Elève de Léon Cogniet, grand admirateur d’Ingres, Bonnat est le grand maître du portrait officiel et du portrait bourgeois : les présidents de la III° République, Jules Ferry, Thiers, Loubet, les écrivains et les artistes en vue, Hugo, Dumas fils ou la célèbre actrice Mme Pasca poseront devant son chevalet.
Mme Pasca, 1874
Un voyage en Orient, en 1870, donne à Bonnat le goût des scènes pittoresques et exotiques : la toile qu’il expose cette année-là au Salon, Une paysanne égyptienne et son enfant (MET) ou le Barbier nègre à Suez, que commente Zola, sont typiques de cet orientalisme.
Membre du jury qui barre autant que faire se peut la route à Manet, Bonnet va parfois à contre courant de l’académisme : en 1874, il refuse deux des toiles de Manet mais il accepte Le Chemin de Fer ; deux ans plus tard, il vote pour le Portrait de Desboutin et pour Le Linge, refusé à la quasi unanimité par ses pairs.
Bonnat est d’ailleurs l’ami de Degas, un dessinateur, comme lui, et c’est peut-être à lui que Toulouse-Lautrec doit son extraordinaire talent de dessinateur. L’évolution de Zola à son égard est sensible. Si, en 1874, il se contente de citer « le grand christ jaunâtre de Bonnat » parmi les succès du Salon, il lui accorde bientôt des analyses plus fouillées et finit par compter Bonnat au nombre des artistes qui, en dépit d’eux-mêmes, font progresser le naturalisme à la conquête de l’Ecole des Beaux-Arts.
On regarde […] beaucoup le portrait de Mme Pasca, par M. Bonnat. L’actrice est debout, vêtue d’une robe de satin blanc. Je trouve cette peinture un peu lourde et trop crayeuse.
Lettre de Paris 1875
Bonnat a exposé un portrait de Mme Pasca qui a fait fureur au Salon. La grande artiste, dans une robe de satin blanc bordée de fourrure, est debout, la tête relevée. le bras droit, nu, pend le long du corps, la main gauche s’appuie sur une chaise de bois doré. Elle est superbe, énergique, triomphante. Il faut dire que Bonnat n’est pas à classer parmi les peintres de chic. Ce n’est pas lui que je visais dans mes observations générales sur la tendance de nos portraitistes à diluer la vie. Au contraire je lui fais grief de l’avoir épaissie, de s’être trop appesanti en peignant. La tête de Mme Pasca me semble un peu lourde. En réalité il y a plus de feu, plus d’animation, plus d’esprit dans les traits de sa physionomie. La robe de satin blanc est également trop lourde; on reconnaît à peine l’étoffe. Mais ce qu’il convient de louer sans réserve, c’est ce bras droit, ce bras nu qui tombe si noble ment et donne tant de caractère à toute la figure ; il est fait de main de maître. À part cela, certains détails sont remarquables, la bague, l’agrafe de la ceinture, rendue avec tant de vérité qu’on pourrait s’y tromper et les prendre pour réelles. Enfin la facture de la chaise est admirable, inimitable. Bonnat n’est pas de ceux que j’aime, mais je conviens volontiers qu’aucun des peintres d’aujourd’hui ne sait rendre une figure avec tant de force. Mme Pasca est très à la mode à l’heure présente. Elle passe ses vacances d’été à Paris et a reparu depuis peu dans le rôle créé par elle en 1868 de Fanny Lear dans la pièce de MM. Meilhac et Halévy. La pièce est médiocre à souhait; une aventurière s’empare d’un vieux baron et, bien entendu, reçoit son châtiment au dénouement. Mais le talent de Mme Pasca a insufflé la vie à cette production. Le Vaudeville, qui se trouvait à l’agonie, fait une recette énorme. L’actrice excelle surtout dans le troisième acte. Paris, qui la regrettait depuis que Pétersbourg nous l’avait ravie, la comble d’ovations frénétiques. Elle retournera l’hiver prochain à Pétersbourg, grandie de ce triomphe. La foule qui s’attarde devant son portrait se compose de spectateurs qui l’ont applaudie au Vaudeville.
Lettres de Paris – Une exposition de tableaux à Paris – juin 1875
M. Bonnat, plus solide et plus vrai [que Cabanel et Gérome], a envoyé un Jacob luttant avec l’Ange, d’une exécution énergique mais commune.
Lettres de Paris 2 mai 1876
Bonnat a exposé La Lutte de Jacob. Voilà encore un prétexte à peindre le corps nu – et rien de plus, d’autant que Bonnat alourdit d’une façon extraordinaire tout ce qu’il reproduit. On croirait vraiment qu’il peint avec du mortier. Ses saintes-vierges, ses christs, ses anges, adhèrent à la terre ; il a beau leur attacher des ailes, ils sont trop pesants pour s’élever du sol. Ce n’est pas que je me plaigne de la solidité de Bonnat qui, lui, défend les transports des peintres spiritualistes. Mais, en vérité, je souhaiterais plus de feu dans cette peinture de chairs qui fait penser à du crépissage. Ses deux lutteurs, l’ange et Jacob, sont deux gaillards bien portants, aux muscles tendus par l’effort. Nous voyons là un travailleur puissant, mais nous ne voyons pas d’artiste dans l’acception nerveuse que nous donnons aujourd’hui à ce mot.
Lettres De Paris – Deux Expositions d’art au mois de Mai – Juin 1876
Barbier nègre à Suez
Je parlerai en premier lieu de Bonnat. Actuellement, c’est lui qui est en réalité le plus puissant et le plus solide de nos peintres. Il n’a pas moins de dix-sept tableaux à l’exposition.
Tout comme Cabanel, il fait des portraits qui se vendent très cher, seulement il peint ordinairement des bourgeoises et non des duchesses, et c’est déjà un indice du caractère de son talent. Le portrait de la Pasca, qui fit son apparition au Salon de 1875, est une très belle chose. Je reconnais, d’ailleurs, que je préfère les portraits de Bonnat à ses autres tableaux. Ainsi son Barbier nègre à Suez, en train de raser un autre nègre qui est assis par terre, rappelle les compositions de Gérome.
Quant à ses scènes italiennes, Scherzo et Tenerezza, toutes ces femmes et enfants qui s’ébattent, c’est un truc qui me paraît usé jusqu’à la corde. On a fait un tel abus d’Italiens et d’Italiennes qu’une fureur muette me prend à la vue de ces éternels chiens rouges, de cet éternel bout d’étoffe enroulé autour de la tête. Bonnat a quelques tableaux à l’exposition extraordinaire de la Ville de Paris. Ce sont des compositions décoratives qui ornent la salle d’audience du palais de Justice. Comme tout ce qui procède du pinceau de cet artiste, elles font preuve d’une grande simplicité de composition et d’une technique solide.
Ne pouvant analyser en détail tous les dix-sept tableaux de Bonnat, je me contenterai de porter un jugement d’ensemble sur son talent. Comme je l’ai déjà dit, depuis Courbet nous n’avons pas de travailleur plus robuste que Bonnat. Seulement il manque d’élégance, on surprend parfois chez lui des tons bitumineux, cadavéreux ou crayeux. Son pinceau déforme la nature. Ses confrères qui le jalousent le qualifient grossièrement et injustement de maçon. Ce mot peint son style, qui est reconnaissable entre mille. De loin il ne frappe pas autant que de près. C’est un homme jeune encore, d’ailleurs et qui perfectionne chaque année sa manière.
Abandonnant ses Italiennes agaçantes, il est passé au Christ qui orne la salle d’audience, et qui est une des oeuvres les plus réussies de notre école dans ces dix dernières années. C’est un talent puissant qui se développe.
Lettres de Paris – L’Ecole française de peinture à l’exposition de 1878 Juillet 1878
Mais je pourrais nommer […] quantité de peintres emportés, plus ou moins à leur insu, par le souffle moderne. […] Toutes les forces vives sont accaparées par l’école naturaliste. Si les représentations de la tradition restent toujours sur la brèche, leurs meilleurs disciples les trahissent pourtant, de sorte qu’on peut prévoir l’heure où l’Académie des beaux-arts elle-même sera prise de force par les impressionnistes ou, pour mieux dire, par les naturalistes.
Cela est clair comme le jour pour l’observateur qui visite chaque année les Salons. Cabanel se fait tous les ans plus incolore, plus veule, plus faux. Bouguereau avec sa mièvrerie ne touche plus que les dames sentimentales. Bonnat conserve toujours sa réputation de solide artiste, mais on lui reproche sa lourdeur, et on en viendra à le traiter de simple ouvrier, esclave de Courbet, qui ne rachète pas la lourdeur de sa brosse parla délicatesse de ses tons.
Lettres de Paris – Nouvelles artistiques et littéraires
Le Salon de 1879, juillet 1879
À côté de ces pauvretés de l’École, il y a, au Salon, des œuvres de grand mérite dues à des personnalités qui se sont créé des places honorables dans l’art contemporain. Je nommerai par exemple MM. Bonnat, Henner, Vollon, Jean-Paul Laurens. Les trois premiers sont des ouvriers du mouvement naturaliste, à des points de vue particuliers ; ils y apportent chacun son procédé personnel. Aucun d’eux, à mon sens, n’a résumé la formule avec la facture magistrale d’un Courbet ou la flamme superbe d’un Delacroix ; mais, s’ils n’ont pu se hausser au génie, ils font à coup sûr preuve du plus grand talent, et leurs études consciencieuses de la nature aident beaucoup à l’évolution présente. Pour moi, ils tiennent dans la peinture la place que MM. Augier, Dumas et Sardou occupent dans la littérature dramatique, une place de pionniers, de talents transitoires et précurseurs, donnant la monnaie de l’époque, ne s’incarnant pas dans des oeuvres complètes et magistrales.
Cette année, le portrait de M. Grévy, exposé par M. Bonnat, est peu goûté ; on le trouve froid et sec. Son second tableau, Job, soulève d’autre part beaucoup de discussions. Les dames se récrient, trouvent affreux ce vieillard au ventre ridé, aux membres décharnés. Il est certain que nous sommes loin des chairs ambrées de M. Bouguereau.
Bonnat, Job
Comment voulait-on que M. Bonnat peignît Job, ce type de misère et d’ordure ? Je trouve que, loin de renchérir sur la Bible, il nous a encore épargné les plaies et le pus que Job raclait avec un débris de poterie. Son Job, si on le compare au texte, reste un Job de bonne société. Du moment où l’artiste voulait peindre la figure de tous les abandons et de tous les dégoûts, il lui fallait bien avoir le courage de l’horreur. Maintenant, j’accorde que les jeunes dames tendres auraient tort de chercher à s’exciter devant cette vieillesse affreuse. Je ne reprocherai donc pas à M. Bonnat sa conscience d’artiste, je trouve qu’il n’a jamais aimé davantage la nature, ni peint une académie avec plus de solidité. Ce que j’aime moins, c’est sa facture elle-même, solide mais lourde, de tons sans transparence, comme bâtie à chaux et à sable, ayant le grain serré et apparent d’un crépissage. Nous n’avons pas actuellement d’ouvrier plus consciencieux, mais nous avons des artistes plus fins ; par exemple, comparez la facture de M. Bonnat à celle de Courbet, et vous sentirez comment on peut être puissant sans cesser d’être fin. […]
J’ai fini. En somme, j’ai constaté les progrès croissants du naturalisme. Chaque année, à chaque Salon, on peut voir l’évolution s’accuser davantage. Les peintres de la tradition académique se lassent, produisent des œuvres de plus en plus médiocres, dans l’isolement qui s’élargit autour d’eux ; tandis que toute la vie, toute la force viennent aux peintres de la réalité et de la modernité. Les élèves de MM. Cabanel et Gérome les abandonnent un à un ; ce sont les meilleurs, les plus intelligents, les mieux doués, qui ont déserté l’École les premiers, entraînant sur leurs pas tous leurs camarades de quelque mérite, ne laissant aux professeurs que les médiocres, ceux qu’aucun tempérament ne tourmente ; de sorte qu’avant dix ans la désertion sera complète, la face de l’art transformée, le naturalisme triomphant, sans adversaires. D’ailleurs, nous avons vu, par les exemples de MM. Bonnat, Henner et Vollon, que tout artiste de talent s’appuie aujourd’hui sur l’observation et l’analyse ; c’est grâce à ces messieurs que le naturalisme, balbutiant encore il est vrai, entrera sans doute prochainement à l’Institut.
Le naturalisme au Salon, Le Voltaire – 18-22 Juin 1880
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