Gérome (Jean-Léon)

Elève de Paul Delaroche, puis de Gleyre, Gérome, né à Vesoul en 1824, n’a pas vingt-cinq ans qu’il est déjà célèbre : Le Combat de Coqs triomphe au Salon de 1847.

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En 1855, à trente et un ans, il est décoré de la légion d’honneur pour Le Siècle d’Auguste reçu à l’Exposition universelle de 1855 !

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Grand voyageur, il glane à Rome, en Egypte ou ailleurs les détails pittoresques qui pimenteront ses œuvres d’anecdotes exotiques. Son œuvre, où alternent sujets néo-grecs, scènes orientalistes et épisodes historiques, lui doit de nombreuses commandes officielles mais plaît aussi au public bourgeois et petit-bourgeois : en épousant la fille de Goupil, éditeur d’art, le peintre a assuré la diffusion industrielle de ses toiles dès 1862.

Professeur de l’école des Beaux-Arts dès 1863, membre de l’Institut depuis 1865, Gérome est membre du jury qui refuse systématiquement la nouveauté au Salon ; il sera l’un des plus farouches ennemis des impressionnistes, qu’il considère comme des fous dignes de « la maison du Docteur Blanche ». Prétendant qu’ils « font de la peinture comme ils feraient sous eux », il tentera par tous les moyens de leur interdire les portes du musée : en 1884, il s’oppose en vain à la rétrospective Manet qui se tient, ô scandale, dans l’enceinte de l’Ecole des Beaux-Arts ; en 1894 encore, il dirige le complot des gardiens du temple contre le legs Caillebotte ! Scandalisé de la présence des impressionnistes à l’Exposition Universelle de 1900, il empêchera même Loubet de pénétrer dans la salle : « Nous vous arrêtez pas, Monsieur le Président, c’est ici le déshonneur de l’art français ». Son réalisme photographique et grandiloquent, aux antipodes de la manière de Monet, Sisley ou Pissarro, en font le champion de l’académisme.

Gérome expose deux toiles au Salon de 1866 : une toile néogrecque, Cléopatre et César , et une toile orientaliste, Porte de la mosquée El-Assaneyn au Caire, où furent exposées les têtes des beys immolés par Salek-Kachef.

Gerome_Porte_mosquee

D’emblée Zola entame le combat. Il oppose la « Cléopâtre en plâtre » (Mon Salon) de Gérome aux nus de Manet « qui ont le tort d’avoir des muscles et des os, comme tout le monde ». Il récidive à l’occasion du Salon de 1867 dans La Situation où il esquisse une analyse économique du marché de l’art et une sociologie du goût très modernes.

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Mais Zola ne s’adresse pas seulement au public anonyme du journal : le long paragraphe qu’il consacre à Phryné devant l’Aéropage, un nu pudiquement indécent copié par le jeune Cézanne, est peut-être aussi destiné à dessiller les yeux de son ami. Comme le montre Henri Mitterand dans Sous le regard d’Olympia, Zola a, en effet, joué une rôle fondamental dans l’évolution esthétique de Cézanne. C’est en grande partie à lui que le jeune peintre, séduit par les poses déhanchées de la Phryné ou de la belle alanguie d’ Intérieur Grec, doit l’éducation de son regard.

Les œuvres de M. Gérome tiennent un juste milieu entre les toiles propres et fines de M. Meissonier et les toiles voluptueusement classiques de M. Cabanel. Élève de Paul Delaroche, l’artiste a appris chez ce peintre à ne pas peindre et colorier des images péniblement cherchées et inventées.


Évidemment, M. Gérome travaille pour la maison 
Goupil, il fait un tableau pour que ce tableau soit reproduit par la photographie et la gravure et se vende à des milliers d’exemplaires.
Ici, le sujet est tout, la peinture n’est rien : la reproduction vaut mieux que l’œuvre. Tout le secret du métier consiste à trouver une idée triste ou gaie, chatouillant la chair ou le cœur, et à traiter ensuite cette idée d’une façon banale et jolie qui contente tout le monde.

Il n’y a pas de salon de province où ne soit pendue une gravure représentant Le Duel au sortir d’un bal masqué ou Louis XIV et Molière,

Fichier:Jean-Léon Gérôme - The Duel After the Masquerade - Walters 3751.jpg Fichier:Jean-Léon Gérôme - Louis XIV and Moliere.jpg

dans les ménages de garçons on rencontre l’Almée et Phryné* devant le tribunal ;

 

Fichier:Gérôme, La danse de l'almée, (5613515081).jpg Image dans Infobox.

ce sont là des sujets piquants qu’on peut se permettre entre hommes. Les gens plus graves ont Les Gladiateurs ou La Mort de César.

 


M. Gérome travaille pour tous les goûts. Il y a en lui une pointe de gaillardise qui réveille un peu ses toiles ternes et mornes. En outre, pour dissimuler le vide complet de son imagination, il s’est jeté dans l’antiquaille. Il dessine comme pas un les intérieurs classiques. Cela le pose en homme savant et sérieux. Comprenant peut-être qu’il ne pourra jamais prendre le titre de peintre, il tâche de mériter celui d’archéologue.

La peinture, ainsi envisagée, devient une sorte d’ébénisterie. Je m’imagine M. Gérome voulant faire un tableau, sa Phryné devant le tribunal, par exemple. Il commence par reconstruire la salle ou l’hétaïre fut jugée ; ce n’est pas là un mince travail ; il lui faut consulter les anciens et prendre l’avis d’un architecte. Une fois la salle bâtie, il faut disposer le sujet. C’est ici qu’il est nécessaire d’empoigner le public. D’abord, l’artiste choisira le coup de théâtre historique, l’instant où l’avocat, pour défendre Phryné, se contente de lui arracher son vêtement. Ce corps de femme, posé gentiment, fera bien au milieu du tableau. Mais cela ne suffit pas, il faut aggraver en quelque sorte cette nudité en donnant à l’hétaïre un mouvement de pudeur, un geste de petite maîtresse moderne surprise en changeant de chemise.

Cela ne suffit pas encore ; le succès sera complet, si le dessinateur parvient à mettre sur les visages des juges des expressions variées d’admiration, d’étonnement, de concupiscence ; ces rangées de vieilles faces allumées par le désirs seront la pointe suprême du ragoût, les épices qui chatouilleront les palais les plus blasés. Dès lors l’œuvre est assaisonnée à point ; elle se vendra cinquante ou soixante mille francs, et les reproductions qu’on en fera inonderont Paris et la province, et serviront des rentes à l’auteur et à l’éditeur.
Lorsque M. Gérome a donné le dernier coup de pinceau sur une toile, il se dit sans doute : « J’ai fait un tableau. »

Eh ! non, monsieur, vous n’avez pas fait un tableau. C’est là, si vous le voulez, une image habile, un sujet plus ou moins spirituellement traité, une marchandise à la mode. Mais jamais un ébéniste ne croit avoir fait une œuvre d’art lorsqu’il a établi élégamment et marqueté un petit meuble de salon. Vous êtes cet ébéniste ; vous savez à merveille votre métier , vous avez dans les doigts une habileté prodigieuse. Voilà votre talent d’ouvrier.

Je cherche vainement en vous le créateur. Vous n’avez ni souffle, ni caractère, ni personnalité d’aucune sorte. Vous ne vivez pas vos œuvres, vous ignorez la fièvre, l’élan tout-puissant qui pousse les véritables artistes. On sent que vous êtes à votre besogne comme un manœuvre est à sa tâche ; vous ne laissez en elle rien qui vous appartienne, et vous livrez un tableau au public comme un cordonnier livre une paire de bottes fines à un client.

J’ai entendu faire ce raisonnement : Delacroix dessine mal, compose peu et peint médiocrement ; en somme, Delacroix est fort incomplet. M. Gérome dessine bien, compose à merveille et peint d’une façon fort convenable ; donc, M. Gérome est plus complet que Delacroix et lui est supérieur.
Eh bien ! tant mieux !

Nos peintres au Champ de Mars, in La situation, 1 juillet 1867

Inlassablement, Zola mènera campagne contre ce peintre comblé d’honneur et d’argent, emblématique des valeurs économiques et idéologiques de la bourgeoisie, qui l’emporte sur les véritables créateurs du XIX° siècle, Delacroix, boudé par le public, ou Courbet, accueilli en parent pauvre à l’Exposition Universelle de 1878 :

« Certains [tableaux], signés du nom de Gérome,jusqu’à vingt mille [francs] » : « pendant sa vie les œuvres géniales de Delacroix trouvaient avec difficulté des acheteurs à quinze cents et quelques francs ! « 

Lettres de Paris. Exposition de tableaux à Paris, Le Messager de l’Europe, juin 1875

« Au Champ-de-Mars il n’y a qu’une toile de Courbet : La Vague, et même ce tableau n’y figure que parce qu’il appartient au musée du Luxembourg, et dès lors l’Administration des beaux-arts a bien été obligée de l’accepter. Et c’est cette toile unique que nous montrons à l’Europe, alors que Gérome ne compte pas moins de dix tableaux. […] Il faut voir au Champ-de-Mars les tableaux de Cabanel et de Gérome , et si on se rappelle que ces deux peintres ont pris le pas sur Courbet toute sa vie, on ne pourra se défendre d’un sentiment de tristesse. On a beau réfléchir que la vogue excessive de la médiocrité n’a qu’un temps, que tôt ou tard la vérité triomphe, que l’avenir se chargera d’assigner à chacun la place qui lui revient, l’artiste au génie créateur en haut, et les pédants affairés et astucieux tout en bas ; n’importe, la partialité aveugle de la foule fait mal, on se met à douter de la vérité elle-même, devant les stupides engouements populaires dont jouissent des réputations usurpées. »

L’école française de peinture de 1878 ; Lettres de Paris, juillet 1878; Le Messager de l’Europe.

 

  L’Eminence grise, de Gérome, soignée comme une peinture chinoise exécutée sur laque, si proprement faite, que la foule se pâme.

Lettre de Paris, Le Sémaphore de Marseille, 3 et 4 mai 1874

 

M. Gérome, […] peintre de l’Institut, a une toile représentant la porte d’une mosquée ; on dirait une peinture sur porcelaine.

Lettre de Paris, Le Sémaphore de Marseille, 2 mai 1876

  Ah ! quelle infamie, ce vil triomphe de l’argent ! Gérome, trônant à l’Académie à côté de Cabanel, vend ses tableaux lui aussi à des prix stupéfiants. Mais, comme pour pallier le scandale de ses succès, il ne s’occupe pas du monde moderne et traite seulement les sujets antiques ou tout au plus orientaux. Il reste fidèle aux traditions, et garde ainsi sa réputation d’homme sérieux, fort goûté des amateurs. Son principal titre à l’originalité c’est qu’il a inventé la peinture néo-grecque. Il a réduit les tableaux historiques aux dimensions des petits tableautins de boudoir, et dessine avec une exactitude frappante chaque détail.

Imaginez un étalage de joujoux sur un fond de scène tirée de Tacite ou d’Hérodote. Je ne parle pas de la peinture ; elle est mesquine, proprette, luisante, sans aucune individualité ; c’est le sujet seul qui assure le succès. Cette fois Gérome a exposé un Santon à la porte d’une mosquée. Son idée est la plus drôle du monde : le santon est là, nu jusqu’à la ceinture, le visage immobile et figé, dans la pose des mendiants qui marchandent devant les portes de nos églises ; et devant lui, au premier plan, est empilé un tas de souliers et de babouches, les chaussures des gens entrés dans la mosquée pieds nus, selon la loi. Ainsi, Gérome a peint un étalage de cordonnier oriental, puisque ces chaussures au premier plan constituent évidemment le centre d’intérêt du tableau. Et il faut dire qu’elles sont peintes avec amour, avec l’application d’un homme pour qui le métier de cordonnier oriental n’a point de secrets. Il doit avoir chez lui un véritable musée de souliers turcs ; toutes les variétés s’y trouvent, et je soupçonne même qu’il ne les a pas groupés sans intention ; celui-ci, il l’a négligemment jeté, ceux-là, il les a disposés délibérément, de sorte que le spectateur puisse reconstituer d’après eux le caractère des gens qui se trouvent à l’intérieur de la mosquée. Sérieusement : un pareil art n’est autre qu’une amusette. Il faut la complaisance des Français pour s’incliner devant la croix et le titre d’académicien de Gérome. Il ne se doute même pas que l’art puisse avoir sa grandeur et ses passions. Il a passé sa vie à illustrer de pauvres anecdotes turques, égyptiennes ou antiques. Et il a amassé, ce faisant, une grosse fortune, tellement notre compréhension artistique reste enfantine. Il va de soi qu’un tel peintre a fait école.

Eugène Delacroix est mort sans laisser de disciple. Mais nos rues regorgent de petits Gérome, exécutant fort habilement leurs gentillesses. Les anecdotes en peinture, cela fait rage aujourd’hui : l’anecdote suffit à la décoration du salon bourgeois.

Lettres de Paris. Deux expositions d’art en mai ; Le Messager de l’Europe, juin 1876

  Gérome […] jouit […] d’une grande faveur. C’est […] un classique, un académique, qu’on chargeait d’honneurs et de récompenses à l’heure où l’on poursuivait Courbet pour le contraindre à payer pour la colonne. L’exposition donne une idée complète de son art. Nous y voyons dix tableaux également bons ou également mauvais, comme vous voudrez. Les considérations émises à propos de Cabanel s’appliquent également ici. Qui a vu un tableau les a vus tous ; c’est exactement la même industrie que celle des bagnards sculptant des noix de coco ; les méthodes étant invariables, les résultats sont toujours pareils. Seulement Gérome a une recette plus bizarre. Les traces de son pinceau disparaissent. Les visiteurs admirent ses tableaux comme ils admireraient une portière de carrosse. Il faut savoir choisir le bon endroit pour regarder un tableau, et alors on peut s’y mirer comme dans une glace.

C’est le triomphe du laque ; tous les détails sont minutieusement travaillés puis recouverts pour ainsi dire de verre. Est-ce donc que Gérome émaille ses tableaux comme on émaille les dessins sur porcelaine ? C’est bien possible. Les bourgeois jubilent. Mon Dieu ! que c’est gentil et que c’est propre ! Pour comble de triomphe, Gérome évite l’ennui prudhommesque de Cabanel. Il raconte des anecdotes. Chacun de ses ouvrages est une historiette, dont plusieurs très piquantes et même risquées. Je dis risquées, mais du meilleur ton cependant – à peine enjouées. Tout le monde se souvient de sa Phryné devant l’Aéropage, une petite figure nue en caramel, que des vieillards dévorent des yeux ; le caramel sauvait les apparences. Au Champ-de-Mars nous voyons Les Femmes au bain, quelques femmes sans chemise, un divertissement innocent pour les amateurs, ceux qui aiment examiner les tableaux à la loupe. Pour ce qui est des anecdotes en peinture, elles foisonnent.

Voici L’Arabe et son coursier, un bédouin qui embrasse son cheval mort étendu sur le sable du désert : c’est une petite note sentimentale. Voici La Garde du camp, trois chiens accroupis devant des tentes : c’est une anecdote de marche. Voici L’Éminence grise, le cardinal Dubois en train de descendre un escalier, salué par des courtisans qu’il feint de ne pas voir : c’est une anecdote historique. Je passe sur une quantité d’autres et des plus diverses. Il est notoire que ces tableaux sont faits uniquement pour être photographiés ensuite : les reproductions serviront à la décoration de milliers de salons bourgeois. Mais je veux signaler certain lion exposé par Gérome. Ce lion est couché par terre, dissimulé dans le crépuscule, et on ne distingue clairement que ses yeux, qui brillent d’un éclat phosphorescent. J’y vois le signe caractéristique du talent de Gérome. Delacroix aussi peignait des lions, et il les peignait terribles, féroces, à la crinière hérissée et la gueule sanglante ; mais il ne lui est jamais venu l’idée d’allumer les yeux des lions comme des fanaux. Parut Gérome et, pour rivaliser avec Delacroix, il n’imagina qu’une chose : mettre des lampes dans les yeux de son lion. Le lion lui-même est de carton, mais ses yeux brillent. Remarquez qu’il est toujours possible que Gérome ait raison et qu’en effet les yeux du lion luisent ainsi la nuit. Mais qui ne voit pas la pauvreté de cette invention, de cette tentative pitoyable, ridicule : introduire deux bougies dans un jouet de deux sous ! Toujours des détails anecdotiques, une observation mesquine qui éblouit et réjouit les bourgeois. Je les ai écoutés se pâmer d’admiration sur le lion. Les femmes restaient comme clouées sur place, les hommes s’embarquaient dans des explications. Delacroix n’avait pas besoin de recourir à ces ruses enfantines pour créer des fauves magnifiques de vie. Il est vrai que le public ne comprenait rien et passait outre. Après Cabanel et Gérome, point n’est besoin d’analyser les autres artistes qui représentent en ce moment notre Ecole et notre Académie des beaux-arts. Ces deux peintres les personnifient, ils en sont les pontifes suprêmes. Les jeunes peintres académiques passent par leurs mains, ce qui nous assure toute une génération de médiocrités.

Lettres de Paris. L’école française de peinture de 1878, Le Messager de l’Europe, juillet 1878

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