Lettres de Paris, 1876 : IV – Manet, refusé au Salon et V – l’esthétique impressionniste

IV
 

Je sors du Salon, ne voyant pas ce qu’on gagne à continuer une promenade fastidieuse pour le critique aussi bien que pour le lecteur, et je m’en vais chercher en dehors de lui de jeunes talents, des artistes audacieux et originaux que le jury a chassés du temple officiel pour la plus grande gloire de l’art. Puisqu’il n’est pas possible de juger d’après l’exposition officielle de l’ensemble du mouvement artistique, il faut bien, après avoir inspecté la peinture patentée, aller regarder la peinture bannie et humiliée.
J’ai déjà parlé du sort échu à Manet. Reçu pendant dix ans de suite, il a été expulsé cette année-ci. Pourquoi ? Là se trouve le secret des caprices du jury. La logique exigerait qu’un artiste qu’on a jugé digne d’être admis au temple pendant une période de treize ou quatorze ans, puisse se considérer comme assez éprouvé pour qu’on ne lui claque pas la porte du nez. Mais cette querelle date de loin et vaut d’être expliquée. Bien que Manet ait été reçu pendant dix ans, ce ne fut jamais qu’après des disputes acharnées. Il a toujours fait figure de pomme de discorde. Si ses confrères l’ont outrageusement traité aujourd’hui, c’est parce qu’ils n’ont jamais cessé de voir en lui un ennemi, un réfractaire, un homme qu’ils eussent été heureux d’écraser. Il a suffi que deux ou trois des gros bonnets du jury aient risqué une impertinence, devant laquelle les autres avaient hésité dix ans durant. Le désir de se séparer de Manet a toujours existé, et il a suffi de trouver quelqu’un d’assez mal élevé pour y donner suite.
On peut dire que, devant cette catastrophe, Manet a réagi en grand homme. Il a exposé dans son atelier les deux tableaux refusés. Comme on lui a défendu l’accès au public, il a invité le public chez lui. Son atelier, situé rue de Saint-Pétersbourg, quartier de l’Europe, est très spacieux et meublé avec luxe, et il y a convoqué toute la presse. Du reste, les portes étaient grandes ouvertes. Tous ceux qui en avaient envie pouvaient entrer, et en deux semaines plus de dix mille visiteurs y ont défilé. Finalement son succès a été très grand ; on s’est plus occupé de lui que s’il avait exposé ses tableaux au Salon, comme les années précédentes.
Avant de parler de ses deux tableaux, Le Linge et Portrait d’un artiste, je veux expliquer cette attitude de Manet qui a semé un tel désaccord dans le monde des artistes.
Sentant qu’on n’arrivait à rien en copiant les maîtres, en peignant la nature vue à travers des individualités différentes de la sienne, il comprit un beau matin qu’il ne lui restait qu’à dépeindre la nature telle qu’elle est, sans se référer aux œuvres et aux opinions des autres. Dès que cette idée lui fut venue, il s’arrêta tout de suite au premier objet venu et se mit à le représenter dans la mesure de ses forces et de sa compréhension. Il tâcha d’oublier les conseils qu’il avait reçus, les œuvres qu’il avait regardées.
Il en résulta une peinture d’une grande originalité et qui a soulevé tout un tumulte. Ce qui me frappe avant tout dans ses tableaux, c’est l’observation constante et exacte de la loi des valeurs. Par exemple, des fruits sont posés sur une table et se détachent contre un fond gris. Il y a entre les fruits, selon qu’ils sont plus ou moins rapprochés, des différences de coloration, formant toute une gamme de teintes, et il faut dire à l’honneur de Manet qu’il s’est soucié constamment de l’étude de ces teintes, dont l’existence n’est évidemment pas soupçonnée des élèves de l’École des beaux-arts.
Cette année-ci les deux tableaux qu’il a exposés dans son atelier sont pleinement caractéristiques de sa manière. L’un d’eux, le Portrait d’un artiste, montre un grand diable coiffé d’un feutre mou, débraillé et qui bourre sa pipe. Le visage, osseux, aux traits usés, est surprenant du point de vue technique. Il nous a donné un homme tout à fait vivant. Aussi l’étonnement général a-t-il été sans bornes lorsqu’on a su que le jury refusait ce tableau bien qu’il prouve incontestablement une grande science et qu’il ne puisse en rien offenser les yeux bourgeois. La seconde peinture, Le Linge, est au contraire une œuvre de combat et l’on comprend que son envoi ait scandalisé le jury. Dans un jardin, sur un fond vert, une jeune femme en robe de coton lave son linge dans un baquet placé sur une chaise ; devant elle un enfant se tient sur ses jambes et la regarde. C’est tout ; mais la scène se déroule en plein air. Les tons prennent un éclat vif, le dessin se perd dans les jeux de la lumière. Jamais certains critiques hargneux ne pardonneront à Manet d’avoir à peine indiqué les détails de la physionomie de sa laveuse. Les yeux sont représentés par deux plaques noires ; le nez, les lèvres, sont réduits à de simples lignes roses. Aussi, je comprends l’hostilité qu’une semblable peinture éveille, mais, pour ma part, je la trouve curieuse et originale au plus haut point.
Ce qui vicie surtout l’opinion à l’égard de Manet, c’est qu’on ne veut jamais le juger comme simple artiste. Il traite les tableaux de figures comme il est permis, dans les écoles, de traiter seulement les tableaux de nature morte ; je veux dire qu’il ne combine rien, qu’il ne compose rien, et se contente de peindre les objets groupés par lui dans un coin de son atelier. Ne lui demandez rien d’autre qu’une traduction d’une justesse littérale. C’est un naturaliste, un analyste. Il ne saurait ni chanter ni philosopher. Il sait peindre, et voilà tout, et c’est un don si rare qu’il a suffi pour faire de Manet l’artiste le plus original des quinze dernières années.

V
 

D’autres artistes encore se sont révoltés contre les menées tyranniques du jury. Un groupe de jeunes peintres a juré de ne plus envoyer de tableaux à l’exposition officielle, dont les portes leur ont été systématiquement fermées depuis quelques années déjà. Ces novateurs ont pris le parti d’organiser chaque printemps une exposition indépendante de leurs œuvres dans une galerie qu’ils louent et qu’ils ouvrent au public.
Mais, outre son utilité pratique, l’exposition qui a eu lieu le mois dernier, rue Le Peletier, a vivement intéressé les critiques qui se tiennent au courant du mouvement artistique contemporain (5). On ne peut douter que nous n’assistions à la naissance d’une nouvelle école. Dans ce groupe on décèle un ferment révolutionnaire qui gagnera peu à peu l’Académie des beaux-arts elle-même, et dans une vingtaine d’années transformera l’aspect du Salon dont aujourd’hui les novateurs sont exclus. On peut dire que Manet, le premier, a donné l’exemple. Mais ce n’est déjà plus un solitaire : une douzaine de peintres marchent à ses côtés à l’assaut des règles sacro-saintes. Et même, si vous examinez attentivement les tableaux reçus au Salon, vous en observerez certains parmi eux qui copient déjà la nouvelle école, bien qu’à la vérité les cas soient encore rares. Peu importe, le branle a été donné.
J’ai dit que Fromentin, un peintre qui jouit d’une grande renommée, écrit des articles fort curieux dans la Revue des Deux Mondes, et on rencontre là des aveux qui méritent d’être retenus. Il me semble à propos de citer ici un certain nombre de ses phrases qui montrent à quel point l’Académie des beaux-arts est ébranlée.
 » La doctrine qui s’appelle « réaliste » n’a pas d’autre fondement qu’une observation meilleure et plus saine des lois du coloris. Il faut bien se rendre à l’évidence et reconnaître qu’il y a du bon dans ces visées, et que si les réalistes savaient plus et peignaient mieux, il en est dans le nombre qui peindraient fort bien. Leur œil en général a des aperçus très justes et des sensations particulièrement délicates. Le « plein air », la lumière diffuse, le « vrai soleil », prennent aujourd’hui dans la peinture une importance qu’on ne leur avait jamais reconnue. À l’heure qu’il est, la peinture n’est jamais assez claire, assez nette, assez formelle, assez crue. Ce que l’esprit imaginait est tenu pour artifice, et tout artifice – je veux dire toute convention – est proscrit d’un art qui ne devrait être qu’une convention. Pour peu que vous vous teniez au courant des nouveautés qui se produisent à nos expositions vous remarquerez que la peinture la plus récente a pour but de frapper les yeux des foules par des images saillantes, textuelles, aisément reconnaissables en leur vérité, dénuées d’artifices, et de nous donner exactement les sensations de ce que nous voyons dans la rue. Regardez bien d’année en année les conversions qui s’y opèrent et sans examiner jusqu’au fond, ne considérez que la couleur des tableaux. Si de sombre elle devient claire, si de noire elle devient blanche, si de profonde elle remonte aux surfaces, si de souple elle devient raide, si de la matière huileuse elle tourne au mat, et du clair-obscur au papier japonais, vous en avez assez vu pour apprendre qu’il y a là un esprit qui a changé de milieu et un atelier qui s’est ouvert au jour de la rue. »
Voilà des paroles mélancoliques, qui sonnent en quelque sorte le glas des traditions de l’Académie des beaux-arts. Pour apprécier toute l’importance des lignes précédentes, il faut savoir que Fromentin se cramponne obstinément à ces traditions. Il annonce la victoire prochaine de la peinture réaliste, sans la désirer lui-même, de ce cri de désespoir qu’elle lui arrache. Oui, il a raison : le symptôme le plus révélateur c’est le grand jour qui pénètre partout, ce sont les ateliers lâchant la peinture au plein air, sous les clairs rayons du soleil.
Le groupe d’artistes qui exposent leurs œuvres rue Le Peletier est en tête du mouvement. Pour caractériser leurs tendances, j’emprunte les aperçus suivants d’une brochure écrite par un critique au jugement solide, Duranty.  » Qu’ont-ils donc apporté ? Une coloration, un dessin et une série de vues originales. Dans la coloration, ils ont fait une véritable découverte dont l’origine ne peut se retrouver ailleurs, ni chez les Hollandais, ni dans les tons clairs de la fresque, ni dans les tonalités légères du XVIIIe siècle. Ils ne se sont pas seulement préoccupés de ce jeu fin et souple des colorations qui résulte de l’observation des valeurs les plus délicates dans les tons. La découverte de ceux d’ici consiste proprement à avoir reconnu que la grande lumière décolore les tons, que le soleil reflété par les objets tend, à force de clarté, à les ramener à cette unité lumineuse qui fond ses sept rayons prismatiques en un seul éclat incolore, qui est la lumière. Ils décomposent et reconstituent la lumière, dans la clarté brillante du plein jour. Le romantique, dans ses études de lumière, ne connaissait que la bande orangée du soleil couchant au-dessus de collines sombres, ou des empâtements de blanc teinté soit de jaune de chrome, soit de laque rose, qu’il jetait à travers les opacités bitumineuses de ses dessous de bois. Il croyait que la lumière colorait, excitait le ton, et il était persuadé qu’elle n’existait qu’à condition d’être entourée de ténèbres. La cave avec un jet de clarté arrivant par un étroit soupirail, tel a été l’idéal qui gouvernait le romantique. Le peintre réaliste grâce à l’observation devait changer tout cela. Tout le monde au milieu de l’été a traversé quelques trentaines de lieues de paysage et a pu voir comme le coteau, le pré, le champ s’évanouissaient pour ainsi dire en un seul reflet lumineux. Pour la première fois des peintres ont compris et reproduit ces phénomènes dans des toiles où l’on sent vibrer et palpiter la lumière et la chaleur.  » Ensuite Duranty passe au dessin et montre comment il se fait de plus en plus typique, dévoilant par un seul trait dans une figure le caractère, les habitudes, tout l’être. Finalement il signale le choix de sujets modernes, les rues, les magasins, les métiers, les divertissements, bref, toutes les facettes variées et vivantes de notre civilisation.
Les artistes dont je parle ont été appelés des « impressionnistes parce que la plupart d’entre eux s’efforcent visiblement de communiquer avant tout l’impression véridique donnée par les choses et les êtres ; ils veulent la saisir et la reproduire directement, sans se perdre dans les détails insignifiants qui ôtent toute fraîcheur à l’observation personnelle et vivante. Mais chacun, par bonheur, a son trait original, sa façon particulière de voir et de transmettre la réalité.