Lettres de Paris – Le Salon de 1874

Les 3 et 4 mai 1874

 

L’ouverture du Salon de peinture a eu lieu hier, au milieu de la cohue la plus brillante qu’on puisse voir. Le spectacle était encore plus dans les salles que sur les murs ; les grandes mondaines de l’Empire, les actrices en vogue de Paris, toutes les femmes qu’on rencontre dans les salons, dans les théâtres, au Bois, aux solennités de tous genres, s’étouffaient là, en toilettes de gala, avec des traînes de soie et de velours sur lesquelles il était bien difficile de ne pas marcher, la plupart même avait hardiment renoncé aux chapeaux, pour étaler des coiffures de bal, de simples branches de fleurs attachées dans les cheveux. Jamais je n’avais vu un tel luxe au milieu d’une telle poussière.

Je ne parle pas des hommes, des peintres, des écrivains, des notabilités politiques et financières, de ce Tout-Paris fatal qui se croirait déshonoré s’il n’assistait pas à toutes les ouvertures imaginables. Dès une heure de l’après-midi, on s’écrasait dans les salles. On peut évaluer les visiteurs au nombre de sept à huit mille. Le matin, toutefois, il n’y a eu que les artistes, les amateurs, les personnes en vue, petit monde désireux de se saluer entre soi et de suivre l’usage aristocratique qui consiste en cette circonstance à aller déjeuner chez Ledoyen, le restaurateur voisin des Champs-Élysées. La véritable foule n’est arrivée que l’après-midi. Je ne citerai personne. Tout le monde y était : c’est plus court, et c’est tout aussi clair. Cette année, comme l’Administration des beaux-arts avait à elle tout le palais de l’Industrie (1), sans que la place fût rognée par aucune autre installation, elle a pu développer le Salon qu’elle a voulu. Les tableaux n’ont été accrochés que sur deux rangs, ce qui fait qu’ils sont tous bien placés ; seulement, cela a doublé le nombre des salles, qui sont au nombre considérable de vingt-quatre. Vous ne sauriez croire quel effroyable voyage offre le simple parcours de ces vingt-quatre salles de peinture. Cela est long comme de Paris en Amérique. Il faut emporter des vivres, et l’on arrive brisé, ahuri, aveuglé. Des tableaux, toujours des tableaux ; un kilomètre de taches violentes, des bleus, des rouges, des jaunes, criant entre eux, hurlant la cacophonie la plus abominable du monde. Rien n’est plus horrible comme ces œuvres ainsi jetées à la pelle, sous une lumière crue, devant lesquelles on défile sans un souffle d’air, la sueur au front. Les dames n’en font pas moins des mines coquettes, en agitant leurs éventails.

Certes, je n’entends pas faire ici besogne de critique d’art. Je serais très embarrassé, s’il me fallait donner des opinions motivées, après une première course désordonnée parmi ce tohu-bohu de paysages, de christs, de vierges, de paysans, de soldats, de femmes nues, de messieurs en habit, de prélats et de filles, de coups de soleil et de clairs de lune. D’ailleurs, ce n’est point ma charge. Je suis et ne veux être que chroniqueur. C’est tout au plus si je me permets de trouver le Salon ni meilleur ni pire que les Salons des autres années. En France, depuis la mort des grands maîtres, Delacroix et Ingres, nous avons une moyenne d’art convenable, qui se soutient par beaucoup d’habileté, beaucoup de ce « chic » tout français, qui fait de notre école l’école certainement la plus agréable de toute l’Europe. Nous tenons l’article peinture, les petits tableaux mignons, les figures de femmes bien troussées, les paysages intimes, absolument comme nous tenons l’article de Paris. La Russie, l’Angleterre, l’Amérique surtout se fournissent chez nous de littérature et d’art. C’est peut-être un peu pour cela que le Salon m’a toujours fait l’effet d’un bazar.

Cependant, il me faut vous citer les œuvres les plus regardées. Cela rentre dans le domaine de la chronique. Les paysagistes restent les artistes réellement originaux de notre école. Là est notre gloire moderne, dans ce sens intime de la nature, cette découverte de la campagne vraie, avec ses frissons, ses eaux profondes, ses arbres vivants, ses grands cieux pleins d’air.

Corot, Les Peupliers, Souvenir d’Arleux-du-Nord et Souvenir d’Italie, clair de lune (?)

Corot a, comme toujours, des toiles exquises, surtout un clair de lune rêveur, devant lequel le public s’écrase (2).

 

Daubigny, Les Champs au mois de juin

Daubigny (3) expose un champ de coquelicots, trempé de rosée, qui obtient également un grand succès.

Harpignies, Les Bords de l’Aumance  et Le Saut du Loup,  vue prise dans l’Allier

Puis je citerai encore les paysages vigoureux d’Harpignies (4), les campagnes vertes de César de Cock (5),

César De Cock (1823-1904)

César de Cock, Cour de ferme dans un paysage boisé (cour de ferme à Gasny ?)

les taillis superbes de Pelouze (6), un débutant d’hier en train de se mettre au premier rang.

A TRAVERS BOIS, UNE MATINEE D'OCTOBRE - Leon Germain Pelouse | Wikioo.org - The Encyclopedia of Fine Arts

Pelouse,  A travers Bois ; Matinée d’octobre

Je confesse toutefois que la foule reste assez tiède devant les paysages ; elle préfère les sujets, les images qui la passionnent. C’est ainsi que le peintre de Neuville produit une véritable émeute avec son tableau : Combat sur une voie ferrée.

Fichier:Château de Chantilly, Alphonse-Marie-Adolphe de Neuville, battle at the railway embankment.JPG Image dans Infobox.
Neuville, Combat sur une voie ferrée et La Dernière cartouche

On n’a pas oublié son succès de l’année dernière : La Dernière Cartouche que la gravure a popularisée. Cette fois, c’est encore une scène tragique de la dernière guerre, et le public s’amuse là comme devant une gravure très réussie de L’Illustration. J’ajoute très bas que le tableau ne me paraît pas mériter un autre succès.

Lefebvre, Portrait en pied du prince impérial

Mêmes attroupements devant le portrait en pied du prince impérial, par Lefebvre, et cela pour des raisons que je n’ai pas besoin de dire ; devant les toiles de M. Alma Tadema (7), dont l’étrangeté archéologique stupéfie et arrête les gens au collet ;

La mort du premier-né du pharaon, Lourens Alma Tadema, 1872. | OhMyPrints Hood Museum of Art - Lawrence Alma Tadema
Alma-Tadema, La Dixième Plaie d’Egypte, mort des premiers nés et Sculpture, portraits commandés.

enfin devant L’Éminence grise, de Gérome, soignée comme une peinture chinoise exécutée sur laque, si proprement faite, que la foule se pâme.

Gérome, L’Éminence grise

Je vous signalerai encore quelques œuvres qui me paraissent devoir être les succès du Salon. D’abord, les trois toiles de Carolus-Duran, un portrait charmant de sa fille, un portrait plus discutable de la comtesse de Pourtalès, et une grande femme nue, au milieu de feuillages trempés de vapeur, qu’il a intitulée : Dans la rosée.

Fichier:Emile Auguste Carolus-Duran - The Artist's Daughter, Marie-Anne.JPG
Carolus-Duran, portrait de la fille de l’artiste, 1874 et Dans la Rosée

Ensuite, deux pendants de Duez, un peintre dont le nom va devenir populaire : une fille à cheveux rouges, superbe de crânerie, et une vieille chiffonnière, la hotte au dos ; le titre Splendeur et Misère suffit à faire comprendre l’antithèse.

Радикал-Фото: Картинка | Musee carnavalet, Histoire de paris, Musée d'orsay

Duez, Splendeur

Puis je cite en tas le grand christ jaunâtre de Bonnat (8), les portraits élégants de Cabanel (9), les délicieuses poupées de Toulmouche (10), les figures charbonnées de Ribot (11), les saintetés au miel de Bouguereau (12), les très beaux panneaux décoratifs de Puvis de Chavannes (13), toutes les gloires plus ou moins solides qui font le plus bel ornement du Salon depuis des années.

Cabanel, La Duchesse de Luynes et ses enfants
Fichier:Leon Bonnat - The Crucifixion.jpg William-Adolphe Bouguereau "Study for Charity" Poster by Alexandra_Arts | Society6
Bonnat, Christ en croix et Bouguereau, étude pour La Charité (1872) exposée au Salon de 1874
Peut être une image de 2 personnes La lecture by Théodule Ribot on artnet
Toulmouche, Le livre sérieux et Ribot, La Lecture

Puvis de Chavannes, L’an 732, Charles Martel sauve la chrétienté par sa victoire sur les Sarrasins près de Poitiers

J’ai gardé Édouard Manet. Il a envoyé cette année une jeune femme assise avec sa fille devant la grille d’un chemin de fer et regardant passer les trains à toute vapeur. La gamme, bleue et blanche, est charmante.

Image dans Infobox.

Manet, Le Chemin de fer

J’avoue être un grand admirateur d’Édouard Manet, un des rares peintres originaux dont notre école puisse se glorifier. La toile appartient à l’admirable collection du chanteur Faure. Cela n’empêche pas la foule de s’égayer doucement. Elle a raison. Au milieu des toiles voisines, l’œuvre d’Édouard Manet fait une tache assez singulière pour que des yeux ignorants, gâtés par toutes les gentillesses de notre art, voient purement la chose en comique. Si l’on accrochait un Goya au Salon, on se tordrait.

File:Bristol museum carpeaux bust a dumas fils.JPG

Carpeaux, Buste d’Alexandre Dumas fils

Je suis allé fumer un cigare dans la grande nef transformée en jardin. Mais j’avais les yeux si malades, que je n’ai pas vu la sculpture. Il m’a semblé simplement apercevoir un magnifique buste d’Alexandre Dumas fils, par Carpeaux. Et les toilettes s’étalaient plus largement autour de moi. On aurait pu se croire à quelque réception princière, dans une serre gigantesque. Je me suis couché à neuf heures, avec une migraine épouvantable.

Emile Zola

NOTES :– Le palais de l’Industrie fut construit en 1853 pour abriter l’Exposition Universelle de 1855. Dès le 27 mars 1852, Louis-Napoléon Bonaparte, qui n’était encore alors que le Prince-Président, avait décrété la construction d’un « palais des arts et de l’industrie » qui devait rivaliser avec le Crystal Palace de Londres et qui « pourrait servir aux cérémonies publiques et aux fêtes civiques et militaires ». Le projet fut d’abord confié à Jacques Hittorff qui s’inspira du monument londonien pour imaginer une immense halle de fer et de verre. Mais Louis-Napoléon recula devant l’audace de cet édifice qui préfigurait les Halles de Baltard et préféra la solution de compromis proposée par Viel et Desjardins : le fer et la brique de la grande ellipse de 250 mètres sur cent seraient dissimulés par la pierre. Néanmoins, en unissant dans un même édifice les dernières inventions techniques et la vie artistique dès l’exposition universelle de 1855 (même si les beaux-arts étaient alors logés dans une annexe), l’Empereur s’affirmait d’emblée comme un novateur face à l’Angleterre. Le palais de l’industrie, qui se situait face à l’Elysée, fut détruit lors du percement de l’Avenue Alexandre-III, pour l’exposition universelle de 1900.

2 – Corot exposait Souvenir d’Arleux du Nord, Le Soir et Clair de Lune

– Daubigny, membre du jury qui, l’année précédente (et, on peut le supposer, à son grand dam), avait refusé les Coquelicots de Monet, avait repris le sujet à son compte dans une toile intitulée en réalité Les Champs au mois de Juin ; dispensé des épreuves (ce qui n’était évidemment pas le cas de Monet), Daubigny pouvait exposer ce qu’il voulait ; malgré les protestations de la foule et des critiques qui regimbaient devant cette toile audacieusement colorée, il œuvrait ainsi à l’éducation du regard de la foule et au triomphe futur de l’impressionnisme. L’autre toile qu’il exposait également au Salon, La Maison de la mère Bazot, à Valmondois (Seine-et-Oise), était sans doute proche de l’esthétique de l’Ecole de Barbizon. 

4– Harpignies exposait deux paysages, Bords de l’Aumance et Vue prise dans l’Allier ainsi qu’une toile de genre, Un public Bienveillant. Deux paysages portent le titre de Bords de l’Aumance ; on peut identifier avec certitude celui qui était présenté au Salon par la photographie qui en a été faite pour les Archives nationales à l’époque :

 

et par la description qu’en donne ce critique :

— Si M. HARPIGNIES voulait quelque peu compléter ses tableaux, il serait bien vite au premier rang des paysagistes. Son dessin est pur et ferme, son exécution est hardie, et c’est par excès de hardiesse qu’elle pèche.
Tenez ! voyez ces Bords de l’Aumale. Admirez ce beau ciel, ces belles eaux ! Comme l’air circule de toutes parts ! Quel beau bouquet d’arbres, et comme le peintre a su rendre leur profil, dont la silhouette se dessine d’une façon nettement arrêtée sur le bleu de l’éther !
Tout cela subsiste, que l’on regarde ce paysage de loin ou de près, mais si l’on s’approche pour voir les détails, on trouve que l’artiste qui a su si parfaitement dessiner le profil de ses arbres, a oublié de les terminer de face ; il a négligé de remplir l’intérieur des contours si bien tracés. Il y a là, en effet, une regrettable lacune.

5 – César de Cock, né à Gand (Belgique), exempt d’épreuves au Salon de 1874, exposait trois œuvres : Le Chemin du Lavoir à Gasny (Eure) ; Ruisseau dans le Bois, fin de la journée et Cour de Ferme à Gasny

6 – Léon-Germain Pelouse (et non Pelouze) exposait une seule toile, A travers Bois ; Matinée d’octobre On peut l’identifier d’une manière certaine par le cliché pris pour les Archives Nationales :

7 – Alma-Tadéma exposait La Dixième Plaie d’Egypte, mort des premiers nés et Sculpture, portraits commandés. La description que Janmot donne de ce tableau dans son compte rendu du Salon permet de l’identifier avec certitude : « J’en sais peu capables de peindre ce beau profil de dame romaine qu’on voit à gauche au premier plan, avec cette coiffure bizarre en forme d’éponge qui caractérise l’époque impériale. Les mains, les pieds, avec la sandale antique scrupuleusement étudiée, tout est parfaitement exécuté. La belle jeune fille aux cheveux roux, à la forte cambrure que nul corset n’a déprimée, l’ouvrier qui place le groupe en marbre noir, le Romain lui-même, quoi que d’un type avili qui le range parmi les convives de Trimalcion, les marbres, les éléments d’architecture ; tout est fait avec un soin, une habileté, une recherche qui défient la critique ». 

8 – Bonnat exposait Le Christ, qui devait orner l’une des salles de la Cour d’Assises au Palais de Justice de Paris, Portrait de Melle D… et Les Premiers Pas. 

9 – Cabanel exposait Portrait de Mme la Duchesse de Luynes et de ses enfants ; Portrait de Mme la Comtesse de W. de L… et Première Extase de Saint Jean-Baptiste

10 – Bouguereau exposait Charité (la localisation du tableau définitif reste inconnue mais on connaît l’oeuvre par l’étude que Bouguereau a faite en 1872) ; Homère et son guide et Italiennes à la Fontaine

11 – Toulmouche exposait Le livre sérieux et La Réponse

12 – Ribot exposait La Lecture, Portrait de Mme *** et Jeune Fille, dont nous n’avons encore trouvé aucune reproduction sur Internet. 

13- Puvis de Chavannes exposait L’an 732, Charles Martel sauve la chrétienté par sa victoire sur les Sarrasins près de Poitiers (destiné à l’hôtel de Ville de Poitiers)

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