Censée commencer six mois avant le Salon de 1863, et se terminer quelques années à peine après la chute de l’Empire, L’Œuvre conduit en réalité ses héros de la lutte commune rassemblant les artistes exclus des cimaises officielles lors des premières expositions impressionnistes, à l’éclatement du groupe, consommé dans les années 80, et aux « détraquements » esthétiques du post-impressionnisme. Pour faire « tenir » grossièrement ces événements et cette évolution esthétique dans le cadre qu’il s’était fixé pour le cycle des Rougon-Macquart, les vingt ans du Second Empire, Zola laisse dans l’ombre la chronologie et condense dans chacun des Salons auxquels participe Claude plusieurs manifestations artistiques comme il condense dans chaque personnage des traits empruntés à plusieurs peintres. Ainsi retrouve-t-on dans la description du « Salon des Refusés » des toiles qui évoquent aussi le Salon de 1865 et la première exposition impressionniste de 1874. La toile de Claude, Plein Air est en effet une synthèse du Déjeuner sur l’herbe (1863) et d’Olympia (1865) mais aussi des réinterprétations que Cézanne faisait de Manet à l’exposition de 1874. Les rires qui accueillent Plein Air rappellent d’ailleurs tout à la fois le scandale du Déjeuner et les quolibets qui ont donné à l’impressionnisme son nom de baptême dérisoire.
On se souvient en effet que de jeunes artistes, parmi lesquels Monet, Renoir, Sisley, Degas, Berthe Morisot, Pissarro, Béliard, Guillaumin et Cézanne, lassés d’être exclus du Salon, écœurés des concessions qu’avait faites Manet lui-même pour y faire recevoir Le Bon Bock en 1873, décidèrent de se passer des avis autorisés du jury et de se regrouper au sein d’une coopérative indépendante. Du 15 avril au 15 mai 1874, ils exposèrent quelque 175 toiles, au 35 Boulevard des Capucines, chez Nadar. Comme Claude et ses amis brandissant le drapeau du « Plein air » après les « plein air, trou la la la laire, tout en l’air » dont on les a brocardés au Salon des Refusés, Monet et les siens avaient adopté le mot d’« impressionnisme » après l’article de Leroy fustigeant Impression, Soleil levant dans Le Charivari : « Que représente cette toile ? écrivait avec humour le critique. Voyez au livret. Impression, soleil levant. Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans « …
C’est que, comme le disait Zola dans ses Ecrits sur l’art, tout mouvement nouveau a besoin d’un nom de guerre. Pourtant, dès le départ, des individualités très différentes étaient présentes dans le groupe et des divergences, stratégiques et esthétiques, apparurent bientôt. Fallait-il ou non exposer au Salon officiel ? Bongrand, dans L’Œuvre, prend le parti des « intransigeants » qui, à l’instar de ceux qui exposèrent à la troisième exposition impressionniste, en 1877, prônèrent la rupture totale avec le Salon, interdisant même à ceux qu’ils accueillaient de présenter leurs œuvres au jury officiel. Lorsque Fagerolles lui demande d’utiliser sa « charité » pour faire recevoir Claude à l’exposition officielle, le vieux maître s’indigne d’un pareil négoce : « qu’il soit donc plus fier, nom de Dieu ! qu’il ne foute jamais rien au Salon », s’écrie-t-il.
Mais Zola sait bien que pareille attitude n’est pas sans conséquence et ruine dangereusement le crédit de ceux qui refusent de faire valider leurs créations par le jury. Il incarne en Chaîne, peintre raté devenu bateleur de foire, les impasses de cette stratégie de rupture : Chaîne en est réduit à chercher dans les badauds incultes qui viennent tenter leur chance au jeu de tournevire un public qu’il n’a jamais trouvé ailleurs : pitoyables reliques de sa vie d’artiste, ses trois toiles, pendues à côté de la roue de la fortune, décorent vainement son stand…
Quoi qu’il pense de la vanité des décorations et des récompenses officielles, Zola considère donc qu’à vouloir rééditer le coup de force de Courbet, qui fit édifier à ses frais le Pavillon du Réalisme pour y montrer une rétrospective de ses œuvres en 1855, les impressionnistes jouent à qui perd gagne. Manet, qui présenta ainsi ses toiles sous un chapiteau lors de la foire géante que fut l’exposition universelle de 1867, comprit très vite que, s’il pouvait se passer financièrement de la consécration du Salon grâce à sa fortune personnelle, il avait besoin néanmoins de la reconnaissance symbolique de celui-ci. Quant aux pauvres diables qui, comme Monet, n’avaient d’autre moyen d’existence que leur peinture, ils risquaient de compromettre tout espoir de commandes par leur isolement de francs-tireurs. Et c’est bien ce qui arrive à Claude : « Lui, tombé dans la moquerie parisienne, ne vendait absolument plus rien. Une exposition indépendante, où il avait montré quelques toiles, avec des camarades, venait de l’achever près des amateurs, tant le public s’était égayé de ces tableaux bariolés de tous les tons de l’arc-en-ciel. »
Ceux qui, au contraire, à l’instar de Fagerolles, ont « les talents de souplesse et de patience », peuvent s’assurer une place sur le marché de l’art. Admis au Salon, le peintre opportuniste est accablé de commandes et il fonde désormais sa carrière sur « le commerce » méprisé par Claude, « la fabrication des portraits bourgeois » : « Décoré de l’année précédente, Fagerolles exigeait, assurait-on, dix mille francs d’un portrait. Naudet, qui, après l’avoir lancé, exploitait maintenant son succès par coupes réglées, ne lâchait pas un de ses tableaux à moins de vingt, trente, quarante mille francs. »
Presque tous ceux que nous appelons aujourd’hui « impressionnistes » ont en effet dû payer très cher leur dissidence par rapport à l’art officiel : « Vous est impossible, là, comprenez-vous ! […] Vous avez une étiquette dans le dos, il vous faudra dix ans d »efforts avant de la décoller » dit Jory aux peintres qui incarnent leur combat dans L’Oeuvre. Constamment, ils ont donc oscillé entre les deux attitudes, de rupture et de conciliation, et Zola dramatise dans le dernier repas où la bande se déchire chez Sandoz les inévitables conflits que suscitèrent les revirements tactiques des uns et des autres.
Seuls Cézanne et Manet, deux personnalités complètement antithétiques, présentèrent inlassablement leurs oeuvres au Salon, le premier pour « mettre le jury dans son tort », le deuxième pour se faire accepter du public et accéder aux honneurs qu’il enviait à d’autres. Mais Cézanne participa à plusieurs expositions impressionnistes tandis que Manet, ne voulant pas se commettre avec cet anarchiste de la peinture, refusa obstinément d’y montrer ses œuvres : « Pardi ! Il suffisait d’être avec Claude pour être flanqué à la porte de partout » dit Mahoudeau dans L’Œuvre, exprimant ainsi un point de vue qui pourrait bien être le sien. Dès 78 Renoir, qui n’a « jamais voulu jouer au martyr », accepte de rentrer dans « le giron de l’église » : reçu au salon de 78, il n’envoie rien à la quatrième exposition impressionniste de 1879 et retrouve ainsi, comme Fagerolles, le chemin des commandes ; quant à Monet, après avoir boudé le salon officiel depuis 70, il se résigne à discipliner son pinceau pour y revenir en 1880 avec Lavacourt, un paysage assagi ; mais le jury ne lui pardonne pas sa longue révolte et il doit se contenter d’y rentrer par la petite porte, grâce une « charité ». Monet est sans doute en effet la principale victime de ce que Zola considère comme une erreur de stratégie : « Voilà un peintre de l’originalité la plus vive qui, depuis dix ans, s’agite dans le vide, parce qu’il s’est jeté dans des sentiers de traverse, au lieu d’aller tout bourgeoisement devant lui, écrit-il dans Le Naturalisme au Salon de 1880. Le grand courage est de rester sur la brèche, quelles que soient les fâcheuses conditions où l’on s’y trouve ». Et Zola déplore que Monet, après Renoir, passe pour un « renégat » tandis d’autres, dont Degas, tirent les marrons du feu.
Car, si l’on en croit Zola, seul Degas, qui n’a jamais été « persécuté aux Salons officiels » où on le recevait « en belle place », profita véritablement des expositions indépendantes où ses œuvres, incontestablement plus finies, plus dessinées que celles de ses camarades, pouvaient bénéficier de la comparaison aux yeux du public … : « l’artiste […] a compris combien il bénéficierait des avantages d’une petite chapelle où ses œuvres si fouillées et si fines pourraient être vues et étudiées à part, écrit Zola en 1880. En effet, dès qu’il n’a plus été perdu dans la cohue du Salon, tout le monde l’a connu ; un cercle d’admirateurs fervents s’est formé autour de lui. Ajoutez que les œuvres un peu bâclées des autres impressionnistes faisaient ressortir le fini précieux des siennes. » Est-ce à lui que Zola pense lorsqu’il fait dire à Jory à propos de Fagerolles : « Il ne vaut pas cher… Et il vous a roulés, c’est vrai, ah! ce qu’il vous a roulés, en rompant avec vous et en se faisant un succès sur votre dos! » ? On peut le penser en tout cas en lisant le Salon de 1880 où Zola conclut ce paragraphe sur Degas par cette remarque amère : « les tentatives de ce genre profitent à une ou deux personnalités, qui montent, comme on dit, sur les épaules des camarades pour se mieux mettre en lumière. » Au moment où Zola écrit L’Œuvre, Degas avait d’ailleurs pris, comme Fagerolles, la précaution de se désolidariser du groupe impressionniste après avoir bénéficié de ses expositions…
Mais en incarnant tous les reniements en Fagerolles, Zola sème la confusion et suscite l’amalgame entre les vrais impressionnistes – ceux qui, comme Renoir ou Monet, par delà quelques concessions inévitables, ont profondément renouvelé la manière de voir -, et les émules, ceux qui ont su éclaircir leur palette pour peindre des sujets mièvres convenant au goût bourgeois. Pourtant L’Œuvre témoigne à sa manière des relations chaotiques qui s’instaurèrent entre les peintres dès la première exposition impressionniste de 1874 et on ne peut accuser le romancier de méconnaissance, de partialité ou d’injustice…
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