Lettres de Paris : L’Ecole Française de peinture à l’exposition de 1878 (V)

 

V

Mais il y a un maître encore vivant, dont je n’ai point parlé jusqu’ici. C’est Meissonier. Je l’appelle un maître parce qu’il a réellement créé un genre en France, celui des petits tableautins anecdotiques, dont Gérôme plus tard a élargi le cadre, et qu’ont imités des centaines de peintres.

Le talent de Meissonier ne me plaît pas ; je dirai tout à l’heure pourquoi ; mais il serait injuste de ne pas reconnaître ses rares qualités. Il est incontestablement unique en son genre, sachant animer ses figures, leurs poses, leurs costumes, leurs jeux de physionomie. Elles ne vivent pas d’une vie authentique, car sa peinture est vitreuse et pointue, et sous l’habillement et la peau se devine le mannequin de bois, mais c’est une imitation très fine et très intelligente de la vie, qui vous entraîne facilement. Pour apprécier Meissonier à sa juste valeur, il faut le comparer avec un de ses disciples, et juger dès lors de la délicatesse de son pinceau, du naturel de son dessin, de la perfection des détails. Je le répète, c’est un maître dans les cadres étroits qu’il s’est choisis.

Meissonier a remporté de grands succès. Il est membre de l’Académie, commandeur de la Légion d’honneur, comblé de prix ; il n’a plus rien à souhaiter pour sa gloire. À part cela, il vend ses tableaux, on peut le dire, au poids de l’or, et je pense même qu’un de ses tableaux, vendu cent mille francs, était loin de peser cinq mille louis d’or. La moindre de ses œuvres atteint des prix fous. Et quand on pense seulement que Delacroix de son vivant vendait ses chefs-d’œuvre deux, trois mille francs, et que même de nos jours, bien que son génie soit universellement salué, on est loin de payer les toiles de Delacroix aussi cher que les tableaux de Meissonier ! Voilà où je commence à me fâcher. L’engouement populaire est toujours un mauvais signe. Pourquoi le public se jette-t-il avec tant de fureur sur les tableaux de Meissonier ? Il est évident que la valeur artistique de ses œuvres n’y est pour rien. La vérité, c’est que le public s’entiche purement et simplement des tours de passe-passe de l’artiste. Il distingue les boutons sur un gilet, les breloques sur une chaîne de montre tant et si bien qu’aucun détail ne s’y perd ; voilà ce qui suscite cette admiration inouïe. Et le plus fort, c’est qu’il peint des bonshommes de quatre ou cinq centimètres de haut, qui demandent à être inspectés à la loupe si on veut les bien voir ; voilà ce qui chauffe l’enthousiasme à blanc et fait délirer les spectateurs les plus calmes. La foule est flattée dans ses instincts les plus enfantins, dans son admiration de la difficulté vaincue, dans son amour des tableautins bien dessinés et surtout bien détaillés. Elle ne comprend que cela en art ; la nouveauté, l’originalité de la facture, la transcription individuelle de la nature, l’offensent et l’éloignent, tandis qu’elle s’accommode béatement de tableautins minuscules ciselés comme des joyaux. Voilà ce qui explique le triomphe de Meissonier, confirmé par toute une foule d’admirateurs. Il est le dieu de la bourgeoisie qui n’aime pas les sensations fortes procurées par de vraies œuvres artistiques. Aucun artiste de notre siècle n’a été si choyé du public.

Donc, je me sens irrité contre lui pour ces succès hors de proportion, lorsque je me rappelle le long martyre que fut la vie de nos grands artistes. On les niait, on les traînait dans la boue alors que lui était encensé par la critique. Et c’est peut-être pour cela que j’incline à le traiter avec sévérité, pour les venger.

Pour commencer, je l’ai déjà dit, sa technique est la plus déplaisante que puisse avoir un peintre. Il ne peint qu’en tons clairs, ce qui ne serait pas un mal, mais dans ses tons il y a la transparence de l’agate, la sécheresse et l’angularité des objets de verre : c’est comme de la peinture sur porcelaine. Ce n’est pas le vernis meurtrier de Gérome, mais c’est tout de même pauvre, délayé, rêche. En général, les figures vivantes sont plus achevées. Pour se rendre compte de toutes les insuffisances de la technique, il faut porter l’attention sur le fond – surtout les bribes de paysage. Là on ressent toute la misère de ce pinceau, qui n’est à son aise que quand il peint les petits bonshommes que le peintre adore. Les arbres sont comme des brosses à dents vertes, les maisons ressemblent à des cubes de bois dans un jeu de construction, etc. Enfin, ses cadres sont naturellement très réduits. Il s’est choisi un chemin étroit dans l’art. Je sais qu’un seul visage vivant fixé sur la toile suffit à la gloire éternelle d’un artiste et qu’on ne saurait mesurer le génie d’un peintre aux dimensions de ses tableaux. Mais il faut faire entrer en compte la largeur de la création, la grandeur de l’élan, de la conception de toute œuvre complexe. Mettez en regard un tableau d’Eugène Delacroix et un tableau de Meissonier. Au fond celui-ci peint toujours le même cheval, le même personnage du XVIIIe siècle habillé d’un costume toujours identique, le même soldat dans une pose qui ne varie pas. Il se contente de quelques changements de type, il n’atteint pas à l’univers des sentiments humains. Je veux dire qu’il ne réalise pas, dans toute sa plénitude, la conception de l’artiste que nous nous faisons aujourd’hui. Reléguez-le à la place qui lui convient et je serai le premier à l’admirer.

On a exposé de Meissonier pas moins de seize tableaux au Champ-de-Mars. Le pire, c’est que ces tableaux ne sont pas de ses meilleurs.

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J’ai vu ici un des plus grands tableaux qu’il ait jamais peints : Les Cuirassiers, 1805. C’est un régiment de cuirassiers, rangé en bataille et s’apprêtant à passer à l’attaque. Il y a des têtes intéressantes, des chevaux dessinés avec tant de minutie qu’un crin se distingue de l’autre et que toutes les veines sont visibles.

Fichier:Jean-Louis-Ernest Meissonier - The Portrait of a Sergeant - WGA14740.jpg Ernest Meissonier, Le peintre d'enseignes (avec images) | Peintre, Peinture historique, Art ancien

Mais les admirateurs de Meissonier n’ont pas tort de préférer ses toiles moins larges, par exemple le Portrait d’un sergent, une scène où un garde français fait le portrait de son sergent aux portes du corps de garde ; ou bien encore Le Peintre d’enseignes, où un peintre en bâtiment et son client sont représentés en costumes du Directoire. Ces tableaux sont remarquables tous les deux par leur vérité et par l’animation des figures.

J’ai été fort étonné d’un paysage, Vue d’Antibes. Deux cavaliers passent sur une route baignée de soleil. C’est l’occasion d’observer le métier lamentable de Meissonier dès qu’il s’éloigne de ses petits bonshommes. Son horizon est comme taillé dans la pierre vive. Le soleil à midi a cet éclat mais il est plein d’air, il brûle, se reflétant dans le profond azur foncé du ciel. L’air manque complètement aux tableaux de Meissonier. Il fait penser aux Primitifs.

Il est sec et tranchant. Enfin, le triomphe de l’exposition, le tableau devant lequel la foule se presse, est une œuvre grande comme la main : Les Joueurs de boule. La scène se déroule encore une fois sur la grand-route, près d’Antibes qui blanchit au loin. Les rayons du soleil tombent verticalement, à peine un mur qui fasse ombre. Au premier plan sont groupés les joueurs ; les uns tournent le dos au public, deux se présentent de profil, un troisième se tient à l’écart et allume sa pipe. Le peintre, qui a un faible pour les costumes du siècle dernier, a affublé à sa façon les paysans qu’il a vus jouer aux boules en Provence. Mais la merveille du tableau, le détail qui arrache des cris d’admiration aux spectateurs, c’est le couple du fond : un joueur prêt à lancer une boule et un de ses camarades debout à son côté. Le joueur surtout suscite des transports d’admiration. Les jambes écartées, les bras courbés, il s’apprête à envoyer la boule ; la figure tout entière n’a pas plus d’un centimètre de haut. Et, ô merveille ! les différents détails qui le caractérisent comme insecte de l’espèce humaine sont aisément reconnaissables à l’œil nu. Que serait-ce si on l’examinait à la loupe ! Ses bras et ses jambes sont effilés comme les pattes d’une sauterelle. Quant aux bicornes, là je renonce à décrire l’enthousiasme qu’ils excitent. Voilà où s’est arrêtée l’éducation du public en matière d’art : le peuple en foule entoure le tableau du matin au soir, afin de voir cet avorton de la peinture et se pâmer devant un chapeau grand comme une chiure de mouche.
Bien entendu, ceci n’affaiblit en rien le talent de Meissonier. Je voulais simplement expliquer les raisons de son succès disproportionné. Et cette analyse m’a conduit à deux résultats : à définir la place qu’il mérite dans notre école et le rôle qu’il y joue ; ensuite, à illustrer la perversion du goût populaire et à montrer comment certaines réputations peuvent être surfaites, tandis que les artistes vraiment originaux trouvent trop de difficulté à se faire un nom.

S’il y a une chose qu’on est obligé d’accorder à Meissonier, c’est d’avoir engendré un nombre infini de disciples et d’imitateurs. Une telle fécondité n’est pas surprenante, eu égard à la tendresse que nourrit le public pour les jolis tableautins qui tiennent peu de place. Nos salons bourgeois sont tellement petits qu’on ne peut pendre sur leurs murs que de tout petits tableaux. Par suite le marché en est inondé.

Épinglé sur Accessoires de costume Au Coin De Feu by Auguste Toulmouche - Artvee Auguste Toulmouche - Le miroir

Saintin, La Soubrette indiscrète ; Toulmouche, Le Coin du feu et Le Miroir

Chaque peintre s’est choisi une spécialité ; depuis plusieurs années, par exemple, Toulmouche peint toujours la même dame élégante debout au milieu d’un boudoir, et Saintin ne renonce pas aux soubrettes, aux scènes à la Pompadour avec un ou deux personnages. Mais le plus grand succès a été réservé ces dernières années aux petits tableaux militaires.

Au nombre des imitateurs les plus heureux de Meissonier il faut compter Neuville et Berne-Bellecour (3).

Neuville n’a pas eu de tableau exposé au Champ-de-Mars. À cette absence se rattache toute une histoire qui a fait quelque bruit à Paris. Le gouvernement, mû par des considérations de tact et de diplomatie peut-être exagérées, avait décidé que toutes les scènes de bataille ayant trait à la récente guerre franco-prussienne seraient exclues de l’exposition. Il va sans dire que Neuville, qui ne fait que des scènes de bataille, dut s’abstenir d’envoyer ses tableaux.

Berne-Bellecour, Un Coup de canon

Berne-Bellecour fut plus heureux. Trois de ses oeuvres s’y trouvent, dont sa toile célèbre Un coup de canon, qui fonda sa réputation au Salon de 1872 ; il n’a jamais rien peint de mieux. Le tableau représente une partie des fortifications de Paris ; un canon est chargé et un des artilleurs vient d’allumer la mèche ; les autres soldats, se dressant sur la pointe des pieds, contrôlent la trajectoire du boulet. Les principaux mérites de cette scène sont la vérité des attitudes, la finesse de l’observation et, avec cela, l’émotion inhérente à la composition. Je termine en nommant Vibert et Leloir, dont les petits tableautins, bien qu’ils ne jouissent pas du même succès que ceux de Meissonier, ont une certaine popularité parmi la foule.

Vibert, Le Départ des mariés et La Cigale et la Fourmi

Vibert surtout a une renommée de peintre intelligent, qui manie son pinceau avec légèreté et grâce. Beaucoup de ses ouvrages, rendus célèbres par la photographie, se laissent contempler avec plaisir. La foule afflue constamment devant La Cigale et la Fourmi, qui met en scène la rencontre sur la grand-route d’un jongleur maigre et d’un moine corpulent, et devant Le Départ des mariés, un tableautin gai et animé, où un jeune couple monté sur un mulet, s’éloigne accompagné des souhaits et des saluts des passants. Un baptême de Leloir est peint dans le même esprit et plaît également. Je sais que toute cette peinture de genre n’a aucune importance. C’est le côté anecdotique de l’art, un divertissement agréable pour notre bourgeoisie. Mais il faut ajouter que c’est une peinture purement française. Elle est née chez nous tout comme le vaudeville. C’est une cousine germaine du couplet et du calembour.

 

1– Toulmouche exposait Le Coin du feu, Le Miroir et L’Eté. Il est difficile d’identifier ces toiles avec certitude, tant le peintre a multiplié les variations sur les mêmes thèmes. (voir la vidéo)

2 – Saintin exposait La Soubrette indiscrète et First Engagement (voir la vidéo)

3 – Zola décrira une toile célèbre de Neuville, Attaque d’une maison barricadée à Villersexel (1875) dans La Débâcle. Berne-Bellecour exposait Désarçonné (Salon de 1869) ; Un Coup de canon (Salon de 1872) ; Un Officier de mobiles

4 – Outre les deux toiles nommées par Zola Vibert exposait Portrait de Coquelin, de la Comédie Française, dans le rôle de Mascarille, des Précieuses ridicules (Salon de 1874), La Sérénade, Une Vente mobilière, La Toilette de la Madone, Portrait de Mme D. (voir les trois premières dans la vidéo)

4 – Leloir exposait Tentation (Salon de 1869) ; Un Baptême (Salon de 1873) ; Pêcheurs du Tréport ; Le Favori ; Le Repos (sans compter les dessins). On verra les deux premières dans la vidéo.