Le Salon de 1876 et La deuxième exposition impressionniste – 2

Lettres de Paris, [Paris] le 2 mai 1876

 

C’est hier lundi qu’a eu lieu l’ouverture du Salon annuel. Le temps était affreux ; la pluie s’est mise à tomber vers les neuf heures du matin et n’a plus cessé jusqu’au soir. À Paris, heureusement, la pluie ne compte pas et n’empêche rien ; on en est quitte pour prendre des voitures. Cependant, ce déluge a fait du tort au Salon le matin. On n’est guère arrivé au palais de l’Industrie (1) que vers une heure. Le restaurant Ledoyen, dans les Champs-Élysées, où il est classique ce jour-là d’aller déjeuner, était loin d’être plein, comme l’année dernière ; l’on se bat d’ordinaire pour avoir une table, tandis que, cette année, la galerie couverte abritait au plus quelques douzaines de convives. Le printemps est en retard. Pourtant, vers deux heures, la foule était considérable dans les salles de l’exposition.
Je crois que le nombre des œuvres exposées va toujours en augmentant. Elles sont, cette fois, au nombre de quatre mille trente-trois, dont deux mille quatre-vingt-quinze tableaux, neuf cent trente-quatre dessins, six cent trente et un morceaux de sculpture, quarante-trois gravures, soixante-quinze projets d’architecture, deux cent trente-six gravures et vingt-quatre lithographies. C’est un véritable monde, une enfilade interminable de salles, des kilomètres carrés d’œuvres d’art, qui demanderaient des semaines pour être regardées et jugées avec quelque conscience. Naturellement, la première visite est une véritable course, un ahurissement, cinq ou six heures d’écrasement, dont on sort rompu et avec une migraine atroce. Je vais tâcher cependant, non pas de vous donner une vue d’ensemble du Salon, ce qui me demanderait trop de place, mais de vous indiquer les tableaux à sensation, ceux devant lesquels j’ai vu la foule s’écraser.

Gustave Doré, Jésus-Christ entrant à Jérusalem

Les grandes toiles abondent. On se rattrape sur la dimension, si la qualité reste inférieure. M. Gustave Doré qui fait immense ne pouvant faire grand, expose un Jésus-Christ entrant à Jérusalem, qui ne tiendrait pas dans une cathédrale. Cette fois, il s’est décidé à peindre dans les tons clairs, mais cela n’en vaut pas mieux.

Fichier:Benjamin-Constant Entrée du sultan Mehmet II à Constantinople (2004 1 140).jpg

 Benjamin Constant, Entrée de Mohammed II dans Constantinople et SylvestreLocuste essayant en présence de Néron le poison préparé pour Britannicus

Il y a aussi une vaste Jeanne d’Arc, de je ne sais plus qui, et une Entrée de Mohammed II dans Constantinople, de M. Benjamin Constant, qui pourraient servir de parasols à tout un bataillon. Le succès de la grande peinture est, cette année, le tableau de M. SylvestreLocuste essayant en présence de Néron le poison préparé pour Britannicus. L’auteur est un tout jeune homme, dit-on, un élève de M. Cabanel, et qui pourrait bien obtenir la grande médaille d’honneur ou tout au moins le prix du Salon. C’est de la peinture savante et académique, faite dans les traditions de l’école, avec une certaine habileté et une certaine puissance.

The Sulamite par Alexandre Cabanel sur artnet

Cabanel, La Sulamite,

M. Cabanel lui-même expose, outre un portrait, un tableau intitulé La Sulamite, qui rentre dans son genre habituel de peinture lavée et distinguée. M. Gérome, autre peintre de l’Institut, a une toile représentant la porte d’une mosquée ; on dirait une peinture sur porcelaine. M. Bonnat, plus solide et plus vrai, a envoyé un Jacob luttant avec l’Ange, d’une exécution énergique mais commune. Je ne puis m’attarder, je citerai encore les deux tableaux si bizarrement archaïques de Gustave Moreau, devant lesquels les bourgeois restent plantés comme devant un rébus ; les toiles trop noires et charbonnées de M. Ribot ; un Intérieur d’atelier, de M. Munckacsy, toujours un peu trop rissolé. Et enfin Caïn et Abel, de M. Falguière, un sculpteur qui s’est réveillé grand peintre un beau matin. J’oublie forcément beaucoup d’artistes.

Notre école est surtout charmante par le nombre considérable de petits tableaux adorables et habiles qu’elle produit. Dans le genre, En reconnaissance, la toile où M. Detaille nous montre un détachement français occupant un village que les Prussiens viennent d’abandonner, est certainement une des œuvres qui auront le plus de succès. Il faut indiquer aussi Le Marché aux Fleurs, de M. Firmin-Girard, le quai de l’Hôtel de Ville encombré de fleurs, d’une peinture très claire et très détaillée.

Les portraits abondent également. Voici les plus regardés : celui de Mlle Sarah Bernhardt, par M. Clairin, une très étrange figure, un peu trop tordue sur un canapé. La marquise d’A*** et le portrait de M. Émile de Girardin, par M. Carolus-Duran, dont le succès tend cependant à diminuer d’année en année ; enfin, les portraits peints par M. Baudry et par Mlle Nélie Jacquemart. Je nommerai encore le portrait de Tourgueniev, par M. Harlamoff, et celui d’Alphonse Daudet, par M. Feyen-Perrin, deux morceaux de peinture très solide.

Le paysage, cette année, semble mal représenté. Il reste cependant la gloire de notre école moderne. Je me contenterai de signaler Un verger, de Daubigny, et une Vue de Villerville, à marée basse, de Guillemet. Il faut en outre une mention spéciale pour l’oeuvre colossale de M. Mols, le plus grand paysage qu’on ait jamais peint, sans doute, une vue de la ville d’Anvers, sur huit à dix mètres de longueur. Cette oeuvre a été commandée par la ville d’Anvers elle-même.

J’ai oublié bien des toiles à sensation, entre autres la figure de femme, la pêcheuse de M. Vollon, vêtue de guenilles, belle et puissante comme une figure antique. Mais, c’est ici simplement la promenade d’un curieux lâché le premier jour au milieu de la cohue. Toutefois, je veux ajouter à ma liste les deux petites toiles de M. Chelmonsky, un nouveau venu, je crois, deux paysages de Russie, d’une vérité et d’une puissance extraordinaires.

Et c’ est tout ce que je retrouve de bien net dans ma pauvre tête encore endolorie. Vers quatre heures, on s’écrasait; les salles s’étaient chauffées peu à peu, et la poussière, soulevée par ce piétinement, devenait intolérable. Le malheur est qu’il pleuvait toujours. Impossible de se procurer une voiture dans les Champs-Élysées. On est resté là bloqué jusqu’à six heures; et lorsque six heures ont sonné, lorsque les portes se sont fermées, il a fallu s’en aller sous l’averse. Les dames étaient courroucées. On a payé devant moi un fiacre jusqu’à vingt-cinq francs.

Emile Zola