Lettres de Paris : L’Ecole Française de peinture à l’exposition de 1878 (VI et VII)

 

 

 

 

 

 

VI

Hélas ! notre école de paysage n’est guère florissante non plus à l’heure actuelle. Comme je l’ai déjà dit, il n’y a pas de maître, il n’y a plus que des élèves. Il est vrai que ces élèves sont des gaillards solides et que le paysage n’en reste pas moins notre gloire artistique.
Je suis revenu à plusieurs reprises sur le fait que la grande révolution dans la peinture a débuté par le paysage. C’était fatal. La logique exigeait qu’une représentation juste de la nature commençât avec les arbres, les lacs, la terre. Plus tard ce serait le tour de l’humanité.

 

Paul Huet, Le Léta à marée haute dans la Forêt de Quimperlé (aujourd’hui dit La Laïta à marée haute)

Paul Huet (1), disparu aujourd’hui, mais dont on expose trois tableaux au Champ-de-Mars, fut un des premiers à changer de manière. Regardez Le Léta, À marée haute, dans la forêt de Quimperlé. L’amour et le respect de la nature brillent déjà chez lui à travers quelques excès romantiques. Il faut savoir que Paul Huet fut élève de Gros et de Guérin. Mais ce furent Corot (2) et Daubigny (3), dont j’ai parlé plus haut, qui rompirent les liens avec la routine académique.

Actuellement ces deux maîtres ont remporté une victoire si complète que personne ne songe plus au paysage historique. Si on vise encore à l’idéal dans le portrait, dans les tableaux d’histoire et de genre, tout le monde tombe d’accord que le paysage doit être fidèle à la nature. C’est un progrès énorme, la première phase de l’évolution vers l’analyse exacte des choses et des êtres.

Malgré tout, il reste deux peintres qui font encore semblant de croire au paysage historique. Il ne faut pas regretter leur obstination : il faut se dire que Paul Flandrin et de Curzon nous rendent un grand service, en nous rappelant dans quelles étranges aberrations s’étaient fourvoyés les paysagistes classiques, lorsque les réalistes entreprirent leur mouvement révolutionnaire. En un mot, les tableaux de ces messieurs servent d’excellentes bases de comparaison. Le plus surprenant, c’est que tous les deux prétendent peindre directement d’après nature.

Vue prise à Ostie pendant la crue du Tibre | Images d'Art

Curzon, Vue de la rade de Toulon, Vue prise à Ostie pendant la crue du Tibre

Ainsi, de Curzon a exposé une Vue de la rade de Toulon et une Vue prise à Ostie pendant la crue du Tibre ; tandis que de son côté Paul Flandrin nous montre Un vallon dans les montagnes du Bugey et Un groupe de chênes verts (Provence). On pense qu’ils ont mis la boîte sur le dos comme de simples paysagistes réalistes. Il est vrai que Paul Flandrin s’est moins engagé que de Curzon. Il peint « un vallon », il peint « un groupe de chênes verts ». C’est vague et cela évoque Poussin. On doit ajouter que ces deux messieurs ne marchandent pas pour copier la nature ; non, ils distinguent chaque feuille sur un arbre, décomposent les lignes des montagnes selon les règles admises, en un mot, ils composent leurs paysages comme Cabanel compose ses tableaux. Et il s’en faut de peu que je ne sois pénétré d’un sentiment de respect envers eux, en tant que serviteurs fanatiques d’un art mort ; mais le public passe devant eux, sans les honorer d’un seul coup d’œil. Ils n’ont aucun succès. Paul Flandrin, par exemple – élève d’Ingres, chose comique à dire – a été décoré en 1852 et depuis n’a reçu aucun prix. Ainsi, le paysage historique est tombé en défaveur non seulement auprès du public mais auprès du gouvernement même.

Je traiterai brièvement des jeunes paysagistes qui ont pris la place de leurs maîtres, malheureusement sans la remplir.

Il convient de signaler entre eux Pelouse et Guillemet. Le premier peint à merveille les forêts. Sa Vallée de Cemey est magnifique et La Coupe de bois à Senlisse rend avec conviction la vie sourde mais puissante de la forêt.

Pelouse, Coupe de bois à Senlisse et La Vallée de Cernay

 

Guillemet, Villerville, La Plage de Puys, près de Dieppe (Seine inférieure), Bercy, en décembre (Salon de 1874),

Guillemet fait des marines admirables du point de vue technique, Villerville et La Plage de pays près de Dieppe. Mais ses vues de Paris me plaisent encore davantage. Je pourrais nommer après ces deux artistes plusieurs autres de talent presque égal. Mais ces deux noms suffiront pour montrer jusqu’où est parvenu notre paysage. Dans nos expositions annuelles de peinture les paysagistes tiennent la tête. Cependant l’opinion courante les traite toujours avec quelque désinvolture. Aussi les jurys sont-ils trop peu disposés à les récompenser. Jamais une médaille d’honneur n’est décernée à un paysagiste. Ce dédain est fondé sur l’idée que l’homme prend assurément une place plus importante dans la nature que les arbres, les vallons et les fleuves. Tous les grands peintres se sont occupés de l’homme. Mais à l’époque de transition où nous sommes, lorsque d’un côté nous voyons les paysagistes réalistes qui marchent à la tête du mouvement moderne, et de l’autre, les peintres historiques qui demeurent figés dans l’imitation académique, dans le mensonge de l’idéal absolu, alors à mon avis il n’y a pas à hésiter : on devrait combler les premiers de distinctions et d’argent, parce qu’ils travaillent à l’avenir, et décourager dans la mesure du possible les derniers, parce qu’ils empêchent le développement du nouvel art.

Sur ce je m’arrêterais si je n’avais pas à réparer une omission. Ce n’en est pas une à vrai dire puisqu’en écrivant cet article j’ai souvent pensé à Gustave Moreau, dont le talent est si étourdissant qu’on ne sait où le caser. Il ne se laisse classer dans aucune des catégories établies ici ; on ne saurait le comparer avec personne ; il n’a pas eu de maître et n’aura pas de disciple. C’est pour cela que j’ai été obligé de le placer à part et après les autres.

Et pour commencer j’avouerai que les théories artistiques de Gustave Moreau sont diamétralement opposées aux miennes. Elles me choquent et m’irritent. C’est un talent symboliste et archaïsant qui, non content de dédaigner la vie contemporaine, propose les plus bizarres énigmes.

File:Salome Dancing before Herod by Gustave Moreau.jpg

Gustave Moreau, Salomé dansant devant Hérode et Hercule et l’Hydre de Lerne

Je vous ai déjà entretenu, en 1876, de son étrange Salomé, apparaissant au roi Hérode avec une fleur mystique à la main, et de son Hercule et l’Hydre de Lerne.

Fichier:Gustave Moreau - Jacob et l'ange.jpg Moïse exposé sur le Nil - Gustave Moreau - Crotos

Gustave Moreau, Jacob et l’Ange et Moïse exposé sur le Nil

Fichier:Gustave Moreau - King David - Hammer museum.jpg

Gustave Moreau, David et Le Sphinx deviné

Mais nous trouvons au Champ-de-Mars des tableaux encore plus extravagants : Jacob et l’Ange, où l’ange a la tête entourée d’un soleil dont les rayons remplissent le tableau entier ; Moïse exposé sur le Nil, un panier d’osier où dort un enfant à cornes dorées, et qui flotte parmi des fleurs étonnantes, contre un fond d’architecture égyptienne ; David, une fantaisie Israélite, le grand roi rêvant sur son trône, dans une mise en scène de splendeur orientale, avec une femme couchée à ses pieds. J’ai gardé pour la fin Le Sphinx deviné ; là, le symbolisme est poussé à l’outrance et la fable grecque se trouve interprétée par un véritable devin.
Œdipe, vainqueur, est debout près du gouffre où le Sphinx s’est précipité. Il faut voir ce Sphinx, avec son tronc de lion et ses ailes d’aigle que le peintre, je ne sais pourquoi, a faites bleues. Voulez-vous savoir l’impression que m’a faite ce tableau ? D’abord j’ai été choqué qu’un artiste puisse s’enfermer dans une telle interprétation de la nature. La seule explication que je trouve à cela, c’est le besoin irrésistible de réagir contre le réalisme contemporain. L’esprit humain est plein de contradictions. « Ah ! vous copiez la nature, vous vous acharnez à l’analyse exacte ! – eh bien, encaissez ! voyez comme je m’y prends, et tant mieux, si ça vous étonne. Je suis seul dans mon genre et je me glorifie de mon isolement. » Il m’a semblé que Gustave Moreau doit raisonner ainsi. Mais, malgré tout, j’ai quitté le tableau avec un sentiment d’irritation. Cependant je suis revenu quelque temps après. J’avais été attiré par l’étrangeté de la conception et le Sphinx surtout m’intéressait. Il a une tête à lui, une tête de femme, ronde et méchante, et la bouche tordue un peu de côté pour laisser échapper un grand cri. Et je l’ai longuement contemplé et j’ai senti que le tableau me séduisait presque.
Voici mon pronostic. Il servira à l’honneur de Gustave Moreau. Bien sûr, l’intérêt que m’inspire son œuvre est pareil à l’intérêt qui me fait tourner longtemps entre les mains un vieux bibelot, artistement travaillé. Finalement cette œuvre, agissant comme irritant, fera plus solides et plus larges encore nos compositions réalistes. La réaction s’accomplira en sens inverse. Après avoir regardé les tableaux de Gustave Moreau, au point même qu’ils commencent à vous intéresser et presque à vous plaire, vous vous en allez avec le désir invincible de peindre la première souillon venue que vous rencontrerez dans la rue.

VII

En conclusion, j’estime qu’il n’est pas inutile de rapporter quelques données statistiques que j’ai trouvées en tête du catalogue officiel.
 » Les Salons officiels ont eu lieu à Paris tous les ans (sauf en 1871) et il est constamment apparu que les artistes les fréquentent et que le public est de plus en plus attiré aux expositions. Le nombre de tableaux envoyés au palais des Champs-Élysées (chaque artiste peut soumettre deux toiles seulement) a atteint en chiffres ronds jusqu’à quatre mille par an ; le nombre de tableaux reçus à l’exposition n’a jamais été de moins de deux mille et s’est même élevé jusqu’à deux mille neuf cents. Le nombre des visiteurs aussi s’est rapidement accru et ce fait permet de conclure à un développement régulier, dans toutes les couches de la société, de l’amour des œuvres d’art. Sans tenir compte de l’entrée libre du public les dimanches et les jeudis, le total du public payant au cours des six semaines, qui en 1867 s’éleva à cinquante-huit mille cent deux seulement, atteignit cent dix-neuf mille quatre-vingt-six en 1868, cent soixante-cinq mille trois cent quarante-quatre en 1869 et enfin cent quatre-vingt-cinq mille en 1876. « 

Voilà des chiffres devant lesquels il faut s’incliner. En dix ans, comme on le voit, le nombre des visiteurs a presque triplé. Il est hors de doute qu’il n’y a pas au monde une ville où les habitants soient plus désireux de visiter les expositions d’art. Mais malheureusement on ne peut s’empêcher d’ajouter que le Salon s’est incorporé aux mœurs parisiennes. La mode y joue déjà un rôle. La foule va regarder les tableaux pour se distraire, l’art n’a rien à voir là-dedans. Mais cela aussi a son bon côté. À force de regarder les tableaux, il se peut que les masses affinent leur goût artistique. Ainsi, pour ce qui est de la quantité, nous avons des peintres et du public tant qu’il faut. Mais jetons un coup d’œil sur la qualité. Le catalogue ajoute :  » Le progrès accompli dans la production de tableaux n’a pas été uniquement dans le sens de la quantité. Dans ces dernières années nous pouvons constater un retour sensible aux travaux sérieux, à la peinture historique et monumentale, dont le déclin fut commenté par le jury international en 1867 en France comme dans les autres pays de l’Europe. «  Ici le catalogue s’écarte à tort des données statistiques. Les chiffres ont cela de bon qu’on ne peut pas les discuter. Mais on ne saurait en dire autant des appréciations officielles. Affirmer que notre école française a progressé depuis 1867 est une insanité, quand on se rappelle combien de talents immenses elle a perdus depuis cette date.

Ce qui est hors de doute – et ce sera ma conclusion – c’est que notre école traverse en ce moment une crise. Les maîtres ne sont plus, les disciples étouffent sous des formules vieillies. A chaque époque il est ainsi une heure, où les grands artistes ont pour ainsi dire tout vu et tout donné.

Ingres, Delacroix, Courbet ont laissé derrière eux un champ qui a l’air épuise parce qu’eux et leurs disciples l’ont labouré dans tous les sens. Aussi faut-il attendre une révolution. Soyez sûr que notre école va traîner une existence misérable et subsister par des imitations jusqu’à ce que surgisse un talent original qui apportera avec lui la nouvelle formule artistique.

Ici même j’ai parlé des impressionnistes, de ces jeunes peintres qui ont fait quelque tapage à Paris ces dernières années. Il est permis d’espérer que l’avenir leur appartiendra. Je viens de lire une brochure de Théodore Duret où ces innovateurs sont analysés avec beaucoup de finesse, et je vais en détacher une ou deux pages.

« Les impressionnistes, dit Duret, ne se sont pas faits tout seuls. Ils sont le produit d’une évolution régulière de l’école moderne française C’est à eux qu’on doit la peinture claire, définitivement débarrassée de la litharge, du bitume, du chocolat, etc. C’est à eux que nous devons l’étude du plein air, la sensation non plus seulement des couleurs, mais des moindres nuances des couleurs, les tons et encore la recherche des rapports entre l’état de l’atmosphère qui éclaire le tableau et la tonalité générale des objets qui s’y trouvent peints… Si vous vous promenez sur le bord de la Seine à Asnières par exemple, vous pouvez embrasser d’un coup d’œil, le toit rouge et la muraille éclatante de blancheur d’un chalet, le vert tendre d’un peuplier, le jaune de la route, le bleu de la rivière. Eh bien ! cela peut sembler étrange mais n’en est pas moins vrai, qu’il a fallu l’arrivée parmi nous des albums japonais pour que notre peintre osât juxtaposer sur une toile un toit qui fût hardiment rouge, une muraille qui fut blanche, et de l’eau bleue. Avant l’apparition des albums japonais notre peintre mentait toujours. La nature avec ses tons francs lui crevait les yeux ; jamais sur la toile on ne voyait que des couleurs atténuées, se noyant dans une demi-teinte générale. »

Duret, après nous avoir expliqué que les impressionnistes dérivent directement des paysagistes réalistes et emploient les procédés hardis et neufs des artistes japonais, remarque finalement : « Le ciel est couvert, l’impressionniste peint de l’eau glauque et lourde. Le soleil est brillant, il peint de l’eau azurée et scintillante. Le soleil se couche, il plaque sur sa toile du jaune et du rouge. Alors le public commence à rire. L’hiver est venu, l’impressionniste peint de la neige. Il voit qu’au soleil les ombres portées sur la neige ont des reflets bleus, et il peint des ombres bleues. Alors le public rit tout à fait. Certains terrains argileux des campagnes revêtent des apparences lilas, l’impressionniste peint des paysages lilas. Alors le public commence à s’indigner. Par le soleil d’été, aux reflets du feuillage vert, la peau et les vêtements prennent une teinte violette, l’impressionniste peint des personnages violets. Alors le public se déchaîne absolument, les critiques montrent le poing au peintre et le traitent de scélérat. « 

Duret a raison. Le public porte toujours le même jugement sur les œuvres originales : ces œuvres sont différentes de celles auxquelles il est accoutumé, donc elles sont mauvaises.
Mais je répète que si la révolution déclenchée par les impressionnistes est une excellente chose, il n’en est pas moins nécessaire d’attendre l’artiste de génie qui réalisera la nouvelle formule. L’avenir de notre école française est sûrement là ; que surgisse le génie, et ce sera alors le début d’un âge nouveau dans l’art.

Emile Zola

Notes :

1 –  – Paul Huet avait trois tableaux à l’exposition, Le Château de Pierrefonds, restauré (Salon de 1867) ; Les Ruines du château de Pierrefonds (Salon de 1868) ; Le Léta, à marée haute, dans la forêt de Quimperlé (Finistère)

2 – Voici les toiles de Corot figurant dans le Catalogue de l’exposition : Biblis ; Les Plaisirs du soir ; Saint-Sébastien secouru par les saintes femmes ; Le Lac de garde ; La Rive verte ; Le Parc des Lions à Port-Marly ; Un Bateau, clair de lune ; A Ville d’Avray – chemin près de l’étang ; Les Petits Dénicheurs ; Le Beffroi de Douai. 

3 – Voici les toiles de Daubigny figurant dans le Catalogue de l’exposition : Le Printemps ; Lever de lune ; Le Tonnelier, La Neige ; Les Coquelicots ; La Maison de la Mère Bazot à Valmont Lois (Seine-et-Oise) ; Le Verger ; Villerville ; Lever de lune à Auvers (Seine-et-Oise)