Audrey Azoulay

Allocution de Mme Audrey Azoulay, Directrice générale de l’UNESCOM.le président Louis Gautier, Mme la vice-présidente Martine Le Blond-Zola, M. le vice-président Charles Dreyfus, Mesdames et Messieurs…Je suis très heureuse et honorée de me trouver,aujourd’hui,parmi vous,pour ce Pèlerinage littéraire de Médan.Dans ce jardin, à l’entrée de cette Maison, je voudrais commencer par rendre hommage à Pierre Bergé, qui fut Ambassadeur de Bonne volonté de l’UNESCO, et qui se consacra avec tant d’énergie et de passion à la rénovation et à la préservation de ce lieu chargé d’histoire, à ce patrimoine culturel, littéraire et humaniste. C’est en sa compagnie et celle de François Hollande que je suis venue ici,pour la première fois. Et je suis honorée d’y revenir pour lancer les travaux du Musée Dreyfus qui nous mobilisent ensemble.Comme beaucoup de ceux qui se sont exprimés à cette tribune, je commencerai par présenter mes excuses pourne pas être une spécialiste de l’œuvre d’Émile Zola; mais la présence de la professeure Eléonore Reverzy, et la communication qu’elle aprononcée, m’autorisent une prise de parole moins érudite, et le témoignage personnel de ce que son œuvreme dit dans mes fonctions actuelles à l’UNESCO et sur lemonde d’aujourd’hui.Après tout, les pèlerinages ne sont pas tant faits pour le désir de la nouveauté, que pour le plaisir de revenir aux sources, et pour renforcer des valeurs et des principes dont on aimerait qu’ils aillent de soi, mais dont on sait d’expérience qu’ils ne sont jamais définitivement acquis. De tous les principes fondateurs qui ont fait la vie et l’œuvre d’Émile Zola, son engagement, il en est un que je voudrais souligner particulièrement aujourd’hui: c’est le respect de la vérité.La recherche et la défense de la vérité sont le socle de l’esthétique commede l’engagement politiquedeZola. C’est un principe qui se trouve aussi au cœur même de ce pourquoi l’UNESCO a été créée.Aujourd’hui,la vérité est malmenée, mise en cause, simplifiée jusqu’à être déformée. Quelle vérité scientifique? Quel changement climatique? Quelles identités multiples et complexes? Quelle vérité historique? On simplifie, on caricature, on oppose. La vérité a besoin d’alliés, et je savais qu’en venant ici, j’en trouverais beaucoup.Chez Émile Zola, la vérité n’est pas une valeur abstraite. C’est une conviction irrésistible qui oblige à l’action et à la création. La recherche de la vérité est ce qui réunit l’œuvre du romancier et ses combats politiques. C’est le moteur de son exigence naturaliste.C’est le fondement de son combat contre l’injustice et le mensonge.Partout, Zola cherche à rendre la vérité de la vie.«Ah, la vie, la vie!», s’écrie-t-il dans L’Œuvre:«La sentir et la rendre dans sa réalité, l’aimer pour elle, y voir la seule beauté vraie, éternelle et changeante, ne pas avoir l’idée bête de l’anoblir en la châtrant, comprendre que les prétendues laideurs ne sont que des saillies des caractères».Dans son œuvre, il y a la vérité des choses, qui vous frappent au corps –celle des étalages de poissons et des piles de légumes sous la verrièrede la Grande Halle, la dureté du travail de la Terre et de la Mine.Il y a la vérité des empires financiers et politiques, les arnaques et les coupsbas que l’on dissimule sous les lambris et les dorures du Second Empire –les lents effets des lois de l’hérédité, de l’alcoolisme et de la folie qui rongent la famille des Rougon-Macquart. Il y a la vérité des lois physiques qui gouvernent les corps et les groupes d’individus –et l’on repense aux premières pages de Nana, qui donnent à voir la force du désirqui saisit les spectateurs du Théâtre des Variétés devant la jeune comédienne.Cette quête de la vérité anime le scientifique, qui établit des chaînes causales –et Zola admirait Claude Bernard, dont il voulait importer la méthode expérimentale en littérature.La recherche de la vérité anime le journaliste à l’affût des faits–et Zola fut un grand homme de presse, convaincu du rôle que celle-ci, alors en pleine expansion, pouvait jouer pour édifier le peuple.La recherche de la vérité anime enfin l’écrivain, le poète, parce qu’il sait que c’est grâce à la sensibilité d’artiste qu’on peut donner à saisir l’unique.
Ce qu’il peut restituer en quelques mots, dans une fulgurance, comme le font les peintres, ses amis,c’est la vision, par exemple, d’un jour qui s’éteint sur les toits de Paris «dans un poudroiement glorieux du soleil»,comme Zola l’écrit dansL’Œuvre. C’est le pouvoir de la fiction pour faire comprendre le réel.Enfin, cette quête de la vérité c’est,biensûr,le cœur du combat pour le capitaineDreyfus. C’est la conviction que le mensonge est une gangrène, qui porte en lui toutes les compromissions et toutes les lâchetés d’une société qui salit son honneur et corrompt son avenir. «La moindre injustice,où qu’elle soit commise,menace l’édifice tout entier» a dit,plus tard,Martin Luther King, qui savait de quoi il parlait.Cette aspiration à la vérité, sur laquelle Zola a construit son édifice littéraire, politique et moral, il y a plus de centans, est une force extraordinaire.Chaque génération est mise au défi de la nourrir et de la protéger. J’entendais, il y a quelquesjours,les archives sonores du procès de Rivonia, où Nelson Mandela et d’autres furent condamnés à la prison à vie en 1963 par le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Les mots des accusés étaient ceux de la vérité: ne rien taire de leurs actes de sabotage, expliquer les causes qui les avaient conduits à mener ces actions, assumer entièrement, dans la vérité et dans la dignité, les actes pour lesquels ils encouraient la peine de mort. Quel hommage à la vérité, quel combat magnifique de ces hommes à qui l’Histoire a donné raison! La quête de vérité, c’est, aujourd’hui,comme dutemps de Zola, celle du journaliste. Or, chaque jour,des reporters, animés par ce désir de vérité, sont emprisonnés ou tués dans l’exercice de leur métier, trop souvent dans l’indifférence générale, et parfois même avec l’approbation tacite depouvoirs qui se disent forts. Sur dixmeurtres commis envers desjournalistes à travers le monde, neufrestent impunis. C’estaussiun descombats de l’UNESCO que de défendre la liberté de la presse et de combattre cette impunité destructrice.La quête de vérité, c’est aussi celle du scientifique.Là aussi, on recule, parfois même au plus haut niveau avec des effets en cascade dévastateurs, qu’il s’agisse des sciences du climat ou de l’évolution, ou de la biodiversité. La parole du scientifique est dénigrée ou ignorée. C’est le signe annonciateur de l’obscurantisme.La vérité est parfois inconfortable, elle est aujourd’hui l’objet d’attaques de toutes parts. Ces attaques, elles ne viennent pas de ceux qui doutent, qui questionnent, qui ne cessent de faire valoir la complexité du monde et la nécessité d’en produire une lecture fine et nuancée.Ce qui mine la vérité, ce sont ces discours qui, au contraire, croient devoir rétablir le règne de ce qu’ils prétendent être l’évidence. Ces appels au «bon sens» ne sont,en fait,qu’autant de résignations: l’abandon intellectuel de l’idée de rendre compte du réel, dans sa profondeur comme dans ses ambiguïtés.Dans ce chancellement des repères, contre ce mépris ou cet oubli de la vérité, Zola offre un recours avec ses mots qui encourage et fédère.C’est sans doute dans sa déclaration au jury faite à l’issuede son procès,le 21 février 1898, que l’on ressent le mieux cet entêtement farouche : Dreyfus est innocent, je le jure, j’y engage ma vie, j’y engage mon honneur. Àcette heure solennelle, devant ce tribunal qui représente la justice humaine, devant vous, Messieurs les Jurés, qui êtes l’émanation même de la nation, devant toute la France, devant le monde entier, je jure que Dreyfus est innocent. Et, par mes quarante années de travail, par l’autorité que ce labeur a pu me donner,je jure que Dreyfus est innocent. Et, par tout ce que j’ai conquis, par le nom que je me suis fait, par mes œuvres qui ont aidé à l’expansion des lettres françaises, je jure que Dreyfus est innocent. Que tout cela croule, que mes œuvres périssent si Dreyfus n’est pas innocent! Il est innocent.Ces mots si puissants, je me souviens à quel point ils ont résonné àmes oreilles d’écolière. Àquel point ils ont ancré dans la République des millions d’enfants, à quel point ils nous parlent aujourd’hui de justice et de vérité.Zola incarne l’idée que la vérité, une fois découverte, est impossible à taire.C’est non seulement une obligation morale dont peut dépendre parfois «le salut de la nation»,mais c’estpresque une nécessité physique de dire la vérité.Taire ou cacher la vérité c’est une douleur. La percevoir et la dire est une libération.Marcel Proust, signataire de la pétition des intellectuels en faveur de Zola lors de son procès, décrit bien cette réalité lorsqu’il écrit dans une page de Jean Santeuil, en référence à l’expert graphologue Meyer, qui a refusé de reconnaître dans l’écriture du bordereau celle du capitaine Dreyfus :«C’est toujours avec une émotion joyeuse […]qu’on entend sortir des paroles singulières et audacieuses de la bouche d’hommes de science qui par pure question d’honneur professionnel viennent dire la vérité, une vérité dont ils se soucient seulement parce qu’elle est la vérité qu’ils ont appris à chérir dans leur art.»Car, poursuit Proust,«la vérité est quelque chose qui existe réellement en soi».
Et c’est pourquoi, chez Zola, la recherche de la vérité est indissociable de l’expression, de la littérature, des sciences et du journalisme.Il doit y avoir une liberté d’expression, car il y a fondamentalement, un devoir d’expression, une nécessité à dire ce qui est.Un deuxième aspect capital,c’est précisément que lorsque le sentiment de la vérité trouve à s’exprimer par les mots justes, qui ladisent de façon nette et belle, la vérité devient alors une force qui structure l’espace public, emporte l’adhésion et fédère les esprits par-delà les frontières.Par le langage, la vérité se met en marche, et par la littérature, par le texte et la culture, elle devient une force de transformation sociale et politique, et rassemble.Car l’attachement viscéral de Zola à l’idéal de vérité n’est pas une passion solitaire. La vérité réunit, rassemble, mobilise, au-delà des milieux, au-delà des nations. L’horizon ultime vers lequel elle tend, et avec lequel elle se confond, c’est la reconnaissance de la valeur sacrée de l’humanité.La puissance fédératrice de la vérité, les fondateurs de l’UNESCO ont voulu en faire l’un des piliers de cette Organisation et l’un desmoyens de construire la paix durable dans un monde dévasté, physiquement et moralement, au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Les convictions d’Émile Zola, je les retrouve dans l’Acte constitutif de l’UNESCO, certainement l’un des textes politiques les plus inspirants du XXesiècle. Il disposedans ses premières lignes que «les États signataires, résolus à assurer à tous le plein et égal accès à l’éducation, la libre poursuite de la vérité objective et le libre échange des idées et des connaissances, décident de développer et de multiplier les relations entre leurs peuples en vue de mieux se comprendre et d’acquérir une connaissance plus précise et plus vraiede leurs coutumes respectives».Émile Zola a cru dans le pouvoir de la connaissance et de l’éducation contre la misère intellectuelle, contre les préjugés et contre l’obscurantisme. Il a fait de la vérité l’un des piliers de son dernier cycle romanesque, Les Quatre Évangiles, et ce message est aujourd’hui plus actuel que jamais.On a parfois cru que Zola importait le déterminisme scientifique dans la narration romanesque,que désormais, tout devait avoir une cause identifiable, repérée dans l’hérédité et le milieu social. On en a déduit que Zola niait toute liberté humaine, et par-là, toute possibilité de progrès.C’est faire, je crois, un contresens sur l’art romanesque de Zola. Sa démarche a une fin morale et politique : il faut identifier les déterminismes sociaux, pour mieux s’en affranchir, s’en « rendre maître».Par le savoir, par la connaissance, il est possible de rompre le cercle vicieux des inégalités qui se perpétuent de génération en génération –voilà le message que nous livre Zola.C’est la convictionqui irrigue toutes les actions de l’UNESCO.Aujourd’hui que la République des esprits interagit sur les écrans, les défis de l’alphabétisation mondiale sont plus vastes encore que ceux qui dominaient la France auXIXesiècle. Près de huit centsmillions d’adultes dans le monde ne savent pas lire ni écrire. Deux tiers sont des femmes. Le monde a besoin de former soixante-dixmillions de nouveaux enseignants,d’ici2030,pour réaliser les objectifs d’une éducation de qualité pour tous.Les enjeux sont immenses et pour agir, il faut connaître et comprendre. La figure de l’intellectuel, que Zola et Clemenceau ont fait émerger dans l’espace public, a changé de visage, mais son rôle est plus important que jamais.Émile Zola nous dit qu’une société qui oublie de chercher la vérité court à sa perte, et 116 ans après sa mort, nous pressentons que cette maxime vaut à plus grande échelle encore.L’idée même de véritéapparaîtmenacée, dans un monde où la profusion des discours et ceux qui les portent rendent encore plus difficiles la formulation et la diffusion d’une pensée de la complexité. Or Zola se méfiait des visions sans nuances. Épuiser le réel, nous disait la professeure Reverzy, cela oblige à entrer dans les détails et à être exhaustif.Dans un cours qu’il donnait à Genève sur Zola, l’un de ses grands lecteurs, Michel Butor, remarquait que, dans les pages de Paris, Émile Zola ne proposait jamais de descriptionsurplombante de la ville. Les occasions ne manquaientpourtant pas: Zola pouvait déjà observer la capitale depuis la tour Eiffel,comme depuis tant d’autres monuments. Mais tout au contraire, il préféraitdes tableaux fermés d’où le ciel étaitabsent. Onpeut voir dans cette absence une proposition esthétique: ce que Zola nous donne à penser dans ce Paris fragmentaire, c’est une réalité que nul discours ne peut épuiser de façon simplificatrice et donc fausse.Il faut du détail, de la nuance.Cette humilité de l’écrivain face au réel n’est pas une simple théorie esthétique: elle est une conviction politique, une vision du monde. Une réponse, la seule réponse, sans doute, à ceux qui croient que la vérité n’est rien d’autre que ce qu’ils énoncent, et qui, ce faisant, permettent l’émergence des discours les plus trompeurs et les plus indigents, et nourrissent obscurantismes et populismes.
Cette trahison de la vérité, nous pouvons donc la combattre. Nous pouvons la combattre en donnant à chacun, dans lemonde,les moyens de dévoiler la supercherie. Dans ses 21 Leçons pour le 21esiècle, Yuval Noah Harari dépeint un monde où la post-vérité et la fiction sont omniprésentes; il plaide pour une grande éducation à l’esprit critique et aux sciences, de sorte que lesmaîtres de la «post-vérité ne puissent convaincre. Ce faisant, c’est l’idée même d’universalité que nous réhabilitons. L’idée de la capacité commune des hommes et des femmes à produire, par le dialogue raisonné des intelligences, une compréhension juste du monde. L’idée que l’humanité n’est pas faite de compartiments concurrents, mais constitue une unité,comme l’écrit Zola dans sa tribune du Figaro, le 16 mai 1896:Ah! cette unité humaine, à laquelle nous devons tous nous efforcer de croire, si nous voulons avoir le courage de vivre, et garder dans la lutte quelque espérance au cœur! C’est le cri confus encore, mais qui peu à peu va se dégager, s’enfler, monter de tous les peuples, affamés de vérité, de justice et de paix. Désarmons nos haines, aimons-nous dans nos villes, aimons-nous par-dessus les frontières, travaillons à fondre les races en une seule famille enfin heureuse! Et mettons qu’il faudra des mille ans, mais croyons quand même à la réalisation finale de l’amour, pour commencer du moins à nous aimer aujourd’hui autant que la misère des temps actuels nous le permettra. Et laissons les fous, et laissons les méchants retourner à la barbarie des forêts, ceux qui s’imaginent faire de la justice à coups de couteau.Constituer cette unité de l’humanité dont parle Émile Zola, c’est la raison de ces grandes arènes internationales qui se sont bâties au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est la raison d’être du multilatéralisme. Les institutions multilatérales ne sont pas parfaites –elles ont leur lourdeur, elles reflètent les fractures du monde–, mais elles sont la voie durable pour faire face à des enjeux mondiaux auxquels nul État, nulle société ne peut répondre seul.Vous connaissez tous la belle formule d’Anatole France, lors des funérailles de l’écrivain: Émile Zola fut un «moment de la conscience humaine».Je voudrais,pour conclure,y joindre les mots de Léon Blum, président de la première session de la Conférence générale de l’UNESCO tenue à Paris en 1946, qui pouvait alors déclarerque l’UNESCOreprésentait «la conscience morale et intellectuelle de l’humanité».C’est dans cet espace fragile et vital, cet espace où se noue un attachement indéfectible aux valeurs universalistes, qu’Émile Zola nous invite à nous retrouver et à nous engager, à ne pas abandonner notre conscience. C’estce que nous faisons par ce Pèlerinage,qui se poursuit fidèlement,année après année et auquel j’ai été heureuse de participer.