Le Salon de 1879

 Lettres de Paris : Nouvelles Artistiques et littéraires

Juillet 1879

 

Cette fois je parlerai un peu de tout, en glanant parmi les différentes nouveautés artistiques et littéraires de ces derniers temps. Ce sera une correspondance au vrai sens du mot, à propos des grands et petits événements de notre printemps pluvieux qui retient à Paris les heureux de ce monde.
Je commencerai avec notre exposition d’art annuelle qui est maintenant ouverte. Ma première idée a été d’y consacrer l’article entier, comme je l’ai fait les années précédentes.
Mais, à vrai dire, la chose finit par devenir ennuyeuse et inutile. Les expositions se suivent de trop près et se ressemblent trop pour qu’il soit intéressant de les étudier en détail chaque année. Il aurait fallu se répéter sans aucun profit pour le public. Je préfère donc glisser une allusion au Salon et rapporter brièvement mes impressions.
Ce qui m’a frappé, comme tous les ans, c’est le triomphe de la médiocrité au Salon. Cette fois-ci le nombre des tableaux acceptés par le jury a encore augmenté, ce qui a fait baisser fatalement le niveau général. On demande au jury d’être sévère. Mais il faudrait s’entendre sur le sens que l’on prête à ce mot. Le jury devrait être impitoyable en effet vis-à-vis des essais des jeunes pensionnaires, des écoliers zélés, des imitateurs serviles, des routiniers têtus, de toutes les nullités qui se réfugient dans les recettes de l’école. D’autre part, il a le devoir, selon moi, d’encourager toutes les tentatives originales, même imparfaites et mal exécutées, tous les artistes individuels qui s’efforcent d’exprimer leur don par des moyens plus ou moins adroits. Le malheur, c’est que le jury agit exactement en sens inverse : il repousse les talents originaux sous prétexte qu’ils compromettent la dignité de l’art par leurs révoltes et leurs innovations, et accueille les élèves impuissants et incapables, parce que ceux-ci dessinent gentiment en observant toutes les règles de l’art et n’offensent personne. Ainsi, il est toujours à craindre que le jury se trompe lorsqu’on l’invite à la sévérité, et qu’il sévisse justement contre les artistes auxquels appartient l’avenir, au lieu de flétrir la tourbe des nullités qui encombrent inutilement les salles d’exposition.
C’est ainsi que cette année, dans la seule section de la peinture, trois mille quarante œuvres ont été exposées. Il est clair que si l’on réduisait ce nombre à cinq cents, l’art n’y perdrait rien. Mais je renonce à espérer que jamais on se résolve à nettoyer aussi radicalement le Salon. Le jury est enchaîné par mille considérations. Il ne peut pas écarter les élèves des confrères, il ne veut pas désoler de nombreuses dames et demoiselles, il doit observer les précédents, les règles établies, tenir compte des questions d’argent et même remplir des devoirs de simple politesse. Ainsi, pieds et poings liés, il suit une routine en vertu de laquelle les réfractaires et les novateurs sont évincés, tandis que les peintres sages et modérés, que le public traite avec une parfaite indifférence, sont accueillis les bras ouverts. Voilà ce qui explique la médiocrité toujours croissante de nos expositions annuelles, et la prépondérance des mauvais tableaux qui noient peu à peu les rares œuvres intéressantes.
Le trait dominant de notre école française moderne est cette recherche des vérités naturelles qui se manifeste de plus en plus nettement. Après les œuvres éblouissantes d’Eugène Delacroix, Courbet fut le premier à pousser dans cette direction. C’était un maître étonnant : la solidité de sa facture, sa technique infaillible restent inégalées dans notre école. Il faut remonter jusqu’à la Renaissance italienne pour trouver un coup de pinceau aussi large et aussi vrai.
Aujourd’hui le mouvement continue et se manifeste encore plus clairement par un besoin d’analyse sans cesse accru. Je crois avoir déjà parlé du petit groupe de peintres qui ont pris le nom d’impressionnistes. Cette appellation me paraît malheureuse ; mais il n’en est pas moins indéniable que ces impressionnistes – puisqu’ils tiennent à ce nom – sont en tête du mouvement moderne. Chaque année, en visitant le Salon, on se rend compte que leur influence se fait sentir de plus en plus fortement. Et le plus curieux, c’est le refus inexorable du Jury d’accepter les œuvres de ces artistes qui ont fini par cesser tout à fait de les envoyer ; ils ont constitué une société et chaque année ils ouvrent une exposition indépendante et à laquelle les visiteurs accourent en foule attirés il est vrai par la seule curiosité et sans y rien comprendre. Ainsi nous assistons à ce spectacle étonnant : une poignée d’artistes, persécutés, raillés dans la presse où I’on n’en parle qu’en se tenant les côtes, se présentent néanmoins comme les véritables inspirateurs du Salon officiel d’où ils sont chassés.

Pour expliquer cet étrange état de choses, je voudrais dire quelques mots des peintres impressionnistes. Ils ont justement monté une exposition cette année avenue de l’Opéra. Nous y voyons des tableaux de Monet (1), qui rend la nature avec une telle fidélité ; de Degas (2), qui représente avec une vérité si frappante les gens qu’il prend dans le monde contemporain ; de Pissarro (3), dont les recherches scrupuleuses produisent parfois une impression de vérité hallucinante – et de bien d’autres que je ne citerai pas ici (4). D’ailleurs j’entends m’en tenir aux aperçus généraux.

MONET Claude,1878 - Les Bords de la Seine à Courbevoie : « Monet, je n'ai jamais rencontré un pareil metteur en place, une faci… | Monet, Paysage et Peintre Fichier:Monet men unloading coal.jpg Fichier:Monet - Vetheuil, vu de Lavacourt, 1879.jpg
Monet, Paysage de Pontoise, Estacade de Trouville, marée basse, Les Déchargeurs de charbon et Vétheuil vu de Lavacourt
La Mare, effet de neige (C Monet - W 350) | Huile sur toile,… | Flickr Image dans Infobox. Chemin de halage à Lavacourt - Claude Monet
Monet, La Mare, effet de neige, La Rue Saint-Denis,  fête du 30 juin 1878, la Rue Montorgueil fête du 30 juin et Chemin de halage à Lavacourt
portrait de Diego Martelli, 1879 - Edgar Degas Fichier:Edgar Degas Portrait of Duranty.jpg
Degas : Portrait de M. Diego Martelli ; Portrait de Duranty (détrempe) ; Blanchisseuse portant du linge en ville (esquisse à l’essence) ; Portrait d’amis, sur la scène (pastel) ;
Image dans Infobox. Image dans Infobox.
Degas : Portraits à la Bourse ; Miss Lola au cirque Fernando ; Chanteuse de Café concert (pastel) Danseuse posant chez un photographe
File:Camille Pissarro - Lisière de bois (PD 564).jpg
Pissarro : Lisière d’un bois ; Chemin sous-bois, Effet de neige (côté du Palais Royal) ; Le Pont de Pontoise ; Effet de soleil, boulevard Clichy (esquisse) ;
File:Camille Pissarro - Le Verger à Maubuisson, Pontoise - 1876.jpg Pissarro 1879 expo Pissarro 1879 expo
Pissarro : Le Verger de Maubuisson, Les Planteurs de choux, Paysage en février (Femme revenant de la fontaine), Petit Bois (poules et canards)

Les impressionnistes ont introduit la peinture en plein air, l’étude des effets changeants de la nature selon les innombrables conditions du temps et de l’heure. On considère parmi eux que les beaux procédés techniques de Courbet ne peuvent donner que des tableaux magnifiques peints en atelier. Ils poussent l’analyse de la nature plus loin, jusqu’à la décomposition de la lumière, jusqu’à l’étude de l’air en mouvement, des nuances des couleurs, des variations fortuites de l’ombre et de la lumière, de tous les phénomènes optiques qui font qu’un horizon est si mobile et si difficile à rendre. On a peine à se représenter quelle révolution implique le seul fait de peindre en plein air, lorsqu’il faut compter avec l’air qui circule, au lieu de s’enfermer dans un atelier où un jour correct et froid entre par une grande fenêtre exposée au nord. C’est le coup de grâce porté à la peinture classique et romantique et, qui plus est, c’est le mouvement réaliste, déclenché par Courbet et libéré des entraves du métier, cherchant la vérité dans les jeux innombrables de la lumière.

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Manet, Dans la serre et En Bateau

Je n’ai pas nommé Edouard Manet, qui était le chef du groupe des peintres impressionnistes. Ses tableaux sont exposés au Salon. Il a continué le mouvement après Courbet, grâce à son œil perspicace, si apte à discerner les tons justes. Sa longue lutte contre l’incompréhension du public s’explique par la difficulté qu’il rencontre dans l’exécution, je veux dire que sa main n’égale pas son œil. Il n’a pas su se constituer une technique ; il est resté l’écolier enthousiaste qui voit toujours distinctement ce qui se passe dans la nature mais qui n’est pas assuré de pouvoir rendre ses impressions de façon complète et définitive. C’est pourquoi, lorsqu’il se met en route, on ne sait jamais comment il arrivera au terme ni même s’il y arrivera seulement. Il agit au jugé. Lorsqu’il réussit un tableau, celui-ci est hors ligne : absolument vrai et d’une habileté peu ordinaire ; mais il lui arrive de s’égarer, et alors ses toiles sont imparfaites et inégales. Bref, depuis quinze ans on n’a pas vu de peintre plus subjectif. Si le côté technique chez lui égalait la justesse des perceptions, il serait le grand peintre de la seconde moitié du XIXe siècle.

D’ailleurs, tous les peintres impressionnistes pèchent par insuffisance technique. Dans les arts comme dans la littérature, la forme seule soutient les idées nouvelles et les méthodes nouvelles. Pour être un homme de talent, il faut réaliser ce qui vit en soi, autrement on n’est qu’un pionnier.

Les impressionnistes sont précisément, selon moi, des pionniers. Un instant ils avaient mis de grandes espérances en Monet ; mais celui-ci paraît épuisé par une production hâtive ; il se contente d’à-peu-près ; il n’étudie pas la nature avec la passion des vrais créateurs. Tous ces artistes-là sont trop facilement satisfaits. Ils dédaignent à tort la solidité des œuvres longuement méditées ; c’est pourquoi on peut craindre qu’ils ne fassent qu’indiquer le chemin au grand artiste de l’avenir que le monde attend.
Il est vrai qu’il est déjà honorable de déblayer le chemin pour l’avenir, pour peu qu’on soit tombé sur la bonne voie.
Aussi rien de plus caractéristique que l’influence des peintres impressionnistes – refusés chaque année par le jury – lorsqu’elle s’exerce sur les peintres aux procédés adroits qui constituent chaque année l’ornement du Salon.
Examinons donc l’exposition officielle de ce point de vue.

Fichier:Les foins.jpg Fichier:Bastien Lepage Saison d-Octobre Recolte des pommes de terre.jpg
Bastien-Lepage, Les Foins et Saison d’octobre

Les vainqueurs de cette année, les peintres dont la critique s’occupe et qui attirent le public, ce sont Bastien-Lepage, Duez, Gervex ; et ces artistes doués doivent leur succès à l’application de la méthode naturaliste dans leur peinture. Je vais les analyser rapidement. Voici, par exemple, Bastien-Lepage qui s’est acquis très vite une grande célébrité en s’affranchissant des entraves de l’École et en se tournant vers l’étude de la nature. L’année dernière il a exposé Les Foins, une scène de la vie à la campagne, un paysan et une paysanne se reposant à midi parmi le foin fauché. Cette année il donne un pendant à son tableau. Une toile qu’il appelle Saison d’octobre nous montre deux paysannes récoltant des pommes de terre dans un paysage formé par les raies d’un champ labouré. Nous reconnaissons évidemment le petit-fils de Courbet et de Millet. Mais l’influence des peintres impressionnistes saute aussi aux yeux. Le plus étonnant, cependant, c’est que Bastien-Lepage sort de l’atelier de Cabanel. Mesurez le chemin qu’a dû parcourir l’élève d’un tel professeur pour en arriver au point où il en est maintenant. Il n’a pu venir si loin que grâce à d’énormes efforts intellectuels. Il a été porté par son tempérament, et le plein air a fait le reste.

Sa supériorité sur les peintres impressionnistes se résume dans ceci, qu’il sait réaliser ses impressions. Il a compris fort sagacement qu’une simple question de technique divisait le public et les novateurs. Il a donc gardé leur souffle, leur méthode analytique, mais il a porté son attention sur l’expression et la perfection du métier. On ne saurait trouver d’artisan plus adroit, ce qui aide à faire accepter sujet et tendance. Les bourgeois sont ravis parce que ses tableaux sont peints avec une grande science. Mais, d’autre part, j’ai peur que la technique ne perde Bastien-Lepage. On ne passe pas impunément par l’atelier de Cabanel. Il est encore difficile de distinguer dans les quelques ouvrages du jeune artiste quel rôle y joue l’originalité du tempérament et quelle est la part de la technique. C’est pourquoi je pense qu’il nous est indispensable de suspendre tout jugement, de crainte que l’avenir ne nous apporte un démenti. J’ai dit qu’il était urgent qu’un artiste paraisse, qui sache exprimer la formule naturaliste de façon quelle atteigne son plein développement. Je pense en outre que cet artiste ne sera pas un homme adroit, attrapant une idée au vol, vulgarisant à l’intention de la bourgeoisie la nouvelle méthode, captant au premier coup la faveur du public par des ruses techniques. Bastien-Lepage a réussi trop vite et trop bruyamment. Tous les grands créateurs ont rencontré au début de leur carrière une forte résistance ; c’est une règle absolue, qui n’admet pas d’exception ; mais lui, on l’applaudit. Cela est mauvais signe.

Gervex, Retour du bal et Portrait de Mlle Valtesse de la Bigne

Gervex, lui aussi, est un élève de Cabanel qui a été emporté par le souffle de l’heure et qui subit en ce moment une transformation fort intéressante. Là aussi on constate une victoire de la peinture naturaliste. Cette année-ci son tableau Retour du bal, qui dépeint une scène de jalousie entre une femme en larmes et un monsieur en habit, en train d’ôter nerveusement ses gants, est peint très fidèlement d’après nature et rend assez vivement l’impression du beau monde parisien. J’aime mieux son portrait de Mme V***, dont la toilette lilas se détache très gentiment sur un fond d’arbres verts. Je ne dis pas que Gervex copie les peintres impressionnistes ; mais là encore il me paraît évident qu’il réalise ce que ces peintres ont voulu exprimer, en se servant des procédés techniques qu’il doit à sa fréquentation de l’atelier de Cabanel. N’est-il pas curieux de voir comment le souffle moderne gagne les meilleurs élèves des peintres académiques, les oblige à renier leurs dieux et à faire la besogne de l’école naturaliste avec des armes prises à l’Ecole des beaux-arts, le sanctuaire des traditions ?

Duez, Le triptyque de saint Cuthbert

L’histoire de Duez est tout aussi surprenante. C’est le dernier élève de Pils. Il a peint quelques tableaux de genre, des bagatelles fort gentilles. Cette année, il expose une œuvre remarquable, où il s’est donné pour tâche de moderniser la peinture religieuse. Je ne me prononcerai pas sur le résultat. Le but seul me suffit. Chez nous la peinture religieuse est devenue objet de commerce. Il y a des modèles dont les peintres ne se départissent point : les saintes vierges sont dessinées de chic, fixées une fois pour toutes ; les saints de bois les crucifixions sont colorés d’après des recettes invariables. Mais Duez a choisi pour sujet de son tableau la légende de saint Cuthbert et il a peint un paysage d’après nature, des moutons et des gens vivants. Là encore on distingue l’influence des peintres impressionnistes, et dans un genre où l’on ne penserait pas que leur méthode soit appelée à pénétrer si tôt.

Fichier:§§Bernhardt, Sarah (1844-1923) par Jules Bastien-Lepage (1848-1884) - 1879.jpg

Bastien-Lepage, Portrait de Sarah Bernhardt

Je n’ai cité que les artistes très jeunes, ceux qui font le plus de bruit en ce moment. On a décerné une première médaille à Duez et le bruit court que Bastien-Lepage va être décoré. Mais je pourrais nommer à leur suite quantité de peintres emportés, plus ou moins à leur insu, par le souffle moderne.

File:Jean Béraud - Les Halles.jpg
Butin, La Femme du marin et Béraud, Les Halles
Raffaëlli, la Rentrée des chiffoniers et Deux Vieux

II faudrait citer avant tout Butin, Béraud, Raffaëlli, dont les mérites se font remarquer d’année en année. Je mets à part Fantin-Latour, dont les toiles si simples et si soignées ont peu à peu gagné les suffrages.

Guillemet, Le Chaos de Villers

Au nombre des paysagistes je citerai Guillemet, qui continue avec tant de talent la révolution naturaliste dans notre école du paysage. À l’heure qu’il est on ne peut plus nier que le mouvement artistique en France ne soit dirigé par ces novateurs qui réalisent dans la représentation de la figure humaine l’œuvre même des paysagistes. Toutes les forces vives sont accaparées par l’école naturaliste. Si les représentations de la tradition restent toujours sur la brèche, leurs meilleurs disciples les trahissent pourtant, de sorte qu’on peut prévoir l’heure où l’Académie des beaux-arts elle-même sera prise de force par les impressionnistes ou, pour mieux dire, par les naturalistes.

Cela est clair comme le jour pour l’observateur qui visite chaque année les Salons. Cabanel (5) se fait tous les ans plus incolore, plus veule, plus faux. Bouguereau avec sa mièvrerie ne touche plus que les dames sentimentales.

Fichier:Alexandre Cabanel - John William Mackay.jpeg Image dans Infobox.
Cabanel, Portrait de M. Mackay et Bouguereau, La Naissance de Vénus

Bonnat conserve toujours sa réputation de solide artiste, mais on lui reproche sa lourdeur, et on en viendra à le traiter de simple ouvrier esclave de Courbet, qui ne rachète pas la lourdeur de sa brosse par la délicatesse de ses tons. Quant à Carolus-Duran, il a eu cette année un succès tellement éclatant qu’on lui a décerné la grande médaille d’honneur pour son portrait de sa comtesse B ***.

Portrait de la comtesse Berta Vandal

Portrait de la comtesse Berta Vandal (1878)

C’est sans doute une des meilleures œuvres de cet artiste, seulement il faut attendre, car il arrive que la peinture de Carolus-Duran noircisse avec le passage du temps. Ses couleurs s’altèrent vite. En tout cas, même Carolus-Duran est pris dans le nouveau courant. Il doit beaucoup, quoiqu’il ne s’en rende peut-être pas compte, aux premières œuvres de Manet. Son succès est fondé sur son exécution éclatante, sa belle facture. Il triche avec la nature, il la fait poser élégamment. C’est pour cela que la bourgeoisie raffole de lui ; mais c’est ce qui le perdra, à mon avis, car la nature se venge toujours quand on la caricature ; il viendra un jour où ces toiles emphatiques paraîtront décolorées à côté des œuvres sincères. Encore une fois, il faut se méfier lorsque le public entre en extase sur-le-champ.
Il y a encore une peintre qu’on ne saurait à mon avis traiter avec trop de rigueur. Je parle de Jean-Paul Laurens, qu’on a vanté outre mesure. À entendre certains critiques, c’est lui qui doit ressusciter le grand art, qui doit être le chef d’école qui dominera l’époque du haut de son génie. On a peine à réprimer un sourire en écoutant cela. Jean-Paul Laurens n’est qu’un peintre consciencieux, une espèce d’attardé, un Casimir Delavigne de l’art, qui s’efforce de trouver le juste milieu entre Eugène Delacroix et Horace Vernet. Ses tableaux historiques ne sont pas autre chose en somme que les lithographies colorées aux dimensions colossales. Nous n’y trouvons ni un peintre à la technique puissante, ni une intelligence aiguë qui analyse son époque.

Jean-Paul Laurens : Délivrance des emmurés de Carcassonne

Jean-Paul Laurens, La Délivrance des emmurés de Carcassonne

Cette année son tableau La Délivrance des emmurés de Carcassonne est particulièrement mauvais. Il est difficile de se figurer une composition plus froide pour représenter une émeute populaire, une foule de gens du peuple qui se précipite pour libérer les victimes de l’Inquisition, emmurées dans un cachot. Le coloris est terne ; je connais au musée de Versailles des tableaux historiques, méprisés par tout le monde, qui sont bien supérieurs à celui-ci. J’insiste, parce que Jean-Paul Laurens est un malheureux représentant de cette soi-disant grande peinture, essentielle, à ce qu’on assure, à la renaissance de notre école. Eh, mon Dieu ! la grande peinture, c’est la peinture des artistes de génie, et les artistes de génie sont ceux qui ont une individualité propre et qui expriment dans leurs œuvres l’esprit de leur temps.
Ce sera ma conclusion, puisqu’il est inutile d’énumérer de nouveaux noms et de prolonger cette discussion du Salon. J’ai voulu simplement montrer par des exemples que le triomphe du naturalisme se fait sentir de plus en plus fortement dans la peinture comme dans la littérature.
Aujourd’hui le succès couronne ceux d’entre les jeunes peintres qui ont rompu avec l’École et font figure de novateurs vis-à-vis des maîtres qui se sont survécu à eux-mêmes. La place est balayée pour le peintre de génie.

Emile Zola

Notes :

1 – Monet exposait Habitation bourgeoise à Zandam (Hollande) ; Paysage à Courbevoie ; Marine (1875 appartient à M. Duret) ; Vétheuil, vu de Lavacourt ; Fleurs ; Pommiers ; Effet de neige à Vétheuil ; La Rue Montorgueil, fête du 30 juin ; Effet de brouillard, impression ; Estacade de Trouville, marée basse ; Paysage à Vétheuil, Lavacourt ; Parc Monceaux ; Bords de la Seine, environs de Paris ; La Rue Saint-Denis, fête du 30 juin 1878 ; Un Jardin (1867) ; L’Eglise de Vétheuil ; Jardin à Sainte-Adresse ; Les Charbonniers (1875) ; Effet de neige (1875) à Argenteuil ; La Mare, effet de neige ; Lavacourt, temps gris ; Chemin de halage à Lavacourt ; Etude de mer, Coucher de soleil ; Paysage d’hiver ; Le Petit Bras à Vétheuil

2 – Degas exposait : Portrait de M. Diego Martelli ; Portrait de Duranty (détrempe) ; Portait après un bal costumé (détrempe) ; Portrait d’amis, sur la scène (pastel) ; Portraits à la Bourse ; Miss Lola au cirque Fernando ; Chevaux de course (essence) ; Blanchisseuse portant du linge en ville (esquisse à l’essence) ; Ecole de danse (détrempe) ; Ecole de danse, Essai de décoration (détrempe) ; Portrait dans une baignoire à l’opéra (pastel) ; Portrait d’un peintre dans son atelier ; Chanteuse de café (pastel) ; Loge de danseuse (pastel) ; Danseuse posant chez un photographe ; Grand air après un ballet (pastel) ; Portrait de danseuse à la leçon ; Portrait de M. et Mme H de C (détrempe à pastel) ; Portrait, et cinq oeuvres portant le titre d’Eventail

3 – Pissarro exposait : Le Pont de Pontoise ; Lisière d’un bois ; Chemin sous-bois, Effet de neige (côté du Palais Royal) ; Effet de neige et glace (effet de soleil) ; Effet de soleil, boulevard Clichy (esquisse) ; Sous-bois en été ; Le Verger de Maubuisson ; Château des Mathurins (soleil couchant) ; Automne (soleil couchant) ; Les Peupliers, matinée d’été ; Paysage en février (Femme revenant de la fontaine) ; Les Meules ; Le Potager ; L’Hermitage, vue de ma fenêtre ; Vue de l’Hermitage ; Printemps, pruniers en fleurs ; Petit Bois de peupliers en plein été ; Planteurs de choux ; Port-Marly ; Petit Bois (poules et canards) ; Côte des Brouettes (temps gris) ; L’Hiver, retour de la foire (éventail) ; L’Hiver, environs de Lower Norwood, Londres (éventail) ; Laveuses, éventail ; Soleil couchant éventail ; Meule (semeur) ; Clair de lune ; Vue de Pontoise ; La Grande Route, printemps ; Pommiers en fleurs ; La Toilette du matin ; L’étang de Montfoucault ; Cueillette de petits pois ; Portrait de Melle E. E. (pastel) ; Portrait de Melle M. ; Le Pâtissier ; Intérieur campagnard.

4 – Les exposants étaient Bracquemond, Mme Bracquemond, Caillebotte, Cals, Marie Cassatt, Degas, Forain, Lebourg, Monet, Pissarro, Piette, Rouart, Somm, Tillot et Zandomenighi.

5 – Cabanel exposait un Portrait de Mme la Marquise de C… T…  et Portrait de M. Mackay

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