QUELQUES BONNES TOILES

Rien n’est amusant comme l’attitude de la critique à l’égard de Courbet. Le maître est loin d’être accepté ; on le tolère tout au plus ; on se défie de lui, on semble toujours redouter une mauvaise plaisanterie de sa part. Chaque année, les salonniers se tâtent, se consultent, se demandent s’ils peuvent risquer un éreintement ou un éloge. Pas un d’eux ne paraît se douter que, lorsque Courbet faiblit, il reste encore un des premiers peintres de l’époque. Quelle pauvre critique que cette critique courante des journaux qui jugent une œuvre mesquinement, une loupe à la main, sans jamais voir la personnalité large de l’artiste ! Un tableau plus ou moins réussi ne signifie rien quand on le prend à part ; il faut considérer le tempérament d’un homme dans son entier, sa force créatrice, les qualités rares et individuelles qui en font un maître original. Il m’importe peu qu’une toile soit moins complète, il me suffit de retrouver, dans cette toile, l’accent particulier d’un esprit puissant et souple. Les œuvres voisines peuvent être parfaites, leur perfection sera vide de cet accent-là, et dès lors ces œuvres me paraîtront écœurantes de médiocrité. Dire qu’il y a des gens qui n’ont pas assez de mépris pour Courbet, et qui se vautrent ensuite d’admiration devant les sucreries de certains peintres ! Ces braves gens sont des idéalistes quand même ; ils sont satisfaits, non pas du talent de l’artiste, mais de la reproduction éternelle de lignes qui leur plaisent. Alors, ils lâchent le robinet tiède de leurs phrases, ils oublient qu’ils viennent de donner le fouet à un maître, et ils distribuent des friandises à de misérables élèves, à des copistes de quatre sous. Eh ! Sachez qu’un coup de pinceau de Courbet, si rude et si faux qu’il soit, vaudra toujours mieux que tous les tableaux mis en tas des peintres à succès.

Courbet, L’Aumône d’un mendiant à Ornans

Cette année, Courbet n’a pas été heureux avec la critique. Son tableau, L’Aumône d’un mendiant à Ornans, a été quelque peu traîné dans la boue par les idéalistes en question. Les faiseurs de phrases pittoresques, ceux qui parlent peinture comme des artificiers, en allumant une fusée à chaque virgule, ont déclaré que le maître était devenu gâteux. D’ailleurs, l’année prochaine, ils ne se souviendront plus d’avoir dit cela et ils lui trouveront peut-être beaucoup de talent. La vérité est que le tableau du présent Salon est très lumineux ; s’il n’est pas d’une peinture aussi solide que les anciennes toiles de l’artiste, il est encore bâti à chaux et à sable comparé aux toiles encensées par la critique. Entendons-nous, je ne suis pas assez proudhonien pour accorder une larme au sujet et m’extasier sur la philosophie doucement humanitaire de Courbet. Je n’ai jamais vu en lui qu’un faiseur de chair ; je le loue comme artiste individuel, laissant à d’autres le soin de le louer comme moraliste. Courbet cherche à faire blond depuis quelque temps. La jeune école, qui voit la nature par taches claires, lui a fait abandonner, sans doute à son insu, sa manière noire, celle du Convoi d’Ornans et de La Fileuse.

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Courbet, Un Enterrement à Ornans

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Courbet, La Fileuse

Je ne sais, si j’avais un conseil à lui donner, je lui dirais de revenir à sa première façon de voir. Son talent a une ampleur et une sévérité qui s’accommodent mal des gaietés blondes de la nature. J’avoue n’aimer que médiocrement ses dernières marines, très fines, il est vrai, mais un peu minces pour sa rude main magistrale.

 Reproductions De Qualité Musée | Côte de la mer en Normandie, 1867 de Gustave Courbet (1819-1877, France) | WahooArt.com

Courbet, La Plage à Trouville, 1865 et Côte de la mer en Normandie, 1867

À cette heure, lorsqu’il peint ce qu’il nomme « des paysages de mer » (1), il se rencontre avec un peintre qui a le sens des horizons humides de l’eau et des taches vibrantes que fait une toilette de femme sur un ciel gris. Je veux parler de Boudin qui a au Salon deux excellents tableaux.

 

Boudin, Le Départ pour le pardon et La Jetée du Havre

Le Départ pour le pardon sort un peu de la manière ordinaire du peintre ; l’ensemble y est monté de ton plus que d’habitude. Je préfère La Jetée du Havre. Là je retrouve l’originalité exquise de l’artiste, ses grands ciels d’un gris argentin, ses petits personnages si fins et si spirituels de touche. Il y a une rare justesse d’observation dans les notes, dans les attitudes de ces figures groupées au bord de l’immensité. C’est charmant et très vrai d’impression. Avec Manet, Jongkind et Claude Monet, Boudin est à coup sûr un des premiers peintres de marines de ce temps. Je parlerai encore à la hâte de trois artistes dont les toiles m’ont arrêté. Si je suis exclusif, je veux montrer au moins que je sais admettre le talent là où il est. Bonvin a au Salon la meilleure œuvre que j’aie encore vue de lui. Sous ce titre : La Lettre de réception, il expose un intérieur de communauté, quelques religieuses groupées dans une pièce nue et froide. La peinture en est très solide, les noirs surtout sont magnifiques.

La lettre de recommandation de François Bonvin - Reproduction d'art haut de gamme

Bonvin, La Lettre de réception

Chaque religieuse fait une note caractéristique sur le fond. Peut-être la pâte paraît-elle un peu cuite ; s’il y avait plus de souplesse dans la touche, l’air circulerait mieux autour des personnages. Mais telle qu’elle est, cette petite toile est encore un des morceaux les mieux peints et les plus solides du Salon. Comme souplesse, je préfère un intérieur d’Évariste de Valernes, intitulé : Une pauvre malade.

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Évariste de Valernes, Une pauvre malade

Une femme à demi couchée dans un fauteuil reçoit la visite d’une de ses amies. Le sujet n’est rien, mais ce qui m’a surpris, ce sont les qualités d’ensemble de cette œuvre. C’est véritablement là un intérieur, une chambre pleine de l’air qui lui est propre. On voit que l’artiste a une entente particulière du côté moderne, qu’il cherche à rendre le milieu réel avec les personnages réels. D’ordinaire, les scènes d’intérieur qu’on nous donne sont peintes en plein décor de carton. Évariste de Valernes a su mettre dans la pièce où languit sa pauvre malade un air moite qui flotte avec une douceur particulière. Tout se tient, l’atmosphère, les figures et les murailles : c’est une page bien observée de la vie intime.

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Degas, Portrait de Mlle E. F… à propos du ballet de la Source

C’est encore une page observée et très fine que celle d’Edgar Degas : Portrait de Mlle E. F… à propos du ballet de la Source. J’aurais préféré intituler ce tableau : Une halte au bord de l’eau. Trois femmes sont groupées sur une rive ; un cheval boit à côté d’elles. La robe du cheval est magnifique, et les toilettes des femmes sont traitées avec une grande délicatesse. Il y a des reflets exquis dans la rivière. En regardant cette peinture, qui est un peu mince et qui a des élégances étranges, je songeais à ces gravures japonaises, si artistiques, dans la simplicité de leurs tons. J’arrêterai ici ma revue. Certes, je pourrais allonger la liste, trouver encore des œuvres méritantes, puis critiquer par ordre alphabétique les médiocrités de toutes natures. À quoi bon ? Je ne m’amuserais guère à dresser un pareil catalogue, et le public s’amuserait encore moins à le lire. J’ai voulu simplement mettre en lumière les artistes de talent méconnus et discutés, et donner en même temps quelques idées d’ensemble sur le moment artistique. Ma tâche est achevée. Notre art est encombré de gens nuls, et j’admire la constance de mes confrères qui, chaque année, écrivent les mêmes articles sur les mêmes gens. Ils ont la louange périodique ; je serais aussi ridicule qu’eux, si, périodiquement, je me mettais en colère. On a pu voir que j’ai évité avec soin de nommer un seul des peintres dont les tableaux m’irritent. Je n’ai pas eu assez de place pour admirer à mon aise les nouveaux venus qui me paraissent puissants et originaux. J’aurais regretté les moindres bouts de ligne donnés aux artistes patentés, que je trouve d’une banalité molle et désolante. D’ailleurs, la foule connaît ceux dont je n’ai pas fait mention. Elle les aime et n’a pas besoin d’être poussée pour s’entasser devant leurs œuvres. Ces messieurs sont incapables de rien changer à leur talent, leurs toiles sont toutes aussi vides. Si mes lecteurs désiraient absolument avoir l’opinion générale de la critique sur le tableau de monsieur un tel, ils n’auraient qu’à feuilleter un ancien compte rendu du Salon d’un critique quelconque : ils y trouveront un jugement sur le monsieur en question, qui peut s’appliquer à toutes ses œuvres passées, présentes et futures. Je regrette seulement de ne pas avoir la place nécessaire pour juger comme ils le méritent les succès du Salon. Jamais peut-être la peinture n’avait été moins en cause. Il n’y a pas une seule des toiles regardées qui soient véritablement peintes. Toutes attirent le public par des raisons étrangères à l’art. La foule finira par aller au Salon comme elle va au théâtre, pour voir des coups de scène, des toilettes et des décors. Les mélodrames abondent. Les maris trompés qui tirent des coups de pistolet sont fort goûtés. On ne dédaigne pas non plus les moribonds qui se marient au milieu des sanglots de l’assistance. Jeunes artistes de demain, prenez modèle. Le succès est dans les sujets larmoyants ou terribles. Il est inutile de savoir peindre, inutile d’avoir une personnalité et de chercher âprement le vrai. Représentez, l’année prochaine, un banquier qui se suicide devant sa caisse vide, ou tout autre dénouement violent d’une pièce de l’Ambigu, et vous vendrez votre toile quelques milliers de francs, et vous entendrez monter à vos oreilles les murmures flatteurs de tout un peuple. Les gravures de mode sont également très demandées Ah ! si vous pouviez faire des grandes dames qui ressemblent à des petites dames et des petites dames qui ressemblent à des grandes dames, votre fortune serait assurée. Surtout pas d’originalité. Lisez la comtesse de Renneville, elle vous sera d’un bon conseil et d’une bonne inspiration. Que votre peinture soit plate comme une gravure colorée du Magasin des Demoiselles, que vos figures aient l’air de poupées de carton, habillées par Worth, et alors votre succès dépassera toutes les bornes. Mais peut-être avez-vous de l’ambition, peut-être voulez-vous peindre le nu. Essayez alors d’être classiquement indécent, de peindre une femme qui, tout en n’étant pas une femme. se vautre sur le dos d’une telle façon, en se pâmant, en roulant les yeux, qu’elle éveille des pensées égrillardes chez les bourgeois. Vous m’entendez bien. La nature est sale, et la saleté déplaît ; ne commettez pas la faute de copier un modèle, cela dégoûterait. Soyez simplement voluptueux, dessinez une belle telle que les imbéciles la rêvent, avec toutes les rondeurs et toutes les grâces d’une poupée de coiffeur, et donnez à cette belle une ombre de chair, une peau rose comme le maillot des danseuses. Si vous évitez l’indécence âpre de la nature et si vous vous jetez en plein dans la polissonnerie du rêve, le public est capable de parler tout haut d’idéal en pensant tout bas à des choses qui ne sont rien moins qu’idéales. Là est l’habileté suprême, chatouiller les sens et faire crier à l’idéalisme. Je suis heureux d’avoir pu donner, avant de finir, ces quelques conseils aux jeunes artistes. Le succès sera certain, surtout pour ceux d’entre eux dont les pères occupent déjà une haute position dans l’art. Ceux-là auront des médailles. Dieu me garde de mettre une méchanceté quelconque dans cette prédiction. Je pense simplement qu’il est difficile à des peintres réunis en jury de ne pas couronner les fils d’excellents confrères, quand on sait le vif plaisir que cela doit leur causer. Cette année, il y a eu quatre héritiers qui ont reçu des récompenses. C’est qu’ils avaient mérité ces récompenses, je n’en doute point. D’ailleurs, pourquoi n’aurions-nous pas des majorats artistiques ? Ah ! le joli article qu’il y aurait à faire sur les médaillés. Où diable le jury des récompenses est-il allé pêcher le mérite ? On dirait une protestation contre le bruit et le succès. Le public lui-même est dérouté en lisant le mot : Médaille, sur le cadre de certaines toiles, devant lesquelles il n’aurait jamais eu l’idée de s’arrêter. Je crois, pour ma part, que le jury a voulu faire une manifestation en faveur de la médiocrité de l’École. C’est très médiocre, il est vrai, mais c’est récompensé. Donc faites comme cela. À samedi prochain un article sur la sculpture, le dernier.

Emile Zola

Notes :

1 – Courbet distingue « les paysages de mer » des « marines », un terme qu’il réserve aux batailles navales et aux scènes de naufrage ; invité à Trouville en 1865 pour y faire des portraits des habitués du Casino, il entame une série de « vingt cinq paysages de mer… vingt-cinq ciels d’automne tous plus extraordinaires et libres l’un que l’autre » « Je suis ici à Trouville dans une position ravissante, écrit-il à son ami d’enfance Urbain Cueno le 16 septembre 1865. Le Casino m’a offert un appartement superbe sur la mer… » 

 

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