Carolus-Duran

Carolus-Duran, est […] un élève de la nouvelle école. Je l’offenserais beaucoup, sans doute, en le traitant de disciple de Manet. Mais l’influence est incontestable. Seulement Carolus-Duran est un adroit ; il rend Manet compréhensible au bourgeois, il s’en inspire seulement jusqu’à des limites connues, en l’assaisonnant au goût du public. Ajoutez que c’est un technicien fort habile, sachant plaire à la majorité. Il jouit d’une grande renommée, pas aussi solide que celle de Cabanel, mais plus bruyante : c’est celle d’un artiste dont on craint encore quelque incartade peu convenable. Ses Baigneuses de cette année, cinq ou six petites figures de femme, toutes nues dans le coin d’un parc sur un tapis de verdure claire, ne manquent ni de grâce ni d’audace dans la manière. Son ciel, bleu avec des nuages blancs, ferait pousser des cris d’indignation, si c’était Manet qui l’avait peint. Bref, c’est un talent très intéressant mais d’une originalité douteuse.

Une Exposition de tableaux à Paris, Lettres de Paris,  juin 1875

 

Je passe à Carolus-Duran, et là c’est une tout autre histoire. Peu d’artistes ont eu autant de chance que lui. Le succès est venu le couronner dès ses premiers tableaux, un succès bruyant et toujours accru. Il s’est drapé dans des prétentions de grand coloriste, de novateur hardi, qui pousse la hardiesse juste assez loin pour intriguer le public. Il appartient à cette race d’heureux tempéraments, qui paraissent sur le point de tout bouleverser de fond en comble, mais qui en réalité se conduisent fort raisonnablement ; on les compte parmi les novateurs, mais on les aime beaucoup parce qu’au fond ils ne heurtent aucune des idées reçues. Passer pour original tout en ne l’étant pas, c’est le comble de la réussite ! Le public s’exclame : Dieu soit loué, voici un artiste audacieux et individuel, mais n’empêche, nous le comprenons. Voici une originalité qui nous va ! Et rien ne nuit tant aux véritables artistes originaux comme cette fausse originalité, car le public se persuade qu’on peut être un Eugène Delacroix sans renoncer aux gentillesses de M. Bouguereau.

Remarquez que Carolus-Duran est un peintre très habile. Comme cela arrive souvent, il a su emprunter à des artistes plus originaux que lui mais dont la foule se gausse, un grain de nouveauté, et il a déployé toute son ingéniosité pour faire agréer à la foule cette nouveauté, en la présentant dans un cadre si somptueux que les bourgeois les plus méfiants ne la reconnaissent plus et la portent aux nues. Je pourrais nommer les peintres que Duran plagie. Mais, je le redis, il tire de leurs thèmes des airs de bravoure, entame des roulades, et noie la vérité qu’ils apportent sous toutes sortes d’enjolivements. Et le public, interdit, ravi, séduit par le talent du virtuose, éclate en applaudissements frénétiques, sans se douter que s’il a du talent, il manque de génie.
Il serait cependant injuste de ne pas reconnaître que Carolus-Duran sait très bien peindre. Je ne m’en prends qu’à sa fausse originalité. Il réussit particulièrement bien les objets inanimés, les étoffes. Dans ses portraits de femmes, les robes sont peintes à merveille et tous les accessoires sont également très bien faits. Les corps le sont déjà beaucoup moins ; ils sont durs et en quelque sorte brillants, comme si un mannequin de carton ou de bois se cachait dessous. Mais au premier coup d’oeil ses œuvres sont éblouissantes et elles enivrent le spectateur, malgré le chic qu’on y pressent. Le pire, c’est que ces œuvres vieillissent rapidement.
J’insiste surtout sur ce point, car il m’a frappé. Ayant revu au Champ-de-Mars les tableaux de Carolus-Duran que je connaissais déjà pour les avoir vus à plusieurs Salons, j’ai été étonné. Sont-ce les mêmes œuvres ? Je me souvenais d’un vrai feu d’artifice et j’avais devant moi des tableaux éteints, fanés, comme si déjà la poussière des siècles se fût accumulée sur eux. Le fait est maintenant hors de doute pour moi. Certains tableaux, comme par exemple ceux de Carolus-Duran, en sortant de l’atelier jouissent d’une fraîcheur particulière que l’on appelle chez nous « la beauté du diable « . Mais bientôt la vivacité des couleurs se fane, la beauté s’évapore et en peu d’années la courte jeunesse de l’œuvre s’en va et les rides de la vieillesse apparaissent. Le talent de Carolus-Duran étincelle comme le verre et il est fragile comme le verre.
Le dépérissement rapide de certaines œuvres après un brillant début me frappe d’autant plus que j’ai souvent éprouvé le contraire. Il existe des tableaux qui ont l’air mal léchés et disgracieux à leur sortie de l’atelier. Ils n’ont pas l’éclat de la poupée toute fraîche peinte. Mais voici qu’après quelques années vous retournez les voir, et vous demeurez saisi de leur jeunesse intacte. Ils ont gagné en beauté, ils sont tout vivants et sont devenus plus frappants, plus expressifs. Chaque année qui s’écoule leur ajoute un nouveau charme.
Ils sont immortels, alors que les autres, ceux qui ne durent qu’un printemps, ont tout à fait fané. Cela est juste, à mon avis. Un succès fondé sur l’engouement du jour est éphémère. Il faut conquérir le public de haute lutte pour qu’ il vous reste acquis ; il faut ne pas avoir peur de la vie et de ses aspérités, afin de vivre éternellement.

Le cri général au Champ-de-Mars, c’est que les toiles de Carolus-Duran ont pâli. Je prends en exemple L’Enfant bleu, portrait d’un enfant habillé en bleu et se détachant sur un fond bleu. Les ombres se sont éclaircies et les parties lumineuses ont noirci. La tête en particulier a pris le teint mort d’une poupée. Le tableau est devenu une excentricité mal réussie.

Un seul portrait a conservé un peu de caractère : celui de Mme Carolus-Duran en noir, sur fond jaune. Je répète que Carolus-Duran est un portraitiste très doué et qui se fait payer aussi cher que Cabanel et Bonnat. Nos peintres choisissent tous de se spécialiser dans le portrait, surtout le portrait de femmes, cette sorte de peinture étant la plus lucrative. D’ailleurs, Carolus-Duran n’a jamais réussi la peinture de genre. On peut voir à l’exposition son tableau Dans la rosée : une femme nue, à la peau très blanche, entourée d’une verdure tendre. L’artiste a cru faire d’elle un symbole de l’aurore. Aucun de ses tableaux n’a autant pâli que celui-là.

Mon dessein n’est pas d’être sévère, mais j’entends être juste. Il faut songer d’abord aux grands peintres avant de reconnaître à Carolus-Duran le talent de premier ordre qu’on lui a indûment attribué ces dernières années. Les grands artistes apportent une force créatrice qui leur souffle leurs créations. Dans leurs tableaux on distingue une originalité puissante et un sentiment profond, je ne sais quelle force qu’il est plus facile de ressentir que de définir. Chez Eugène Delacroix nous voyons une nature ardente, un esprit vaste, une extraordinaire intelligence de la vie toujours en éveil.
Chez Courbet domine un sens du réel et du vrai, une transcription puissante et fidèle de la nature telle que la création humaine ne pourra sans doute jamais la dépasser.
Regardez maintenant Carolus-Duran et demandez-lui quelle parole nouvelle il a prononcée avec ses œuvres. Étudiez-le, analysez-le, non en détail, dans chaque tableau, mais dans la complexité générale de ses œuvres. Vous aboutirez à cette conclusion : il a beaucoup d’habileté, un éclat artificiel, une originalité mensongère, tapageuse et voulue. Bien sûr, il sait peindre : c’est là son excuse. Mais je prédis que son talent s’épuisera de plus en plus et qu’il se survivra à lui-même.

L’Ecole française de peinture à l’Exposition de 1878

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