation finale de l’amour, pour commencer du moins à nous aimer aujourd’hui autant que la misère des temps actuels nous le permettra. Et laissons les fous, et laissons les méchants retourner à la barbarie des forêts, ceux qui s’imaginent faire de la justice à coups de couteau.

Que Jésus dise donc à ses fidèles exaspérés qu’il a pardonné aux Juifs et qu’ils sont des hommes !

Note. Cet article a été publié dans Le Figaro le 16 mai 1896, un an avant que ne commence véritablement l’affaire Dreyfus. En prenant parti publiquement pour les juifs, Zola voulait s’opposer aux campagnes antisémites de La Libre Parole, le quotidien dirigé par Édouard Drumont. Nous reproduisons ici ce texte, tel qu’il a été repris dans le recueil intitulé Nouvelle Campagne (Fasquelle, 1897).