Le marché de l’art, dans la deuxième moitié du XIX ° siècle, est en expansion : comme l’écrit Zola dès 1866 dans Mon Salon, « Nous sommes civilisés, nous avons des boudoirs et des salons ; le badigeon est bon pour les petites gens, il faut des peintures sur les murs des riches ». D’habiles marchands d’art, comme Durand Ruel, sauront tirer parti de cette nouvelle demande qui dynamise le marché.
Car, si elle est soucieuse de la « distinction » que procure la possession et l’exhibition d’œuvres d’art, la bourgeoisie n’a pas toujours les moyens de payer des toiles « qui se vendent horriblement cher le millimètre carré » et l’embourgeoisement de la consommation artistique n’est pas sans incidence sur les formats et sur les sujets. Pour décorer leurs demeures aux plafonds bas, les nouveaux riches n’ont que faire des « grandes machines » à l’antique qu’ils admirent au Salon. Au fur et à mesure que de nouvelles couches accèdent à l’aisance, le goût, fatalement, se démocratise et des peintres niés de leur vivant, « les morts illustres, Courbet, Millet, Rousseau », comme l’écrit Zola dans L’Œuvre, sont adoptés par les « prétendants ».
Dès lors, le marché de l’art appartient à ceux qui savent s’endetter et anticiper sur la demande, une stratégie qui rompt totalement avec les finasseries des anciens marchands telles que Zola les analyse dans L’Œuvre : le père Malgras, « ayant basé son affaire sur le renouvellement rapide de son petit capital, n’achetant jamais le matin sans savoir auquel de ses amateurs il vendrait le soir », est une survivance de l’ère pré-capitaliste. Ce « marchand rusé », qui fait mine de trouver exécrables les toiles qu’il convoite pour les obtenir à 10 ou 12 francs quand le peintre en demande 20, les revendait avec « un bénéfice de brave homme, vingt pour cent, trente pour cent au plus », et, s’il exploitait les jeunes talents, il leur permettait en même temps de ne pas mourir tout à fait de faim : « Qu’est-ce qu’ils seraient devenus, les sacrés fainéants, lui fait dire Zola rapportant une anecdote réelle, si le père Malgras, de temps à autre, ne leur avait pas apporté un beau gigot, une barbue bien fraîche, ou un homard avec son bouquet de persil ? « .
Durand-Ruel n’a plus rien ni de Malgras ni de sa bonhomie ambiguë, c’est un homme d’affaires avisé : comme son père, qui avait déjà anticipé sur le succès des peintres de Barbizon et accumulé des toiles impressionnistes sans en vendre une seule pendant des années, il comprend que le marchand ne peut s’enrichir que s’il découvre toujours de nouveaux talents, quitte à s’endetter. Pour faire connaître les toiles qu’il possède, il ouvre ses locaux à l’exposition impressionniste de 1876, il fait connaître les peintres du plein air à Londres, à Bruxelles et à New York. Il va même jusqu’à payer ses artistes au mois pour s’assurer l’exclusivité de leur production : il tire ainsi de la misère Monet, Renoir ou Pissarro. Mais l’artiste est désormais comme « un ouvrier » à ses gages ou, pire encore, une « fille » tenue par la dette comme Fagerolles dans L’Œuvre, dépendance d’autant plus critique que le marchand peut entraîner dans sa ruine les artistes dont il est seul responsable de la cote.
En entrant dans l’ère capitaliste, l’art est en effet devenu une valeur marchande comme une autre, soumise aux aléas de la spéculation. Il faut bien amortir les sommes investies ! Grâce au crédit dont il jouit auprès de riches financiers, comme Edward ou Feder, Durand-Ruel pousse artificiellement à la hausse : « on parlait d’une entente avec des banquiers pour soutenir les hauts prix, écrit Zola dans L’Œuvre ; à la salle Drouot, on en était à l’expédient des ventes fictives, des tableaux rachetés très cher par le marchand lui-même ».
Mais la spéculation a ses revers : mis en demeure de rembourser ses créanciers auprès le crack de l’Union Générale en 1882, Durand-Ruel ne parvient pas à désintéresser ceux-ci par son stock de toiles impressionnistes. Dès lors, non seulement il ne peut plus subvenir aux besoins de « ses » peintres, qui cherchent désespérément de nouveaux débouchés, mais encore il provoque lui-même la chute des cours :« la panique s’était mise chez les amateurs, poursuit Zola, pris de l’affolement des gens de Bourse, sous le vent de la baisse, les prix s’effondraient de jour en jour, on ne vendait plus rien ». Comme Naudet, qui tente d’enrayer la baisse par une concurrence factice, le marchand Sedelmeyer inventera même « le coup de l’Américain, le tableau unique caché au fond d’une galerie, solitaire comme un dieu, le tableau dont il ne voulait même pas dire le prix, avec la certitude méprisante de ne pouvoir trouver un homme assez riche, et qu’il vendait enfin deux ou trois cent mille francs à un marchand de porcs de New York, glorieux d’emporter la toile la plus chère de l’année ».
Ainsi, dès la fin du XIX° siècle, le spéculateur « boulevers[e] [le] marché, en écartant l’ancien amateur de goût et en ne traitant plus qu’avec l’amateur riche, qui ne se connaît pas en art, qui achète un tableau comme une valeur de Bourse, par vanité ou dans l’espoir qu’elle montera. » Aux amoureux de la peinture, capables, comme Chocquet, employé d’un Ministère (le brave Hue, dans L’Œuvre ), de dépenser tous leurs gages pour « le génie discuté d’un grand peintre » a fait place le « spéculateur, [le] boursier, qui se moqu[e] radicalement de la bonne peinture […] apport[ant] l’unique flair du succès, […] devin[ant] l’artiste à lancer, […] celui dont le talent menteur, enflé de fausses hardiesses, [va] faire prime sur le marché bourgeois ». Pendant ce temps, les impressionnistes, ruinés par la débâcle financière de Durand-Ruel, tenteront de survivre en descendant, comme Claude dans L’Œuvre, aux travaux alimentaires, « des stores dessinés d’après les poncifs « ou, pire encore, en peignant « au numéro » pour les « petits marchands infimes « qui vendent les toiles sur les ponts à tant la dimension…
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