Le Salon de 1896

Peinture

le 2 mai 1896

Chaque année, en sortant des Salons de peinture, j’entends, depuis plus d’un quart de siècle, circuler des phrases semblables : « Eh bien ! et ce Salon ? – Oh ! toujours le même ! – Alors, comme l’année dernière ? – Mon Dieu, oui ! comme l’année dernière, et comme les années d’auparavant !  » Et il semble que les Salons soient immuables dans leur médiocrité, qu’ils se répètent avec une uniformité sans fin, et qu’il devienne même inutile d’aller les voir pour les connaître.
C’est une profonde erreur. La vérité seulement est que l’évolution à laquelle ils obéissent, d’une façon ininterrompue, est si lente dans ses résultats, qu’elle n’est pas facile à constater. D’une année à une autre, les changements échappent, tellement les transitions paraissent naturelles et insensibles. Comme pour les personnes qu’on voit tous les jours, les traits principaux semblent rester les mêmes, on ne s’aperçoit pas des modifications successives et totales. Dans le train quotidien de l’existence, on jurerait qu’on coudoie toujours la même figure.
Mais, grand Dieu ! quelle stupeur, si l’on pouvait évoquer d’un coup de baguette le Salon d’il y a trente ans et le mettre en comparaison avec les deux Salons d’aujourd’hui ! Comme on verrait que les Salons ne sont pas toujours les mêmes, qu’ils se suivent mais qu’ils ne se ressemblent pas, que rien au contraire n’a évolué plus profondément que la peinture dans cette fin de siècle, sous la légitime fièvre des recherches originales, et aussi, il faut bien le dire, sous la passion de la mode !
Brusquement, ce Salon d’il y a trente ans m’est apparu, ces jours derniers, pendant que je visitais les deux Salons actuels. Et quel coup au cœur ! J’avais vingt-six ans, je venais d’entrer au Figaro, qui s’appelait alors L’Evénement, et que Villemessant m’avait ouvert en m’y laissant toute liberté avec son hospitalité si large, lorsqu’il se passionnait pour une idée ou pour un homme. J’étais alors ivre de jeunesse, ivre de la vérité et de l’intensité dans l’art, ivre du besoin d’affirmer mes croyances à coups de massue. Et j’écrivis ce Salon de 1866,  » Mon Salon « , comme je le nommai avec un orgueil provocant, ce Salon où j’affirmai hautement la maîtrise d’Édouard Manet et dont les premiers articles soulevèrent un si violent orage, l’orage qui devait continuer autour de moi, qui, depuis trente années, n’a plus cessé de gronder un seul jour.
Oui, trente années se sont passées, et je me suis un peu désintéressé de la peinture. J’avais grandi presque dans le même berceau, avec mon ami, mon frère, Paul Cézanne, dont on s’avise seulement aujourd’hui de découvrir les parties géniales de grand peintre avorté. J’étais mêlé à tout un groupe d’artistes jeunes, Fantin, Degas, Renoir, Guillemet, d’autres encore, que la vie a dispersés, a semés aux étapes diverses du succès. Et j’ai de même continué ma route, m’écartant des ateliers amis, portant ma passion ailleurs. Depuis trente ans, je crois bien que je n’ai plus rien écrit sur la peinture, si ce n’est dans mes correspondances à une revue russe, dont le texte français n’a même jamais paru.
Aussi quelle secousse au cœur, lorsque tout ce passé a ressuscité en moi, à l’idée que je venais de reprendre du service au Figaro, et qu’il serait intéressant peut-être d’y reparler peinture une fois encore, après un silence d’un tiers de siècle bientôt !
Mettons, si vous le voulez bien, que j’aie dormi pendant trente années. Hier, je battais encore avec Cézanne le rude pavé de Paris, dans la fièvre de le conquérir. Hier, j’étais allé à ce Salon de 1866, avec Manet, avec Monet et avec Pissarro dont on avait rudement refusé les tableaux. Et voilà, après une longue nuit, que je m’éveille et que je me rends aux Salons du Champ-de-Mars et du palais de l’Industrie.
Stupeur ! ô prodige toujours inattendu et renversant de la vie ! ô moisson dont j’ai vu les semailles et qui me surprend comme la plus imprévue des extravagances ! D’abord, ce qui me saisit, c’est la note claire, dominante. Tous des Manet alors, tous des Monet, tous des Pissarro !
Autrefois, lorsqu’on accrochait une toile de ceux-ci dans une salle, elle faisait un trou de lumière parmi les autres toiles, cuisinées avec les tons recuits de l’École. C’était la fenêtre ouverte sur la nature, le fameux Plein air qui entrait. Et voilà qu’aujourd’hui il n’y a plus que du plein air, tous se sont mis à la queue de mes amis, après les avoir injuriés et m’avoir injurié moi-même. Allons, tant mieux ! Les conversions font toujours plaisir.
Même ce qui redouble mon étonnement, c’est la ferveur des convertis, l’abus de la note claire qui fait de certaines œuvres des linges décolorés par de longues lessives. Les religions nouvelles, quand la mode s’y met, ont ceci de terrible qu’elles dépassent tout bon sens. Et, devant ce Salon délavé, passé à la chaux, d’une fadeur crayeuse désagréable, j’en viens presque à regretter le Salon noir, bitumineux d’autrefois. Il était trop noir, mais celui-ci est trop blanc. La vie est plus variée, plus chaude et plus souple. Et moi qui me suis si violemment battu pour le plein air, les tonalités blondes, voilà que cette file continue de tableaux exsangues, d’une pâleur de rêve, d’une chlorose préméditée, aggravée par la mode, peu à peu m’exaspère, me jette au souhait d’un artiste de rudesse et de ténèbres !
C’est comme pour la tache. Ah ! Seigneur, ai-je rompu des lances pour le triomphe de la tache ! J’ai loué Manet , et je le loue encore, d’avoir simplifié les procédés, en peignant les objets et les êtres dans l’air où ils baignent, tels qu’ils s’y comportent, simples taches souvent que mange la lumière.
Mais pouvais-je prévoir l’abus effroyable qu’on se mettrait à faire de la tache, lorsque la théorie si juste de l’artiste aurait triomphé : au Salon, il n’y a plus que des taches, un portrait n’est plus qu’une tache, des figures ne sont plus que des taches, rien que des taches, des arbres, des maisons, des continents et des mers. Et ici le noir reparaît, la tache est noire, quand elle n’est pas blanche. On passe sans transition de l’envoi d’un peintre, cinq ou six toiles qui sont simplement une juxtaposition de taches blanches, à l’envoi d’un autre peintre, cinq ou six toiles qui sont une juxtaposition de taches noires. Noir sur noir, blanc sur blanc, et voilà une originalité ! Rien de plus commode. Et ma consternation augmente.
Mais où ma surprise tourne à la colère, c’est lorsque je constate la démence à laquelle a pu conduire, en trente ans, la théorie des reflets. Encore une des victoires gagnées par nous, les précurseurs ! Très justement, nous soutenions que l’éclairage des objets et des figures n’est point simple. Que sous des arbres, par exemple, les chairs nues verdissent, qu’il y a ainsi un continuel échange de reflets dont il faut tenir compte, si l’on veut donner à une œuvre la vie réelle de la lumière. Sans elle, celle-ci se décompose, se brise et s’éparpille. Si l’on ne s’en tient pas aux académies peintes sous le jour factice de l’atelier, si l’on aborde la nature immense et changeante, la lumière devient l’âme de l’œuvre, éternellement diverse. Seulement, rien n’est plus délicat à saisir et à rendre que cette décomposition et ces reflets, ces jeux du soleil où, sans être déformées, baignent les créatures et les choses. Aussi, dès qu’on insiste, dès que le raisonnement s’en mêle. en arrive-t-on vite à la caricature. Et ce sont vraiment des œuvres déconcertantes, ces femmes multicolores, ces paysages violets et ces chevaux orange qu’on nous donne, en nous expliquant scientifiquement qu’ils sont tels par suite de tels reflets ou de telle décomposition du spectre solaire. Oh ! les dames qui ont une joue bleue, sous la lune, et l’autre joue vermillon, sous un abat-jour de lampe ! Oh ! les horizons où les arbres sont bleus, les eaux rouges et les cieux verts ! C’est affreux, affreux, affreux ! Monet et Pissarro, les premiers, je crois, ont délicieusement étudié ces reflets et cette décomposition de la lumière. Mais que de finesse et que d’art ils y mettaient ! L’engouement est venu, et je frissonne d’épouvante ! Où suis-je ? Dans un de ces anciens Salons des Refusés, que l’âme charitable de Napoléon III ouvrait aux révoltés et aux égarés de la peinture ? Il est très certain que pas la moitié de ces toiles ne seraient entrée au Salon officiel. Puis, c’est un débordement lamentable de mysticisme. Ici, je crois bien que le coupable est le très grand et très pur artiste, Puvis de Chavannes. Sa queue est désastreuse, plus désastreuse encore peut-être que celle de Manet, de Monet et de Pissarro.
Lui, sait et fait ce qu’il veut. Rien n’est d’une force ni d’une santé plus nettes que ses hautes figures simplifiées. Elles peuvent ne pas vivre de notre vie de tous les jours, elles n’en ont pas moins une vie à elles, logique et complète, soumise aux lois voulues par l’artiste. Je veux dire qu’elles évoluent dans ce monde des créations immortelles de l’art qui est fait de raison, de passion et de volonté.
Mais sa suite, grand Dieu ! Quel bégaiement à peine formulé, quel chaos des plus fâcheuses prétentions ! L’esthéticisme anglais est venu et a fini de détraquer notre clair et solide génie français. Toutes sortes d’influences, qu’il serait trop long d’analyser à cette place, se sont réunies et amassées pour jeter notre école dans ce défi à la nature, cette haine de la chair et du soleil, ce retour à l’extase des Primitifs; et encore les Primitifs étaient-ils des ingénus, des copistes très sincères, tandis que nous avons affaire à une mode, à toute une bande de truqueurs rusés et de simulateurs avides de tapage. La foi manque, il ne reste que le troupeau des impuissants et des habiles.
Je sais bien tout ce qu’on peut dire, et ce mouvement, que j’appellerai idéaliste, pour simplement l’étiqueter, a eu sa raison d’être, comme une naturelle protestation contre le réalisme triomphant de la période précédente. Il s’est également déclaré dans la littérature, il est un résultat de la loi d’évolution, où toute action trop vive appelle une réaction. On doit admettre aussi la nécessité où les jeunes artistes se trouvent de ne pas s’immobiliser dans les formules existantes, de chercher du nouveau, même extravagant. Et je suis loin de dire qu’il n’y a pas eu des tentatives curieuses, des trouvailles intéressantes, dans ce retour du rêve et de la légende, de toute la flore délicieuse de nos anciens missels et de nos vitraux. Au point de vue de la décoration surtout, je suis ravi du réveil de l’art, pour les étoffes, les meubles, les bijoux, non pas, hélas ! qu’on ait créé encore une style moderne, mais parce qu’en vérité on est en train de retrouver le goût exquis d’autrefois, dans les objets usuels de la vie.
Seulement, oh ! de grâce pas de peinture d’âmes ! Rien n’est fâcheux comme la peinture d’idées. Qu’un artiste mette une pensée dans un crâne, oui ! mais que le crâne y soit et solidement peint, et d’une construction telle qu’il brave les siècles. La vie seule parle de la vie, il ne se dégage de la beauté et de la vérité que de la nature vivante. Dans un art, matériel comme la peinture surtout, je défie bien qu’on laisse une figure immortelle, si elle n’est pas dessinée et peinte humainement, aussi simplifiée qu’on voudra, gardant pourtant la logique de son anatomie et la proportion saine de ses formes. Et à quel effroyable défilé nous assistons depuis quelque temps, ces vierges insexuées qui n’ont ni seins ni hanches, ces filles qui sont presque des garçons, ces garçons qui sont presque des filles, ces larves de créatures sortant des limbes, volant par des espaces blêmes s’agitant dans de confuses contrées d’aubes grises et de crépuscules couleur de suie ! Ah ! le vilain monde, cela tourne au dégoût et au vomissement !
Heureusement, je crois bien que cette mascarade commence à écœurer tout le monde, et il m’a semblé que les Salons actuels comptaient beaucoup moins de ces lis fétides, poussés dans les marécages du faux mysticisme contemporain. Et voilà donc le bilan de ces trente dernières années. Puvis de Chavannes a grandi dans son effort solitaire de pur artiste.
À côté de lui, on citerait vingt artistes de grand mérite : Alfred Stevens, qui a également conquis la maîtrise par sa sincérité si fine et si juste ; Detaille, d’une précision et d’une netteté admirables ; Roll aux vastes ambitions, le peintre ensoleillé des foules et des espaces. Je nomme ceux-ci, j’en devrais nommer d’autres, car jamais peut-être on n’a fait de tentatives plus méritoires dans tous les sens. Mais, il faut bien le dire, aucun grand peintre nouveau ne s’est révélé ni un Ingres, ni un Delacroix, ni un Courbet.
Ces toiles claires, ces fenêtres ouvertes de l’impressionnisme, mais je les connais, ce sont des Manet, pour lesquels, dans ma jeunesse, j’ai failli me faire assommer ! Ces études de reflets, ces chairs où passent des tons verts de feuilles, ces eaux où dansent toutes les couleurs du prisme, mais je les connais, ce sont des Monet, que j’ai défendus et qui m’ont fait traiter de fou ! Ces décompositions de la lumière, ces horizons où les arbres deviennent bleus, tandis que le ciel devient vert, mais je les connais, ce sont des Pissarro, qui m’ont autrefois fermé les journaux, parce que j’osais dire que de tels effets se rencontraient dans la nature ! Et ce sont là les toiles que jadis on refusait violemment à chaque Salon, exagérées aujourd’hui, devenues affreuses et innombrables ! Les germes que j’ai vu jeter en terre ont poussé, ont fructifié d’une façon monstrueuse. Je recule d’effroi. Jamais je n’ai mieux senti le danger des formules, la fin pitoyable des écoles, quand les initiateurs ont fait leur œuvre et que les maîtres sont partis. Tout mouvement s’exagère, tourne au procédé et au mensonge, dès que la mode s’en empare. Il n’est pas de vérité, juste et bonne au début, pour laquelle on donnerait héroïquement son sang, qui ne devienne, par l’imitation, la pire des erreurs, l’ivraie envahissante qu’il faut impitoyablement faucher.
Je m’éveille et je frémis. Eh quoi ! vraiment, c’est pour ça que je me suis battu ? C’est pour cette peinture claire, pour ces taches, pour ces reflets, pour cette décomposition de la lumière ? Seigneur ! étais-je fou ? Mais c’est très laid, cela me fait horreur ! Ah! vanité des discussions, inutilité des formules et des écoles ! Et j’ai quitté les deux Salons de cette année en me demandant avec angoisse si ma besogne ancienne avait donc été mauvaise. Non, j’ai fait ma tâche, j’ai combattu le bon combat. J’avais vingt-six ans, j’étais avec les jeunes et avec les braves. Ce que j’ai défendu, je le défendrais encore, car c’était l’audace du moment, le drapeau qu’il s’agissait de planter sur les terres ennemies. Nous avions raison, parce que nous étions l’enthousiasme et la foi. Si peu que nous ayons fait de vérité, elle est aujourd’hui acquise. Et, si la voie ouverte est devenue banale, c’est que nous l’avons élargie, pour que l’art d’un moment puisse y passer.
Et puis, les maîtres restent. D’autres viendront dans des voies nouvelles; mais tous ceux qui ont déterminé l’évolution d’une époque demeurent, sur les ruines de leurs écoles. Et il n’y a décidément que les créateurs qui triomphent, les faiseurs d’hommes, le génie qui enfante, qui fait de la vie et de la vérité !

 

Emile Zola

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1 – Le Palais de l’Industrie fut construit en 1853 pour abriter l’Exposition Universelle de 1855. Dès le 27 mars 1852, Louis-Napoléon Bonaparte, qui n’était encore alors que le Prince-Président, avait décrété la construction d’un « palais des arts et de l’industrie » qui devait rivaliser avec le Crystal Palace de Londres et qui « pourrait servir aux cérémonies publiques et aux fêtes civiques et militaires ». Le projet fut d’abord confié à Jacques Hittorff qui s’inspira du monument londonien pour imaginer une immense halle de fer et de verre. Mais Louis-Napoléon recula devant l’audace de cet édifice qui préfigurait les Halles de Baltard et préféra la solution de compromis proposée par Viel et Desjardins : le fer et la brique de la grande ellipse de 250 mètres sur cent seraient dissimulés par la pierre. Néanmoins, en unissant dans un même édifice les dernières inventions techniques et la vie artistique dès l’exposition universelle de 1855 (même si les beaux-arts étaient alors logés dans une annexe), l’Empereur s’affirmait d’emblée comme un novateur face à l’Angleterre. Le palais de l’industrie, qui se situait face à l’Elysée, fut détruit lors du percement de l’Avenue Alexandre-III, pour l’exposition universelle de 1900