Le Salon de 1876 et La deuxième exposition impressionniste – 1

Lettre de Paris,

Le Sémaphore de Marseille, le 29 avril 1876

 

J’ai dû vous annoncer l’ouverture, rue Le Peletier, dans les salons de M. Durand-Ruel, d’une exposition de tableaux très curieuse, faite par un petit groupe d’artistes novateurs. On les appelle intransigeants, peut-être parce qu’ils n’envoient plus au Salon officiel ; mais il faut ajouter qu’on les y a refusés avec un parti pris d’école, qui explique suffisamment leur intransigeance. On les appelle aussi impressionnistes, parce que certains d’entre eux paraissent vouloir rendre surtout l’impression vraie des êtres et des choses, sans descendre dans une exécution minutieuse qui enlève toute sa verdeur à l’interprétation vive et personnelle. On me permettra de n’employer ni l’une ni l’autre de ces étiquettes. Pour moi, le groupe d’artistes en question est simplement un groupe d’artistes naturalistes, c’est-à-dire d’artistes consciencieux qui en sont revenus à l’étude immédiate de la nature. Chacun d’eux, d’ailleurs, a heureusement pour lui sa note originale, sa façon de voir et de traduire la réalité à travers son tempérament.

Dans les trois salons où sont exposés les tableaux, ma première sensation a été une sensation de jeunesse, de belles croyances, de foi hardie et résolue. Je trouve qu’on respire là un air excellent, clair et pur, comme l’air qui souffle en mai sur les montagnes. Même les erreurs, même les choses folles et risquées ont une saveur charmante pour les visiteurs qui aiment les libres expressions de l’art. Enfin, on n’est donc plus dans ces salons froids, gourmés et fades des expositions officielles ! On entend bégayer l’avenir, on est en plein dans l’art de demain. Heureuses les heures de batailles artistiques ! Je veux dire un mot des dix ou sept peintres qui sont à la tête du mouvement. Et pour ne pas distribuer des couronnes, ce qui n’est heureusement pas mon rôle, je vais adopter l’ordre alphabétique.

M. Béliard est un paysagiste dont le trait caractéristique est la conscience. On sent en lui un copiste soigneux de la nature. Il gagne à l’étudier avec persévérance, une solidité puissante qui fait de ses moindres toiles une traduction savante et littérale. Certains de ses paysages : La Rue de Chaufour à Étampes, les Bords de l’Oise, La Rue Dorée à Pontoise, sont des pages excellentes, solidement bâties, d’une tonalité extrêmement juste, qui arrivent jusqu’au trompe-l’œil, tant elles sont fidèles. Ma seule critique est que la personnalité manque encore un peu. Je voudrais une flamme qui montât dans toute cette conscience, même si cette flamme devait brûler aux dépens de la sincérité.

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M. Caillebotte a des Raboteurs de parquets et Un jeune homme à sa fenêtre, d’un relief étonnant. Seulement, c’est là de la peinture bien anti-artistique, une peinture propre, une glace, bourgeoise à force d’exactitude. Le décalque de la vérité, sans l’impression originale du peintre, est une pauvre chose.

M. Degas est un chercheur qui arrive parfois à un dessin très serré et très individuel. Ses Blanchisseuses, surtout, sont extraordinaires de vérité, non pas de vérité banale, mais de cette grande et belle vérité de l’art qui simplifie et élargit. Sa Salle de danse également, avec des élèves en jupes courtes qui essaient des pas, a un grand caractère d’originalité. Le peintre a un amour profond de la modernité, des intérieurs et des types de la vie de chaque jour. Le malheur est qu’il gâte tout en finissant. Ses meilleures choses sont des ébauches.

Quand il achève, il peint mince et pauvre, il fait un tableau comme ses Portraits dans un bureau (Nouvelle-Orléans), qui tient de la gravure de mode et de l’image des journaux illustrés. Chez lui, l’esthétique est excellente, mais je crains bien que l’artiste n’ait jamais la main largement créatrice.

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M. Claude Monet est certainement un des chefs du groupe. Il a un éclat de palette extraordinaire. Son grand tableau, intitulé Japonerie, une femme vêtue d’une longue robe rouge du Japon, est prodigieux de couleur et d’étrangeté.

Fichier:Claude Monet-Madame Monet en costume japonais.jpg

Dans le paysage, il voit clair, en plein soleil. Ce ne sont plus les paysages rissolés de l’école romantique, mais une gaieté blonde, une décomposition de la lumière s’irisant de toutes les couleurs du prisme. Là est la véritable originalité de la nouvelle école, dans l’étude de la vraie lumière et du plein air.

File:Claude Monet - L'Été - Google Art Project.jpg

Je citerai par exemple La Prairie, une petite toile, rien qu’une nappe d’herbe avec deux ou trois arbres se découpant sur le bleu du ciel. C’est d’une simplicité et d’un charme exquis. La décoloration des verts et des bleus au grand soleil y prend une intensité de lumière aveuglante. On sent l’or pâle de l’astre brûler dans l’air. Il me faudrait indiquer encore d’autres tableaux, entre autres une Femme en blanc, assise à l’ombre dans la verdure, et dont la robe est criblée par une pluie de rayons, comme à larges gouttes. Toutes ces œuvres sont très originales et très modernes.

Berthe Morisot, Cache-cache 

Mlle Berthe Morisot a des petits tableaux, dont les notes sont d’une vérité exquise. Je nommerai surtout deux ou trois marines d’une grande finesse et des paysages, des femmes et des enfants se promenant dans les hautes herbes.

Pissarro, Gelée blanche

M. Pissarro est plus révolutionnaire encore que M. Monet. Chez lui, les notes prennent une simplicité et une netteté plus naïves. L’aspect de ses paysages tendres et bariolés peut surprendre les profanes, ceux qui ne se rendent pas un compte exact des tendances de l’artiste et des conventions contre lesquelles il entend réagir. Mais il y a là un très grand talent et une interprétation très personnelle de la nature.

Fișier:Pierre-Auguste Renoir, 1875, Claude Monet, oil on canvas, 84 x 60.5 cm, Musée d'Orsay, Paris.jpg

Renoir, Claude Monet

M. Renoir est surtout un peintre de figures. Il a une gamme blonde de tons, qui se décolorent et se fondent avec une harmonie adorable. On dirait des Rubens sur lesquels aurait lui le grand soleil de Vélasquez. Le portrait qu’il expose de M. Monet est très étudié et très solide. J’aime beaucoup aussi son Portrait de jeune fille, une figure sympathique et étrange, la face longue, blonde et vaguement souriante, pareille à quelque infante espagnole. C’est encore, d’ailleurs, la peinture claire et ensoleillée du groupe, une protestation contre les bonshommes d’amadou et de pain d’épices de L’École des beaux-arts.

Dans les pas de Sisley, l’impressionniste oublié

Sisley, Inondations à Port-Marly

M. Sisley est encore un paysagiste de grand talent, plus équilibré que M. Pissarro. Il a un effet de neige d’une vérité et d’une solidité remarquables. Ses Inondations à Port-Marly sont larges, très fines de ton.

Je ne puis malheureusement m’étendre, et je rogne la part d’artistes qui demanderaient une étude détaillée. En somme, il y a là, je le répète, une manifestation très curieuse. Le mouvement révolutionnaire qui commence transformera certainement notre École française avant cinquante ans.

C’est pourquoi je me sens plein de tendresse pour les novateurs, pour ceux qui osent et qui marchent en avant, sans craindre de compromettre leur fortune artistique. Il faut leur souhaiter une seule chose, celle de continuer sans défaillance, d’avoir parmi eux un ou plusieurs hommes d’un talent assez grand pour donner à la nouvelle formule l’appui de leurs chefs-d’œuvre.

 

Emile Zola