Le journalisme dans « l’Œuvre »

Le jeune Zola, journaliste famélique qui a défendu le groupe des Batignolles envers et contre tout, qui a même dû céder sa place de critique dans L’Evénement après le désabonnement massif des lecteurs choqués dans leurs convictions académiques par ses propos révolutionnaires, a reçu l’hommage des peintres dans des œuvres qui scellent les liens du journalisme avec le monde de l’art : désormais, la presse est un moyen de légitimation essentiel pour les artistes. Cézanne, en 1866, fait un portrait de son père lisant L’Evénement, qui apparaît la même année, dans Le Cabaret de la Mère Anthony de Renoir, et l’on sait que Manet fit le portrait de Zola en 1868 pour remercier le jeune inconnu de la vigoureuse campagne qu’il avait menée pour défendre sa peinture.

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Cézanne, portrait du père lisant l’Evénement, Renoir, Le Cabaret de la mère Anthony, Manet, Portrait de Zola

Mais, si les impressionnistes ont reconnu la dette qu’ils avaient vis à vis du jeune critique d’art, ils ont en général été déçus de L’Œuvre où l’on voit souvent une mauvaise action de Zola contre ses anciens amis. Pourtant, en admettant même que Zola, comme on le lui reproche si souvent, ait maltraité ses amis impressionnistes dans le roman, il ne s’est pas épargné lui-même : bien qu’il ait pris la précaution, dans ses dossiers préparatoires, de se distinguer de Jory, on peut difficilement l’exonérer entièrement des stratégies arrivistes qu’il prête à de ce personnage peu sympathique. Il est difficile en effet de ne pas reconnaître en partie Zola dans ce jeune homme de Plassans (Aix-en-Provence) qui « avait débuté […] en écrivant des sonnets romantiques, célébrant la gorge et les hanches ballonnées d’une belle charcutière qui troublait ses nuits ». Les poèmes de jeunesse, la Belle Lisa, trônant au milieu des boudins et des saucisses dans Le Ventre de Paris ne sont pas loin…

Comme Zola, qui flâne dans les ateliers dès 1860-61, Jory rencontre la bande des peintres à Paris et se fait « critique d’art », tout simplement pour ne pas mourir de faim. Quant à la campagne que mène Jory contre « les peintres de quatre sous, les réputations volées », « contre le jury du Salon » et les « gabelous de l’idéal », elle n’est que la transposition en 1863 de celle que Zola entreprit en 1866 dans  Mon Salon. Mais Zola fait de Jory un opportuniste qui pose Claude « comme chef d’une école nouvelle, l’école du plein air » sans aucune conviction personnelle, avec un sens aigu de ce que peut lui rapporter le scandale : « Au fond, très pratique, il se moquait de tout ce qui n’était pas sa jouissance et répétait simplement des théories entendues dans le groupe », écrit le romancier qui est donc loin ici de se donner le beau rôle.

Analysant la fonction de la presse dans le monde artistique avec une extraordinaire lucidité, il baptise d’ailleurs le journal de Jory d’un titre ironique, Le Tambour. Il reprend ainsi en quelque sorte à son compte l’accusation récurrente que l’on faisait au groupe des naturalistes : « On les traite de farceurs, de charlatans se moquant du public et battant la grosse caisse autour de leurs œuvres, écrivait-il en 1880 dans Le Naturalisme au Salonlorsqu’ils sont au contraire des observateurs sévères et convaincus. » Et il est vrai que Zola, chargé de la publicité chez Hachette dès 1862, a compris très tôt l’importance du bruit, du vacarme public, voire des injures, pour lancer une oeuvre. Dans le défi qu’il jette à l’opinion dès 1867 en écrivant son Pour Manet, il est possible qu’il soit entré quelque préoccupation stratégique et qu’il ait voulu attacher son nom à celui du peintre pour profiter de sa sulfureuse renommée : en tout cas, les deux noms étaient désormais unis pour le meilleur et pour le pire…

Mais Jory n’est pas Zola et l’on ne peut certes pas l’accuser, comme le journaliste de L’Œuvre, de faire « le bon prince » avec « les artistes aimés du public » en calculant le bénéfice qu’il en tirerait ; car, il n’a jamais quant à lui, transigé avec ses convictions et il a toujours fustigé les épigones, « les disciples, les impuissants, ceux dont le métier est de voler çà et là quelques bribes d’originalité » quitte même à mécontenter ses amis en les rappelant à leur propre vérité quand il estimait qu’ils se laissaient aller à la facilité. Tandis que Jory accable de louanges les « toiles adoucies de Fagerolles », qui acclimatent les audaces de Claude au goût mondain, Zola, persuadé comme Claude qu’il « valait mieux détruire une oeuvre que de la livrer médiocre », a fréquemment reproché à Monet ses productions hâtives, ses ébauches faites en trois coups de pinceau et il a vigoureusement critiqué les « engouements subits de la critique et du public » pour des Bastien-Lepage, des Carolus-Duran ou des Gervex « tous les maîtres ont commencé par être lapidés, ils n’ont grandi que dans la lutte », écrit-il en manière de mise en garde contre les enthousiasmes du public et de la critique pour ces artistes de quatre sous portés par le « charivari » de la presse.

On s’est étonné cependant que Zola ait gardé le silence après certaines des expositions impressionnistes quand ses amis étaient couverts d’injures : on les accusait de peindre comme « des singes qui se seraient emparés d’une boîte à couleurs », on reprochait à Degas d’ignorer le dessin, on conspuait les « arbres violets » et le « ciel beurre frais » de Pissarro, on suspectait des « amas de chair en décomposition » dans les baigneuses de Renoir, bref, on accusait « les membres de ce cénacle de la haute médiocrité vaniteuse et tapageuse d’avoir élevé la négation de tout ce qui fait l’art à la hauteur d’un principe », on s’apitoyait sur ces « aliénés » qui se prenaient pour des artistes…

Faut-il penser que le romancier, comme le reproche Mahoudeau à Jory, a « lâché » ses amis quand l’association de son nom avec « leurs œuvres obstinément violentes » aurait pu le desservir dans son propre succès naissant ? Jory, se défend d’un tel calcul, « tout ce que j’écris sur vous on me le coupe, affirme-t-il. Vous vous faites exécrer de partout… ». Mais, si les critiques n’étaient pas tendres, Zola savait que, malgré l’obstination de la faction académique, l’école du Plein air avait déjà partie gagnée : comme le note Sandoz au Salon où Claude expose son Enfant Mort « c’est [lui] le véritable triomphateur du Salon […]. Il n’y a pas que Fagerolles qui te pille, dit il au peintre, tous maintenant t’imitent, tu les as révolutionnés, depuis ton Plein Air, dont ils ont tant ri… » On retrouverait presque mot pour mot cette idée dans Le Naturalisme au Salon où Zola réaffirme ses tendresses pour le mouvement impressionniste en mettant en évidence les erreurs tactiques qui ont conduit à la désagrégation du groupe, au triomphe des opportunistes et des médiocres et qui ont condamné les véritables maîtres au purgatoire.

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