Lettres de Paris, 1876 : V – une visite de la Deuxième Exposition impressionniste

Je dirai quelques mots à propos de six ou sept peintres qui sont en tête du mouvement. Et pour ne pas distribuer des couronnes – ce qui, heureusement, n’est pas de mon ressort -, je m’en tiendrai à l’ordre alphabétique.
Béliard est un paysagiste dont le trait distinctif est la méticulosité. On sent chez lui le copiste appliqué de la nature. L’ayant étudiée à fond, il a acquis une grande solidité de facture qui fait de chacun de ses tableaux une traduction érudite et textuelle de la nature. Quelques-uns de ses paysages : Rue de Chanfour à Étampes, Les Bords de l’Oise, La Rue Dorée à Pontoise, sont d’excellentes choses, parfaitement dessinées, d’un ton fidèle et d’une vérité absolue. Le seul défaut que je lui trouve, c’est l’absence d’originalité. J’aimerais qu’une flamme intérieure consume ses scrupules, même si ce feu devait flamber aux dépens de l’exactitude.
Caillebotte a exposé Les Raboteurs de parquet et Un jeune homme à sa fenêtre, d’un relief étonnant. Seulement c’est une peinture tout à fait anti-artistique, une peinture claire comme le verre, bourgeoise, à force d’exactitude. La photographie de la réalité, lorsqu’elle n’est pas rehaussée par l’empreinte originale du talent artistique, est une chose pitoyable.
Degas est un esprit chercheur, trouvant parfois des choses très justes et personnelles. Ses Blanchisseuses sont surtout frappantes par leur vérité artistique : je parle non de la vérité banale, mais de cette grande et belle vérité de l’art qui simplifie et élargit tout. La Salle de danse, avec les élèves en jupes courtes exécutant leurs pas, se distingue aussi par une grande originalité. Ce peintre est très épris de modernité, de la vie d’intérieur et de ses types de tous les jours. L’ennui, c’est qu’il gâte tout lorsqu’il s’agit de mettre la dernière main à une oeuvre. Ses meilleurs tableaux sont des esquisses. En parachevant, son dessin devient flou et lamentable ; il peint des tableaux comme ses Portraits dans un bureau (Nouvelle-Orléans), à mi-chemin entre une marine et le polytype d’un journal illustré. Ses aperçus artistiques sont excellents, mais j’ai peur que son pinceau ne devienne jamais créateur.
Claude Monet est incontestablement le chef du groupe. Son pinceau se distingue par un éclat extraordinaire. Son grand tableau, appelé Japonerie, montre une femme drapée dans un long kimono rouge ; c’est frappant de coloration et d’étrangeté. Ses paysages sont inondés de soleil. Je citerai en exemple La Prairie, un petit tableau où on voit seulement un bout de champ avec deux ou trois arbres se détachant sur un ciel azuré. C’est plein d’une simplicité et d’un charme inexprimables. Il ne faudrait pas oublier d’autres tableaux de Monet, notamment le portrait d’une femme habillée de blanc, assise à l’ombre du feuillage, sa robe parsemée de paillettes lumineuses, telles de grosses gouttes.
Mlle Berthe Morisot peint de petits tableaux extrêmement justes et délicats. Je relèverai en particulier deux ou trois marines, exécutées avec une finesse étonnante.
Pissarro est un révolutionnaire plus farouche encore que Monet. Son pinceau est encore plus simple et plus naïf. Un coup d’oeil sur ses paysages tendres et bigarrés risque de dérouter les non-initiés, ceux qui ne se rendent pas exactement compte des ambitions de l’artiste et des conventions de l’art contre lesquelles il s’efforce de réagir.
Renoir est un peintre se spécialisant dans les figures humaines. Chez lui domine une gamme de tonalités claires, aux passages ménagés avec une harmonie merveilleuse. On dirait un Rubens éclairé du soleil brillant de Vélasquez. Le portrait de Monet qu’il a exposé est très réussi. Son Portrait de jeune fille m’a beaucoup plu aussi ; c’est une figure étrange et sympathique ; avec son visage allongé, ses cheveux roux, le sourire à peine perceptible, elle ressemble à je ne sais quelle infante espagnole.
Sisley de même est un paysagiste de beaucoup de talent et qui possède des moyens plus équilibrés que Pissarro. Il sait reproduire la neige avec une fidélité et une exactitude remarquables. Son tableau Inondation à Port-Marly est fait de larges coups de brosse et avec une coloration délicate.
Je m’arrête là. Je répète en conclusion : le mouvement révolutionnaire qui s’amorce transformera assurément notre école française d’ici vingt ans. Voilà pourquoi j’éprouve une tendresse particulière pour les novateurs, pour ceux qui marchent hardiment en avant, ne craignant pas de compromettre leur carrière artistique. On ne saurait leur souhaiter qu’une chose : c’est de continuer sans vaciller ce qu’ils ont commencé, et de trouver dans leur milieu un ou plusieurs peintres assez doués pour fortifier par des chefs-d’œuvre la nouvelle formule artistique.

Emile Zola

Notes
 

4 – Le Magasin pittoresque : magazine illustré extrêmement populaire (paru de janvier 1833 à 1938).

5 – On jugera de l’originalité de Zola en lisant, par exemple, l’article de Huysmans dans La Gazette des Amateurs et l’article qu’Albert Wolff consacrait à l’exposition de 1876 dans le Figaro 

6 – On apprend, en lisant Promenade d’un flâneur,  d’Emile Porcheron, dans Le Soleil du 4 avril 1876, que la première salle contenait des oeuvres de Jean-Baptiste Millet, Berthe Morisot, Pissarro, Desboutins et Lepic ; dans la deuxième salle figuraient Le Jeune homme au piano et le Déjeuner de Caillebotte, Le Déjeuner sur l’herbe,  les deux toiles intitulées Femme à sa toilette et des marines de Berthe Morisot, La Japonaise et des paysages de Monet, les toiles de Renoir ; dans la troisième salle, on trouvait les oeuvres de Degas, les Repasseuses et la Modiste, ainsi que les danseuses de Vue de coulisses, les natures mortes de Jacques Français, les vues de Montmartre d’Ottin, les toiles de Tillot, de Bureau et de Rouart.