Lettres de Paris 1876 : I – Le Jury du Salon et le marché de l’art

Lettres de Paris, juin 1876

 

 

DEUX EXPOSITIONS D’ART AU MOIS DE MAI

 

I

 

L’exposition annuelle de tableaux s’est ouverte le 1er mai au palais de l’Industrie (1). Mais avant d’aborder le chapitre des tableaux, je veux traiter la question importante de la composition du jury chargé de recevoir les envois et de décerner les prix. Les plaintes des artistes, renouvelées chaque année, sont à faire mourir d’ennui l’Administration des beaux-arts. Elle a beau modifier les règlements, démocratiser les institutions, augmenter le nombre des récompenses, elle fait toujours des mécontents. Les artistes dont les toiles ont été refusées, ceux qui n’ont pas eu leur part dans la pluie heureuse des croix et des médailles, les jeunes et les vieux, les élèves et les maîtres, tous, en un mot, ont un reproche à adresser, une rancune à contenter, un cri à pousser au milieu de la sédition générale. Il n’existe pas en France d’administrateurs plus ahuris ni d’administrés plus turbulents.
Pourtant toutes les mesures prises par l’Administration depuis dix ans, les améliorations successives qu’elle a introduites dans les règlements, tout démontre ses bonnes intentions. J’aurais fort à faire pour énumérer les diverses formes qu’a revêtues, au cours des années, la constitution du jury, tellement ces formes ont varié. Primitivement, les tableaux étaient reçus par les membres de l’Académie des beaux-arts, érigée en tribunal suprême. Ensuite, en 1848, alors qu’un souffle de liberté traversait les airs, on décréta d’un coup l’exposition libre ; toutes les œuvres envoyées étaient exposées immédiatement au public à qui revenait ainsi le rôle de suprême arbitre. Puis on imagina d’élire le jury et nous nous débattons avec cette invention depuis plus de dix ans ; tantôt sont admis comme électeurs tous les artistes acceptés à d’autres expositions, tantôt ceux-là seulement qui ont reçu des croix, des médailles, ou un prix de Rome, ou qui sont groupe, fort limité, de votants. En outre, l’Administration nomme un quart des membres qu’elle choisit toujours parmi un petit cercle d’artistes.
Mon humble opinion est celle-ci : en matière de gouvernement, il n’y a que deux voies possibles : le despotisme le plus absolu ou la liberté la plus complète. J’entends par le despotisme le plus absolu le règne autocratique de l’Académie des beaux-arts. On a eu tort de retirer le pouvoir de ses mains pour le confier aux mains d’un jury électif dont les jugements varient fatalement d’année en année. L’Académie seule, avec ses traditions, ses entêtements solennels, avait le droit de se constituer en tribunal suprême ; la déposséder, c’était tuer l’institution du jury, en lui ôtant son caractère officiel de pédantisme. Un artiste dont l’oeuvre était refusée par une décision du corps enseignant n’osait se plaindre ; il connaissait les goûts de ses juges, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui s’il avait eu la maladresse de présenter un ouvrage sortant des règles sacrées. La sainte routine poussait la machine, la tyrannie s’étalait grassement. Qu’on en revienne l’année prochaine à un jury académique, ce jury sera à sa place, jugera en toute autorité, fera même accepter ses jugements, grâce au respect que nous avons en France pour les médiocrités que nous divinisons. Chez nous, il suffit d’un uniforme officiel. Un suisse d’église fait ranger toutes les dévotes rien qu’en frappant les dalles de sa hallebarde. Mettez à sa place un sacristain sans uniforme, sans épée, sans chapeau empanaché, et vous verrez si les dévotes obéissent
Voici plus de dix ans que le jury électif nous régale d’un spectacle éberluant, avec le caprice de ses décisions et son manque de méthode et de logique. Il est sévère, il est indulgent, mais personne ne peut dire en vertu de quels principes. Cette année-ci c’est le peintre X qui fait la loi, l’année prochaine ce sera l’influence du peintre Z qui l’emportera. Nous avons des Salons tantôt roses, tantôt bleus, tantôt verts. Cela dépend de la coterie qui a saisi le pouvoir. Naturellement, ces messieurs appuient leurs propres élèves, se démènent pour que leurs confrères laissent passer une toile même médiocre en vertu de ce principe, que charité bien ordonnée commence par soi-même. Ils ne froncent le sourcil que devant les artistes originaux, ceux qui vont leur propre chemin avec la ténacité du talent. D’ailleurs, si vraiment on tient au jury électif, ne serait-il pas logique qu’il soit élu par la voix générale de tous les artistes qui envoient leurs œuvres ?
Le droit de vote n’est acquis qu’à ceux qui ont reçu une médaille, c’est-à-dire à ceux-là exactement qu’on fait entrer au Salon sans examen et qui n’ont pas besoin d’élire des juges plus ou moins libéraux. Le reste, la foule, ceux qui auraient intérêt à voter pour des juges pour augmenter leurs chances d’être reçus, voient tout cela les bras croisés. Leur sort se décide à huis clos.
Ainsi, à mon avis, si elle veut sortir d’embarras, l’Administration des beaux-arts a le choix ou de revenir au système du jury académique, ou d’instituer des expositions libres. Et, selon moi, puisque le jury académique est une impossibilité après le régime actuel, le seul parti à prendre c’est d’ouvrir toutes grandes les portes du palais de l’Industrie. L’unique argument qu’on avance contre ces expositions libres, c’est qu’elles seraient contraires à la dignité de l’art. Cela est tout bonnement ridicule. On traite le beau en monsieur délicat qui craint les courants d’air. Il faut que toutes les issues soient bien closes pour que les chefs-d’œuvre ne s’enrhument pas. Les salles d’exposition se transforment en salons aristocratiques dans lesquels les toiles doivent être lisses et satinées comme la peau d’une jolie femme. Un tableau brutal, traité avec les rudesses du génie, fait tache, et la dignité de l’art n’admet pas de tache parmi les peintures lavées avec soin des maîtres contemporains. Il faut dire cependant que le jury électif a porté un coup sérieux à la dignité de l’art, en acceptant presque tous les tableaux, de sorte qu’il a fallu chaque année augmenter le nombre des salles. Les tableaux se multiplient, c’est la marée qui monte ; visiter le Salon, cela représente tout un pèlerinage, et l’on conçoit difficilement quels tableaux sont refusés par le jury, en voyant ce qu’il accepte. Je l’ai déjà dit : sa sévérité s’exerce non sur les oeuvres médiocres, mais sur celles qui se signalent par leur originalité. Si l’abolition du jury est souhaitable, ce serait uniquement pour l’empêcher de laisser à la porte pendant une dizaine d’années des gens comme Delacroix, Decamps, Courbet, Théodore Rousseau. Nous avons des expositions quasi libres, où figurent impunément les reproductions honteuses, banales, des élèves des jurés. Nous voudrions avoir des expositions tout à fait libres, où aurait droit d’accès le génie naissant avec toutes ses étrangetés.
La question s’offre, d’ailleurs, sous un point de vue pratique. On devrait cesser de considérer le Salon comme un concours, comme entraînement. Des centaines de médailles et de croix ne feront pas naître un seul grand artiste. Il faudrait ne plus distribuer la moindre récompense, et regarder les expositions comme des marchés ouverts à tous les artistes. L’Administration, en donnant aux artistes la facilité d’exposer leurs œuvres et de les vendre, ferait pour eux tout ce qu’elle peut raisonnablement faire. Elle leur éviterait ainsi de passer par les mains des marchands de tableaux ; elle créerait une sorte de magasin général qui serait à la fois un musée et une boutique de vente. Le public entrerait là sans s’imaginer qu’il entre chez le bon Dieu, dans une confiserie exquise où les bonbons sont soigneusement choisis parmi les plus sucrés. Chacun irait aux tableaux qui lui plairaient, achèterait s’il avait de l’argent en poche, ou tout au moins ferait une réputation à son peintre favori. Le mot « médaille », écrit sur le cadre, ne forcerait l’admiration de personne. Nous aurions enfin ce qui existe pour les livres sans les librairies : un étalage complet des divers talents. Ce n’est pas la place qui manquerait ; dès demain, l’Administration peut fonder un étalage permanent de ce genre, qui joindra à la stricte équité l’utilité pratique. Mais j’ai peur que nous ne soyons pas assez démocratiques pour oser ouvrir ainsi le bazar du beau.
Le grand obstacle sera toujours la vanité des artistes. Ils se plaignent du jury, mais ce serait encore pire si l’on abolissait le jury. Après avoir conseillé à l’Administration d’établir des expositions libres pour avoir la paix, je commence à me demander, examinant les choses de plus près, si elle ne se préparerait pas ainsi un surcroît d’ennuis. Plus de récompenses, bon Dieu ! que diraient nos mères et nos femmes ? Depuis l’âge de cinq ans, on nous habitue à porter des croix en fer-blanc sur la poitrine ; plus tard, à seize et dix-sept ans, on nous couronne de feuilles de laurier comme les triomphateurs de l’Antiquité ; et ainsi, quand nous sommes grands, nous restons petits garçons : il nous faut des bouts de ruban rouge pour faire joujou. Un juge de paix de cinquante ans qui reçoit la décoration, est embrassé par sa vieille mère, comme le jour où il lui a rapporté son premier accessit. Puis, si tout le monde pouvait entrer au Salon, quelle gloire y aurait-il à s’y trouver ?.
La moitié des artistes, qui sont artistes par gloriole, préféreraient se vautrer sur un canapé dans leur propre atelier. Malgré nos révolutions, nous sommes une nation d’aristocrates ; nous aimons à être placés à part, au-dessus de la foule, avec un brevet de génie collé au milieu du dos. Enfin, l’Administration ne tiendrait plus sous sa main un peuple d’échines souples, quêtant des médailles et des croix ; la pauvre Administration s’ennuierait à périr dans ses bureaux vides de solliciteurs.
Il n’en reste pas moins vrai que seules les expositions libres seraient capables de donner une idée exacte du mouvement artistique contemporain, année par année. Il n’y aurait pas comme à présent des fonctionnaires à la porte d’entrée, ne laissant passer que les oeuvres portant l’estampille des formules consacrées. La production entière de toute une année se déroulerait devant les yeux du public. Toutes les tentatives s’étaleraient en plein jour, les innovations originales n’attendraient pas une bonne douzaine d’années la chance de tomber sous les yeux du public. D’autre part, fatalement, les expositions libres se nettoieraient peu à peu du fatras superflu et encombrant. Il ne s’écoulerait pas quatre ou cinq ans avant que les artistes que la vanité seule conduit, les amateurs, les jeunes demoiselles fraîches émoulues de leurs pensions, ne s’éloignassent, du moment que le fait d’exposer au Salon ne constituerait plus une garantie de talent. Je sais bien que des tableaux absurdes s’y glisseraient malgré tout. Peut-être l’Administration trouverait-elle moyen d’écarter les peintures trop comiques ; il est toujours facile de distinguer les extravagances d’un ignorant des procédés singuliers d’un art original. Et après tout, je ne vois pas grand mal à ce que même les tableaux absurdes pénètrent au Salon : ils ne sauraient nuire aux oeuvres maîtresses, et tant mieux si les visiteurs rient : le rire est sain et dispose aux sentiments les plus généreux.
Le véritable triomphe de l’art à l’exposition se résume en ceci, que la création humaine apparaît en elle développée à l’infini, avec toute l’amplitude et la chaleur qui ne peuvent se rencontrer qu’au sein du peuple.
La preuve que tout le monde reconnaît la nécessité de ne rien cacher au public des œuvres artistiques, c’est qu’on a plusieurs fois constitué un « Salon des Refusés » où les tableaux rejetés par le jury pussent trouver place. C’est surtout le Salon des Refusés de 1863 qui est demeuré dans les mémoires. Il a fait connaître tout un groupe de nouveaux peintres qui sont aujourd’hui en tête d’un mouvement. C’est dans un Salon des Refusés qu’il faudra toujours chercher les maîtres de l’avenir, les artistes qui ont le mérite de ne pas peindre selon les lois consacrées par l’Académie. Après deux ou trois essais, l’Administration a déclaré que cette exposition offensait la dignité de l’art ; c’est l’éternel argument sous lequel on écrase tout ce qui sort des formules routinières. La vérité, c’est que l’existence d’un Salon des Refusés côte à côte avec le Salon officiel, irritait profondément les membres du jury, les gros bonnets académiques, et menaçait de déchaîner une révolution.

Cette année-ci le jury a fait preuve d’une sévérité exceptionnelle. Mais, comprenez-moi bien : cette sévérité ne s’exerce pas, encore une fois, contre les productions médiocres et mesquinement honnêtes, l’exposition est encombrée de tableaux lamentables, d’une trivialité et d’une mièvrerie extraordinaires. Le jury est sévère pour les œuvres qui battent en brèche ses traditions artistiques, il est impitoyable à toute religion qui n’est pas la sienne. Je prendrai un seul exemple. Manet, dont on a reçu les tableaux dix ans de suite, a été cette année-ci jeté dehors sans façon (2). Il est entendu que Manet n’est pas bien vu des membres ordinaires du jury. Mais à quoi cela rimait-il de l’accepter dix fois et à la onzième, de lui fermer la porte au nez, alors que le caractère de ses œuvres est évidemment resté le même ? La raison en est tout simplement que le jury manque d’esprit de suite et qu’il est soumis à l’autorité de deux ou trois peintres influents qui en prennent tour à tour la direction. Je reviendrai sur cette sévérité de parti pris quand je parlerai de Manet.

Un groupe de peintres exclus chaque année du Salon à également décidé d’organiser sa propre exposition. C’est un parti fort raisonnable et qu’on ne saurait qu’applaudir. J’ai l’intention de consacrer quelques pages à l’exposition de ces artistes qui a lieu rue Le Peletier. Et de tout cela on peut tirer cette conclusion, que le jury, bien entendu, n’empêche pas l’apparition d’œuvres géniales, mais qu’il joue cependant un vilain rôle qui finira par le rendre odieux à tout le monde, celui de l’eunuque debout, sabre au clair, devant les portes du Salon, pour barrer l’entrée aux talents virils.