Les premiers articles de Mon Salon, où Zola attaque d’emblée le jury du Salon, ont fait sensation ; il démonte ici les rouages de « la machine » qui a bouté hors du Salon « les toiles fortes et vivantes » de Manet. Si Gleyre, en tant que membre du jury, est une des roues de cette machine à exclure « les personnalités », il est loin pourtant de se conduire comme les « eunuques » qui ferment les portes du Salon à leurs rivaux de talent.
L’œuvre de Gleyre mêle l’influence des romantiques à celle du néo-classicisme : le peintre a travaillé l’aquarelle avec Bonington, il a été l’ami de Léopold Robert (1794-1835) et d’Horace Vernet (1798-1963). Ses talents de dessinateur lui ont valu d’accompagner un riche amateur d’art américain dans ses voyages en Sicile, en Grèce, en Egypte et au proche Orient entre 1835 et 1837. Il a ramené de ce périple de nombreuses aquarelles l’orientalistes. Après ce voyage, dont il revient la vue gâtée, il fait ses premiers pas au Salon avec Saint-Jean inspiré par la vision apocalyptique. Il lui faudra néanmoins attendre 1843 pour connaître le succès avec Le Soir, plus connu sous le titre Illusions Perdues. Il dirigera désormais l’atelier de Paul Delaroche, refusant, en souvenir de ses propres années de misère, toute autre rémunération de ses élèves que le prix du loyer.
Les premiers peintres qu’il forme, Hamon, Gérome, Picot (futur professeur de Cabanel) cultivent le style néo-grec qu’il adopte lui-même dans des toiles comme Daphnis et Chloé passant le ruisseau, Hercule aux pieds d’Omphale, Le coucher de Sapho ou encore Le Bain. Mais le réalisme qui gagne bientôt une partie de ses élèves l’effraie. Bien qu’il réprouve leur manque d’idéal et l’indiscipline de leurs coups de brosse, Gleyre leur laisse la liberté de travailler selon leurs propres goûts : Whistler entre dans son atelier en 1856, Renoir, Monet, Sisley et Bazille en 1862. Ils y resteront tout au plus deux ans car le peintre, dont la vue baisse de plus en plus, doit fermer son atelier.
Lorsque Zola analyse le rôle de Gleyre dans le jury de 1866, le peintre, sincèrement républicain, a renoncé à l’attitude intransigeante qu’il avait adoptée après le coup d’Etat de 1851 : loin de refuser d’exposer au Salon, il est devenu membre du jury, où il est entré par la petite porte. Si Zola dévoile les stratégies des coteries qui font et défont les élections des membres du jury, il sait gré au maître « dont les élèves font aujourd’hui les méchants, [de s’être] conduit en excellent homme » : au lieu de défendre l’esthétique qui est la sienne contre les artistes rebelles qu’il a formés, Gleyre, convaincu que « tout est matière à tableaux », conserve comme membre du jury la même tolérance que dans son atelier. Il est vrai qu’il avait eu lui-même à souffrir de la tutelle académiste : en 1840, le duc de Luynes, qui lui avait commandé des peintures murales pour son château de Dampierre, les fit effacer par Ingres ; ce terrible camouflet avait ruiné le crédit du jeune homme auprès du public et l’avait acculé à la misère entre 1840 et 1843. Zola rappelle ici cette cruelle anecdote :
« De tous côtés on me somme de m’expliquer, on me demande avec instance de citer les noms des artistes de mérite qui ont été refusés par le jury. Le public sera donc toujours le bon public. Il est évident que les artistes mis à la porte du Salon ne sont encore que les peintres célèbres de demain, et je ne pourrais donner ici que des noms inconnus de mes lecteurs. Je me plains justement de ces étranges jugements qui condamnent à l’obscurité, pendant de longues années, des garçons sérieux ayant le seul tort de ne pas penser comme leurs confrères. Il faut se dire que toutes les personnalités, Delacroix et les autres, nous ont été longtemps cachées par les décisions de certaines coteries. Je ne voudrais pas que cela se renouvelât, et j’écris justement ces articles pour exiger que les artistes qui seront à coup sûr les maîtres de demain ne soient pas les persécutés d’aujourd’hui.[…]
J’affirme carrément que le jury qui a fonctionné cette année a jugé d’après un parti pris. Le jury est composé de vingt-huit membres, dont voici la liste par ordre de votes : membres nommés par les artistes médaillés : MM.Gérome, Cabanel, Pils, Bida, Meissonnier, Gleyre, Français, Fromentin, Corot, Robert Fleury, Breton, Hébert, Dauzats, Brion, Daubigny, Barrias, Dubufe, Baudry ; membres supplémentaires : Isabey, de Lajolais, Théodore Rousseau ; membres nommés par l’Administration : MM. Cottier, Théophile Gautier, Lacaze, marquis Maison, Reiset, Paul de Saint-Victor, Alfred Arago.
Je me hâte de mettre l’Administration hors de cause. C’est ici une querelle simplement artistique, et je tiens à désintéresser tous ceux qui n’ont pas de pinceaux entre les mains.
Restent vingt et une roues à la machine. Voici la description de chacune de ces roues et l’explication de leur mode de travail. […]
M. Gleyre. Ce peintre qui, l’année dernière, se trouvait le dernier sur la liste des jurés, y figure cette année au sixième rang. Ce vote a une légende.
Certain cercle de peintres, dont j’ai parlé et dont je parlerai encore, était navré, raconte la légende, de voir que M. Gleyre, un artiste si digne et si honorable, se trouvât le dernier sur la liste.
Or, un jour, un membre du cercle offrit de lui faire donner une place excellente, à la condition que tous ceux qui voteraient pour lui voteraient en même temps pour M. Dubufe. Et voilà pourquoi M. Gleyre est le sixième sur la liste, voilà pourquoi M. Dubufe a pour la première fois, l’honneur de faire partie du jury. J’ai dit que ce n’était là qu’une légende.
D’ailleurs, le maître, celui dont les élèves font aujourd’hui les méchants, s’est conduit en excellent homme. Vous savez que le roi n’est jamais le plus grand royaliste. Peut-être M. Gleyre s’est-il souvenu d’une terrible leçon que, selon la chronique, lui aurait infligée M. Ingres, au château de Dampierre, où les deux artistes avaient à peindre des fresques dans la même salle. M. Ingres, arrivant pour se mettre à l’œuvre, aurait exigé qu’on badigeonnât deux fresques que M. Gleyre avait déjà exécutées, déclarant qu’il ne pouvait travailler en un tel voisinage.
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