La Deuxième Exposition impressionniste (1876) vue par Albert Wolff, du Figaro

Dimanche 2. La rue Le Peletier a du malheur. Après l’incendie de l’Opéra, voici un nouveau désastre qui s abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand Ruel une exposition, qu’on dit être de peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui décorent la façade, entre, et à ses yeux épouvantés, s’offre un spectacle cruel. Cinq ou six aliénés dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de l’ambition, s’y sont donne rendez-vous pour exposer leur œuvre.

Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses. Moi, j’en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s’intitulent les intransigeants, les impressionnistes; ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et signent le tout. C’est ainsi qu’à la Ville-Evrard des esprits égarés ramassent les cailloux sur leur chemin et se figurent qu’ils ont trouvé des diamants. Effroyable spectacle de la vanité humaine s’égarant jusqu’à la démence. Faites donc comprendre à M. Pissarro que les arbres ne sont, pas violets, que le ciel n’est pas d’un ton beurre frais, que dans aucun pays on ne voit les choses qu’il peint et qu’aucune intelligence ne peut adopter de pareils égarements ! Autant perdre votre temps à vouloir faire comprendre à un pensionnaire du docteur Blanche, se croyant le Pape, qu’il habite les Batignolles et non le Vatican. Essayez donc de faire entendre raison à M. Degas ; dites-lui qu’il y a en art quelques qualités ayant nom : le dessin, la couleur, l’exécution, la volonté, il vous rira au nez et vous traitera de réactionnaire. Essayez donc d’expliquer à M. Renoir que le torse d’une femme n’est pas un amas de chairs en décomposition avec des taches vertes violacées qui dénotent l’état de complète putréfaction dans un cadavre ! Il y a aussi une femme dans le groupe, comme dans toutes les bandes fameuses, d’ailleurs ; elle s’appelle Berthe Morisot et est curieuse à observer. Chez elle, la grâce féminine se maintient au milieu des débordements d’un esprit en délire.

Et c’est cet amas de choses grossières qu’on expose en public sans songer aux conséquences fatales qu’elles peuvent entraîner. Hier, on a arrêté rue Le Peletier, un pauvre homme qui, en sortant de cette exposition, mordait les passants. Pour parler sérieusement il faut plaindre les égarés ; la nature bienveillante avait doué quelques-uns des qualités premières qui auraient pu faire des artistes. Mais, dans la mutuelle admiration de leur égarement commun, les membres de ce cénacle de la haute médiocrité vaniteuse et tapageuse ont élevé la négation de tout ce qui fait l’art à la hauteur d’un principe ; ils ont attaché un vieux torche-pinceau à un manche à balai et s’en sont fait un drapeau. Sachant fort bien que l’absence complète de toute éducation artistique leur défend à jamais de franchir le fossé profond qui sépare une tentative d’une œuvre d’art, ils se barricadent dans leur insuffisance qui égale leur suffisance et tous les ans ils reviennent avant le Salon avec leurs turpitudes à l’huile et à l’aquarelle protester contre cette magnifique école française qui fut si riche en grands artistes. Ces pauvres hallucinés me font l’effet d’un poète de confiseur, habile à rimer des vers de mirlitons pour les bonbons et qui, sans orthographe, sans style, sans pensée, sans idée, viendrait vous dire

– » Lamartine a fait son temps. Place au poète intransigeant ! »

Je connais quelques-uns de ces impressionnistes pénibles ; ce sont de jeunes gens charmants, très convaincus, qui se figurent sérieusement qu’ils ont trouvé leur voie. Ce spectacle est affligeant comme la vue de ce pauvre fou que j’ai contemplé à Bicêtre il tenait de la main gauche une pelle à feu appuyée sous le menton comme un violon et, avec une baguette qu’il prenait pour un archet, il exécutait, disait-il, le Carnaval de Venise, qu’il se vantait d’avoir joué avec succès devant toutes les têtes couronnées. Si on pouvait placer ce virtuose à l’entrée de l’exposition, le guignol artistique de la rue Le Peletier serait complet.

Albert Wolff.