L’exposition internationale de 1878 (I -II – III)

Lettres de Paris, juillet 1878

L’Ecole française de peinture à l’Exposition de 1878

 

I

Je vous ai écrit à propos de l’exposition en général ; arrêtons-nous cette fois-ci à l’école française de peinture représentée à l’Exposition de 1878.
Il faut rappeler avant tout où nous en étions en 1867, à l’exposition qui eut lieu à Paris cette année-là. Les grands artistes de l’âge moderne, Eugène Delacroix et Ingres, étaient morts, ne laissant derrière eux que des disciples habiles. Je ne vais pas me mettre à les analyser. je ne fais que les citer comme les porte-flambeau artistiques de la première moitié de notre siècle, avec leurs deux formules, leurs façons caractéristiques de s’exprimer, en coloriste et en dessinateur. En mourant, ils ont laissé un grande vide dans l’école.
Cependant il restait encore après eux des artistes qui avaient paru plus tard. En premier lieu je nommerai Courbet était de leur taille. Puis venait toute une grande école de paysagistes : Théodore Rousseau, Daubigny, Corot, sans parler de Diaz et de Millet. De 1867 à 1878 ces artistes marchèrent toujours à l’avant et constituèrent la force et la beauté de notre école. Mais ils moururent l’un après l’autre, et le vide laissé par Delacroix et Ingres se fit sentir de plus en plus. Aujourd’hui, en étudiant l’exposition du Champ-de-Mars, on peut juger de l’activité de nos peintres au cours des dix dernières années, et nous verrons quels sont les descendants des grands talents disparus. L’article présent sera consacré aux vivants. Je veux esquisser nettement l’état actuel, et indiquer ce que, après un si glorieux passé, on est en droit d’attendre de l’avenir.

II

Mais avant de parler des vivants, je vais évoquer le souvenir des dons magnifiques de ceux qui ont disparu dans ces dernières années et dont les œuvres sont exposées au Champ-de-Mars.
Je m’occuperai tout d’abord de Courbet. J’ai dit que jusqu’ici il y a eu trois grands talents dans l’école française du XIXe siècle : Eugène Delacroix, Ingres et Courbet, et que ce dernier était aussi grand que les deux premiers. Les trois ensemble ont révolutionné notre art : Ingres accoupla la formule moderne à l’ancienne tradition ; Delacroix symbolisa la débauche des passions, la névrose romantique de 1830 ; Courbet exprima l’aspiration au vrai – c’est l’artiste acharné au travail, asseyant sur une base solide la nouvelle formule de l’école naturaliste. Nous n’avons pas de peintre plus honnête, plus sain, plus français. Il a fait sienne la large brosse des artistes de la Renaissance, et s’en est servi uniquement pour dépeindre notre société contemporaine.
Remarquez qu’il est dans la ligne de la tradition authentique. Tout comme le travailleur de talent qu’était Véronèse ne peignait que les grands de son époque – même quand il lui fallait représenter des sujets religieux -, de même le travailleur de talent qu’était Courbet prenait ses modèles dans la vie quotidienne qui l’entourait. C’est autre chose que ces artistes qui, voulant être fidèles aux traditions, copient l’architecture et les costumes des artistes italiens du XVIe siècle.

Courbet, La Vague

Au Champ-de-Mars il n’y a qu’une toile de Courbet : La Vague, et même ce tableau n’y figure que parce qu’il appartient au musée du Luxembourg, et dès lors l’Administration des beaux-arts a bien été obligée de l’accepter (1). Et c’est cette toile unique que nous montrons à l’Europe, alors que Gérome (1) dans la salle voisine ne compte pas moins de dix tableaux et que Bouguereau (2) va même jusqu’à douze.

La Grande Sœur (1869) et 1877

La Charité, 1878 et La Vierge, l’Enfant Jésus et Saint Jean Baptiste (1875), Pièta (Salon de 1876) et Vierge Consolatrice (1877)

Ame au Ciel et le Nymphée (1878)

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Bouguereau, Flore et Zéphire (Salon de 1875), La Jeunesse et l’Amour (1877) La Grande Sœur (1877) ? et Portrait de Mgr l’Evêque de la Rochelle

Voilà qui est honteux. Il aurait fallu assigner à Courbet à l’Exposition universelle de 1878 toute une salle, comme on l’a fait pour Delacroix et Ingres à l’Exposition de 1855.

Mais on sait bien de quoi il retourne, Courbet avait participé à la Commune de 1871. Les sept dernières années de sa vie ont été de ce fait un long martyre. On commença par le jeter en prison. Ensuite, à sa sortie de prison, il faillit mourir d’une maladie qu’avait aggravée le manque d’exercice. Après, accusé d’avoir été complice du renversement de la colonne Vendôme, il fut condamné à payer les frais de la reconstruction de ce monument. On lui réclamait quelque chose dans la région de trois cents et quelques mille francs.
Les huissiers furent lancés à ses trousses et on opéra la saisie de ses tableaux. il fut obligé de vivre en proscrit et mourut à l’étranger l’an dernier, exilé de la France dont il aura été l’une des gloires. Imaginez un gouvernement qui fasse saisir les toiles de cet artiste pour solder les comptes de la restauration de la colonne Vendôme ! Je comprendrais mieux s’il les avait fait saisir pour les exposer au Champ-de-Mars. Cela aurait été plus à l’honneur de la France.

Du reste, on a toujours traité Courbet en paria. En 1867, quand la médiocrité académique de Cabanel s’étalait déjà devant les étrangers accourus de toutes parts, Courbet a dû organiser une exposition particulière pour montrer ses œuvres au public. Il n’est plus parmi les vivants. On se doute pourquoi cette suprême humiliation, la plus grave de toutes, lui a été infligée, d’exposer au Champ-de-Mars son tableau La Vague. La place étroite qu’on a cédée à l’artiste est ironique au plus haut point et inconvenante. Qu’on enlève La Vague, car elle donne à réfléchir à tous les artistes magnanimes et indépendants qui s’arrêtent devant elle. Ils douteront du grand disparu, qu’on essaie d’enterrer sous une poignée de terre.

La Vague fut exposée au Salon de 1870. Ne vous attendez pas a quelque œuvre symbolique, dans le goût de Cabanel ou de Baudry : quelque femme nue, à la chair nacrée comme une conque, se baignant dans une mer d’agate. Courbet a tout simplement peint une vague, une vraie vague déferlant sans se laisser décourager, sans se soucier des rires qui accueillaient ses toiles, du dédain ironique des amateurs. On le raillait, on l’appelait le peintre nébuleux, on feignait de ne pas comprendre dans quel sens il fallait prendre ses tableaux. Puis un beau jour on s’avisa que ces prétendues esquisses se distinguaient par un métier des plus délicats, qu’il y avait beaucoup d’air dans ses tableaux ; qu’ils rendaient la nature dans toute sa vérité. Et les clients affluèrent dans l’atelier de l’artiste ; ils l’ont tellement surchargé de travail vers la fin qu’il lui a fallu en partie donner de l’ouvrage bâclé. Je ne connais pas d’exemple plus frappant de la peur que ressent le public devant tout talent neuf et original, et du triomphe inévitable de ce talent original pour peu qu’il poursuive obstinément ses buts.

Mon attention a été retenue surtout par deux tableaux à l’exposition. Le premier a paru au Salon de 1875 : Les Plaisirs du soir, une de ces toiles que Corot (1) aimait à peindre par-dessus tout. Le crépuscule descend sur les hauts arbres, dont le feuillage s’assombrit. Sur l’herbe, voilée d’un brouillard bleu, voltigent de vagues figures – qui pourraient être des nymphes – et à l’horizon, au travers d’une trouée dans le hallier, on voit le rougeoiement du coucher qui pâlit déjà. Ce tableau laisse une profonde impression. Derrière le masque mythologique se dresse devant nous un des bois des alentours de Paris, à cette heure mélancolique où les étoiles se mettent à briller dans le ciel.

Corot , Le chemin près de l’étang à Ville d’Avray

J’avoue cependant qu’entre les oeuvres de Corot je donne la préférence à celles où la nature est représentée dans toute sa simplicité. La seconde toile que j’ai remarquée c’est Le Chemin près de l’étang à Ville-d’Avray. Le chemin passe à l’orée d’un bois – et c’est tout le tableau. Lorsque Corot peignait pour les amateurs, il ne lésinait pas sur les petites figures habillées en costume antique, il noyait les arbres d’une brume faite évidemment pour charmer les moins sensibles. Mais il peignait aussi des tableaux plus francs et plus solides que je mets infiniment plus haut. Il gardait ces études sous clé, et il faut un hasard particulier pour que de temps en temps l’une d’entre elles soit mise en vente. J’ai vu des chemins de village, des ponts, des hameaux accrochés au flanc des collines, d’une force et d’une vérité saisissantes. Aucun peintre jusqu’ici n’a rendu la nature avec autant d’ exactitude et de fidélité.

Daubigny était peut-être moins profond, mais par contre il avait plus de justesse. Choisissant un autre aspect des environs de Paris, il découvrit le charme pénétrant des bords de la Seine. Pendant trente ans il en a peint les deux rives, d’Auvers jusqu’à Mantes, en fixant sur la toile des coins de paysage le long de l’Oise, jusqu’à L’Isle-Adam. Il adorait cette région, largement arrosée de cours d’eau, avec sa végétation d’un vert cru adouci par les vapeurs argentées des brouillards s’élevant du fleuve. Si Corot conservait encore comme un faible écho des anciens paysages historiques, Daubigny par contre, avec sa bonhomie bourgeoise, son innocence de la composition, hâta la révolution réaliste dans notre école. L’un des premiers, après Paul Huet qui, malgré tout, gardait dans une certaine mesure le bric-à-brac romantique, il alla dans les champs et copia le premier paysage venu. Un coin de rivière, une rangée de peupliers, des pommiers en fleur, tout lui était bon. Et il ne trichait point, il peignait ce qu’il voyait, ne cherchant pas de sujets hors de ce que lui offrait la réalité. C’est en cela que consiste la révolution qui s’est effectuée au sein de notre école. Daubigny fut un défricheur, un maître.
Les résultats de cette méthode devaient déconcerter les gens et bouleverser toutes les idées reçues. Jadis on corrigeait la nature pour lui donner de la grandeur, on trouvait la réalité trop basse à moins qu’elle ne fût adoucie et ennoblie.

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Daubigny, Lever de la lune à Auvers

Cependant il fut démontré que les paysages où se voyait la nature sans fard étaient pleins d’émotion, de force et de grâce, qualités qui avaient toujours manqué aux paysages historiques. On ne saurait rien imaginer de plus froid et en même temps de plus lourd et de plus aride que les paysages composés où les arbres sont arrangés comme les coulisses d’un théâtre et laissent voir les ruines de quelque temple grec sur une colline d’allure conventionnelle. Regardez par contraste un paysage de Daubigny (2) : c’est l’âme de la nature qui vous parle. Il y a dans l’exposition un tableau magnifique, Lever de la lune à Auvers (Seine-et-Oise). La nuit vient de tomber, une ombre transparente voile les champs, tandis que dans un ciel clair monte la pleine lune. On sent là le frémissement silencieux du soir, les derniers bruits des champs qui s’endorment. Cela donne l’impression d’une grandeur limpide, d’une tranquillité pleine de vie. Voilà le style réaliste, fait pour communiquer ce qui est. Nous sommes loin du style classique, tourné vers un idéal surnaturel, où ne se mêle rien de personnel et où la rhétorique étouffe la vie.

Daubigny, La Neige

Je citerai un autre tableau de Daubigny, La Neige, qui était à l’exposition de peinture de 1872. On ne saurait rien imaginer de plus simple et en même temps de plus large. Les champs sont blancs de neige ; un chemin les traverse, bordé à droite et à gauche de pommiers aux branches noueuses. Et sur cette nappe blanche, sur les champs et sur les arbres, toute une énorme volée de corbeaux s’est abattue, des points noirs, immobiles et tournoyants. L’hiver tout entier est là devant nous. De ma vie, je n’ai rien vu de plus mélancolique ; le pinceau de Daubigny, délicat plutôt que puissant, a acquis cette fois-ci une force exceptionnelle pour rendre la vue morne de nos plaines en décembre.

Voilà trois artistes que la mort nous a ravis : Courbet, Corot et Daubigny. Cependant, pour être complet, je nommerai après eux Henri Regnault et Chintreuil ; ni l’un ni l’autre n’est parmi les vivants. Ils occupaient une place secondaire, mais à l’heure présente ils auraient passé au premier plan s’ils étaient demeurés en vie.

Tout le monde se souvient du deuil universel qu’inspira la mort d’Henri Regnault, tué par l’ennemi au moment du siège de Paris en 1871. Aujourd’hui, il est permis de dire que le soldat a fait pleurer l’artiste. Naguère le patriotisme faisait qu’on gonflait le talent du jeune héros et qu’on disait que l’école française avait perdu en lui une future étoile. On vantait beaucoup ses œuvres à l’occasion de diverses expositions. Aujourd’hui nous retrouvons quelques-uns de ses tableaux au Champ-de-Mars et il faut reconnaître que s’ils happent les yeux par l’audace du coloris, les sujets en sont toutefois fort insignifiants et le métier raffiné plutôt que vigoureux. Delacroix a passé par là, mais un Delacroix vu et corrigé par Gérome.

Henri Regnault, l’Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade,

Ainsi, l’Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade, cette scène mélodramatique, ce bourreau qui vient de couper une tête et qui essuie son cimeterre d’un geste théâtral, tandis que le supplicié roule ensanglanté à ses pieds, rappelle certaines toiles du grand peintre romantique. Mais l’éclat du pinceau s’est terni, les tons ont la crudité de la peinture sur verre, le tableau dans l’ensemble est fruste et grossier.

Henri Regnault, L’Espagnole

Je préfère le petit portrait de femme costumée en Espagnole, mais ce n’est rien après tout qu’une esquisse réussie.

Chintreuil, L’Espace

Chintreuil fut, paraît-il, un élève de Corot, s’intéressant à des moments particuliers de la nature. Il s’efforçait de rendre des impressions qui échappent en partie au pinceau : par exemple une aurore trempée de rosée, ou bien un orage, ou un rayon de soleil filtrant à travers la pluie, ou un coup de vent dans un bois : on a longtemps mis en doute et nié son talent, mais en réalité il est considérable. Certaines de ses toiles sont magnifiques : la nature revit en elles avec ses sons, ses parfums, ses jeux d’ombre et de lumière. Par malheur, les deux tableaux échus à l’exposition ne peuvent pas compter parmi ses meilleurs. L’un d’eux, L’Espace, une vaste plaine de dix kilomètres de circonférence, avec des villages dorés par le soleil, des bois, des coteaux, des champs innombrables, témoigne cependant d’une certaine largeur. On sent là un peintre qui s’évertue à surpasser les chefs de l’école naturaliste de paysage et qui, tout en demeurant un copiste fidèle de la nature, a tenté de la surprendre dans un de ses moments spéciaux et difficiles à transcrire.

III

Voilà donc tous les morts illustres. Ils ont révolutionné l’art, et ils ont presque tous été portés en terre alors que les représentants de la peinture classique, leurs rivaux, restaient toujours vivants. Mais Ingres n’est plus, et ses descendants qui tirent gloire de leur fidélité aux traditions sont maintenant trop insignifiants pour s’opposer à la lente et irrésistible montée du réalisme.

Il faut voir au Champ-de-Mars les tableaux de Cabanel et de Gérome, et si on se rappelle que ces deux peintres ont pris le pas sur Courbet toute sa vie, on ne pourra se défendre d’un sentiment de tristesse. On a beau réfléchir que la vogue excessive de la médiocrité n’a qu’un temps, que tôt ou tard la vérité triomphe, que l’avenir se chargera d’assigner à chacun la place qui lui revient, l’artiste au génie créateur en haut, et les pédants affairés et astucieux tout en bas ; n’importe, la partialité aveugle de la foule fait mal, on se met à douter de la vérité elle-même, devant les stupides engouements populaires dont jouissent des réputations usurpées.

Une revue rétrospective d’ensemble a quelque chose de terrible pour un peintre tel que Cabanel, qui rabâche éternellement le même portrait ou la même scène historique, aux mêmes couleurs ternes, et ne tente jamais rien d’original. Un artiste à l’esprit éveillé regarde à droite et à gauche, renouvelant incessamment son art. Mais le peintre qui possède la recette académique, qui s’imagine détenir à lui seul la formule de la bonne peinture, est condamné forcément à se répéter indéfiniment. Ayant peint un tableau médiocre il en peindra dix, cent. Il ne lui viendra jamais à l’esprit de peindre quelque chose de nouveau. Si donc la vue d’une de ses toiles vous comble d’ennui, quel sera votre accablement à la vue de huit, dix, vingt tableaux ! C’est aussi insupportable qu’une journée de pluie. Ses défenseurs mêmes sont gênés, rassasiés de douceurs. Quand je me représente la grande salle remplie des produits du pinceau de Cabanel (3), un frisson me court dans le dos. Ce n’est rien autre qu’un cauchemar ; toute une série d’ouvrages incolores, monotones, se répétant l’un l’autre sans fin ni variation. Voilà pourquoi je dis : que les fanatiques de Cabanel organisent après sa mort une exposition de ses œuvres, le public en sera écœuré. Lorsqu’on exposa les œuvres de Delacroix, le spectacle de l’activité et de la diversité de son génie créateur fut comme une révélation, dont l’artiste sortit avec une gloire impérissable. Ses ouvrages écraseraient au contraire Cabanel, l’enterreraient comme les mottes de terre que le fossoyeur laisse tomber de sa pelle.

Cabanel, La Mort de Francesca de Rimini et de Paolo Malatesta.

Nous rencontrons au Champ-de-Mars uniquement de vieux tableaux, qui ne laissent pas pour cela de nous surprendre. Est-il possible qu’ils aient été à ce point mauvais et dénués d’intérêt ? Voici La Mort de Francesca de Rimini et de Paolo Malatesta. On ne saurait rien imaginer de plus plat et en même temps de plus prétentieux. C’est un classique qui dresse froidement une orgie romantique, à la Casimir Delavigne. Francesca, morte, est étendue de tout son long ; Paolo agonise sur son sein. Le plus étonnant c’est le costume de Paolo, ses pantalons collants et son manteau boutonné à l’épaule. Et les couleurs ! Le corps d’un noir quelconque, les étoffes nageant dans je ne sais quelle vapeur grise. N’importe, c’est bienséant, c’est de bon ton ! Voici encore Thamar et Absalon, un cas peut-être encore plus révélateur.

Cabanel, Thamar et Absalon

Cette fois nous avons la Bible accommodée à la sauce académique, une bible de salon dans un style comme il faut. Thamar, offensée par Amnon, vient se plaindre auprès de son frère Absalon : lui est assis, et la femme, nue jusqu’à mi-corps, se lamente à ses genoux. On se demande premièrement ce qui a poussé le peintre à choisir ce sujet. Je comprends qu’il ait cherché un prétexte à peindre un torse de femme nue, bien que cette nudité ait peu de raison d’être. Je constate qu’il a saisi l’occasion de faire parade d’une érudition à bon marché, en représentant un intérieur de maison israélite, bien que d’ailleurs tout sujet biblique lui eût permis de faire de même. Mais à vrai dire, il est difficile de rien imaginer de plus noir, de plus froid que cette scène. Sur cent passants, quatre-vingt-dix-neuf au moins ignorent de quelle offense Thamar s’afflige. Les explications du livret sont insuffisantes. Les visiteurs s’arrêtent un peu étonnés et s’en vont sans avoir été touchés. Je ne parle pas du côté technique de la chose ; c’est toujours le même dessin flasque, le même coloris terne.

Portrait of the Duchesse de Vallombrosa par Alexandre Cabanel sur artnet La Marquise de Fortan par Alexandre Cabanel sur artnet
Cabanel la Duchesse de Vallombrosa 1869 et La Marquise de Fortan, 1858

Cabanel a une réputation de portraitiste parmi le beau monde. Il ne peint que duchesses et marquises. Avoir son portrait exécuté par Cabanel est le rêve de toute bourgeoise enrichie. Il se fait payer très cher, ce qui explique en partie le respect qu’on lui porte. Mais il convient d’ajouter que sa peinture a tout ce qu’il faut pour décorer un salon de bon ton.

Imaginez une grande toile discrètement colorée, au-dessus d’un canapé, entre deux portraits. Vous pouvez allumer tous les lustres, le tableau restera éteint. Il ne resplendit pas à l’instar de telle peinture de Delacroix – ce ne serait pas convenable. Il ne s’impose pas aux regards par la force et le réalisme comme telle toile de Courbet – ce serait tout à fait malséant. Non, il ne se laisse guère distinguer des tentures dont la salle est tapissée. Avec cela Cabanel sait donner aux dames  » un air distingué « . Avec lui elles peuvent se décolleter tant qu’elles veulent ; elles ne cessent pas d’être chastes, car il transforme le corps en rêve ; il le peint en œufs brouillés avec une légère trace de carmin. Ce ne sont plus des femmes, ce sont des êtres désexualisés, inabordables, inviolables, comme qui dirait une ombre de la nature. On comprend ainsi pourquoi Cabanel s’est fait le peintre de l’aristocratie. Il est séduisant sans porter scandale.

Cabanel, Portrait de la Comtesse Portrait de la comtesse Victoire de Clermont-Tonnerre née de la Tour du Pin Chambly de la Charce (1836-1915)

Regardez au Champ-de-Mars le portrait de la comtesse T *** et de la duchesse V ***. Je recommande tout particulièrement le portrait de la duchesse L *** et de ses enfants.

Cabanel, Portrait de la Duchesse de Luynes et de ses enfants (1877)

La duchesse, habillée de velours noir, adossée contre un coussin de satin rouge, est assise dans un fauteuil très riche. Les deux enfants jouent à ses pieds. Le coin du salon où cela se passe est d’un luxe éclatant ; des tapisseries, des ornements. De l’avis du monde, cela est très distingué, mais du point de vue de l’art, c’est banal à l’extrême. Un joli écran de cheminée.

Gérome (4)fait moins impression, mais jouit quand même d’une grande faveur. C’est aussi un classique, un académique, qu’on chargeait d’honneurs et de récompenses à l’heure où l’on poursuivait Courbet pour le contraindre à payer pour la colonne. L’exposition donne une idée complète de son art.

Nous y voyons dix tableaux également bons ou également mauvais, comme vous voudrez. Les considérations émises à propos de Cabanel s’appliquent également ici. Qui a vu un tableau les a vus tous ; c’est exactement la même industrie que celle des bagnards sculptant des noix de coco ; les méthodes étant invariables, les résultats sont toujours pareils. Seulement Gérome a une recette plus bizarre. Les traces de son pinceau disparaissent. Les visiteurs admirent ses tableaux comme ils admireraient une portière de carrosse. Il faut savoir choisir le bon endroit pour regarder un tableau, et alors on peut s’y mirer comme dans une glace.

C’est le triomphe du laque ; tous les détails sont minutieusement travaillés puis recouverts pour ainsi dire de verre. Est-ce donc que Gérome émaille ses tableaux comme on émaille les dessins sur porcelaine ? C’est bien possible. Les bourgeois jubilent. Mon Dieu ! que c’est gentil et que c’est propre ! Pour comble de triomphe, Gérome évite l’ennui prudhommesque de Cabanel. Il raconte des anecdotes. Chacun de ses ouvrages est une historiette, dont plusieurs très piquantes et même risquées. Je dis risquées, mais du meilleur ton cependant – à peine enjouées.

Image dans Infobox. Jean-Léon Gérôme, Le Bain turc, 1870, huile sur toile, 50,8 x 40,6 cm, Boston Museum of Fine Arts
Phryné devant l’Aéropage et Le Bain turc ? (titre du catalogue officiel de l’Exposition)

Tout le monde se souvient de sa Phryné devant l’Aréopage, une petite figure nue en caramel, que des vieillards dévorent des yeux ; le caramel sauvait les apparences. Au Champ-de-Mars nous voyons Les Femmes au bain, quelques femmes sans chemise, un divertissement innocent pour les amateurs, ceux qui aiment examiner les tableaux à la loupe. Pour ce qui est des anecdotes en peinture, elles foisonnent.

Gérome, L’Arabe et son coursier

Voici L’Arabe et son coursier, un bédouin qui embrasse son cheval mort étendu sur le sable du désert : c’est une petite note sentimentale.

Gérome, La Garde du camp

Voici La Garde du camp, trois chiens accroupis devant des tentes : c’est une anecdote de marche.

Gérome, L’Éminence grise

Voici L’Éminence grise, le cardinal Dubois en train de descendre un escalier, salué par des courtisans qu’il feint de ne pas voir : c’est une anecdote historique. Je passe sur une quantité d’autres et des plus diverses. Il est notoire que ces tableaux sont faits uniquement pour être photographiés ensuite : les reproductions serviront à la décoration de milliers de salons bourgeois.

Gérome, Nominor Leo

Mais je veux signaler certain lion exposé par Gérôme. Ce lion est couché par terre, dissimulé dans le crépuscule, et on ne distingue clairement que ses yeux, qui brillent d’un éclat phosphorescent. J’y vois le signe caractéristique du talent de Gérome. Delacroix aussi peignait des lions, et il les peignait terribles, féroces, à la crinière hérissée et la gueule sanglante ; mais il ne lui est jamais venu l’idée d’allumer les yeux des lions comme des fanaux. Parut Gérôme et, pour rivaliser avec Delacroix, il n’imagina qu’une chose : mettre des lampes dans les yeux de son lion. Le lion lui-même est de carton, mais ses yeux brillent. Remarquez qu’il est toujours possible que Gérome ait raison et qu’ en effet les yeux du lion luisent ainsi la nuit. Mais qui ne voit pas la pauvreté de cette invention, de cette tentative pitoyable, ridicule : introduire deux bougies dans un jouet de deux sous ! Toujours des détails anecdotiques, une observation mesquine qui éblouit et réjouit les bourgeois. Je les ai écoutés se pâmer d’admiration sur le lion. Les femmes restaient comme clouées sur place, les hommes s’embarquaient dans des explications. Delacroix n’avait pas besoin de recourir à ces ruses enfantines pour créer des fauves magnifiques de vie. Il est vrai que le public ne comprenait rien et passait outre.

Après Cabanel et Gérôme, point n’est besoin d’analyser les autres artistes qui représentent en ce moment notre Ecole et notre Académie des beaux-arts. Ces deux peintres les personnifient, ils en sont les pontifes suprêmes. Les jeunes peintres académiques passent par leurs mains, ce qui nous assure toute une génération de médiocrités. Ils sont d’ailleurs si nombreux que j’aurais du mal à les énumérer. Je peux nommer Bouguereau, trait d’union entre Cabanel et Gérôme, qui cumule le pédantisme du premier et le maniérisme du second. C’est l’apothéose de l’élégance ; un peintre enchanteur qui dessine des créatures célestes, des bonbons sucrés qui fondent sous les regards. Beaucoup de talent, si le talent peut se réduire à l’habileté nécessaire pour accommoder la nature à cette sauce ; mais c’est un art sans vigueur, sans vitalité, c’est de la peinture en miniature colossalement et prodigieusement boursouflée et dépouillée de toute vérité. Je pourrais aligner encore une série de noms, mais à quoi bon ? puisque la marque distinctive de tous ces artistes est de se ressembler tous les uns les autres.

Je termine en signalant les tableaux d’Émile Signol (8). Celui-ci, si vous voulez le savoir, est un élève de Gros, qui reçut le prix de Rome en 1830, fut nommé membre de l’Académie en 1860, et décoré en 1865 de l’ordre de la Légion d’honneur. Regardez ses tableaux, vous estimerez que c’est une plaisanterie. C’est à proprement parler incroyable. Une jeune fille qui peinturlure dans les intervalles de ses leçons, fera probablement des bonshommes plus vivants et moins puérils. Un tableau surtout, Le Soldat de Marathon, une petite figure qui court, une couronne de laurier à la main, représente le comble de l’imbécillité du point de vue du dessin et du coloris. Une marionnette de bois, un soldat de plomb, tout ce qu’on peut imaginer de plus piètre et de plus insignifiant ferait une impression moins absurde. Je devine que Signol n’est plus jeune. Mais, mon Dieu, quel châtiment, si la peinture académique conduit un homme à un ramollissement pareil ! Oui, c’est proprement le Charenton de l’art.

Notes :

1 – Courbet « n’a plus exposé depuis la guerre, le jury d’examen de 1872 ayant déclaré, sur la proposition de M. Meissonier, que ses tableaux n’y seraient plus admis : le jury de l’Exposition universelle n’a pas cru pouvoir se priver d’un spécimen au moins de ce talent si puissant ; il est vrai que la Vague appartient au musée du Luxembourg ».

2 – Gérôme exposait : Bain turc, Bachi-Bouzoucs dansant, Un Lion, Retour de la Chasse, La Garde du camp, L’Eminence grise, Santon, à la porte d’une mosquée, Femmes au bain, Saint Jérôme, L’Arabe et son coursier.

3- Bouguereau exposait : La Vierge, l’Enfant Jésus et Saint Jean Baptiste (Salon de 1875), Pièta (Salon de 1876), Portrait de Mme B. (Salon de 1876), Vierge consolatrice (Salon de 1877), La Jeunesse et l’Amour (Salon de 1877), La Charité, Ame au Ciel, Nymphée, La Grande Sœur, Portrait de Monseigneur l’Evêque de la Rochelle, Portrait de M. B.

4 – Voici les toiles de Corot figurant dans le Catalogue de l’exposition : Biblis ; Les Plaisirs du soir ; Saint-Sébastien secouru par les saintes femmes ; Le Lac de garde ; La Rive verte ; Le Parc des Lions à Port-Marly ; Un Bateau, clair de lune ; A Ville d’Avray – chemin près de l’étang ; Les Petits Dénicheurs ; Le Beffroi de Douai.

5 – Voici les toiles de Daubigny figurant dans le Catalogue de l’exposition : Le Printemps ; Lever de lune ; Le Tonnelier, La Neige ; Les Coquelicots ; La Maison de la Mère Bazot à Valmont Lois (Seine-et-Oise) ; Le Verger ; Villerville ; Lever de lune à Auvers (Seine-et-Oise)

6 – Henri Regnault était représenté par quatre toiles à l’Exposition internationale de 1878 : Portrait de Mme D, (Salon de 1868), Juan Prim ; 8 octobre 1868 (Salon de 1869, Musée du Luxembourg) ; Portrait de Mme la Comtesse de B… (Salon de 1869) ; Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade, Musée du Luxembourg.

7 – Cabanel exposait Mort de Francesca de Rimini et de Paolo Malatesta Salon de 1870) ; Thamar et Absalon Thamar et Absalom (Alors Thamar, ayant déchiré sa robe, s’en alla, tenant sa tête couverte des deux mains, dans la maison de son frère Absalom, où elle demeura séchant d’ennui et de douleur. – Absalon conçut contre Amnon une grande haine de ce qu’il avait outragé sa sœur Thamar. (Ancien Testament. Les Rois, liv. II, ch. XIII, V. 19, 20. – Salon de 1875) ; Portait de Mme la Duchesse de V (Vallombrosa) (Salon de 1870) ; Portrait de Mme la Comtesse de M… A… (Salon de 1873) ; Portrait de Mme la Duchesse de Luynes et de ses enfants (Salon de 1874) ; Portrait de Mme la Comtesse de L… (Salon de 1874) ; Saint Louis, roi de France (Salon de 1877) ; Saint Louis, roi de France (Entre-colonnement du milieu : Saint Louis rend la justice. Il abolit les combats judiciaires (Étienne Boileau réconcilie les adversaires et interdit l’épreuve du feu). – Saint Louis fonde les institutions qui ont fait la gloire de son règne les Quinze-Vingts (Chevaliers aveugles conduits par un enfant) ; la Sorbonne (Robert de Sorbonne explique à de jeunes écoliers les statuts de rétablissement qui porte son nom). – Saint Louis donne les Coutumes et Règlements aux corporations des métiers de Paris. Entrecolonnement de gauche : Entourée de prélats et de savants, la reine Blanche de Castille instruit son fils. Entrecolonnement de droite Saint Louis, malade et prisonnier, en Palestine Après avoir massacré leur chef Almodan, les Sarrasins viennent offrira leur royal captif les insignes de la souveraineté. Pour l’église Sainte-Geneviève (Panthéon). M. Inst. p. et B.- A) ;  

8 – Signol exposait Le soldat do Marathon ; La Justice ; La Bienfaisance dont nous n’avons pas trouvé de reproductions