La Situation, le 1er juillet 1867
S’il est une besogne ennuyeuse et pénible, c’est à coup sûr celle des critiques d’art, chargés, chaque année, à l’époque du Salon, de répéter leurs mêmes opinions sur les mêmes artistes. Les critiques n’ont, en somme, dans le ventre qu’un volume sur la matière, et chacun d’eux est obligé de rééditer périodiquement son volume, en se contentant d’y changer quelques mots.
De là vient en partie la parfaite indifférence du public pour les comptes rendus artistiques : on sait d’avance ce que tel monsieur dira de telle œuvre. Puis rien n’est fastidieux comme ces pelletées de tableaux jetées à la face du lecteur ; en parlant de tous les artistes, on n’en juge aucun ; certains de mes confrères, assez consciencieux pour dresser un catalogue exact, me semblent étiqueter les toiles comme les apothicaires étiquetant les drogues.
Ces diverses raisons me décident à faire un choix parmi les artistes dont j’ai à parler. D’ailleurs, je trouve ce choix tout fait ; le jury qui a distribué les médailles a bien voulu me désigner lui-même la fleur de nos peintres ; les maîtres exquis dont la France s’honore, dit-on. Je consens à croire que le jury ne s’est pas trompé, et qu’en parlant des peintres médaillés, je vais présenter à mes lecteurs toutes les personnalités vivantes et énergiques de l’art contemporain, rangées par ordre de mérite et d’éclat.
Tout le monde gagnera à cette façon de procéder. Les artistes conviendront que je me range à l’avis des maîtres et ne pourront m’accuser de choisir mes justiciables avec parti pris. Les lecteurs me remercieront de leur éviter de longs et nombreux articles, et de leur donner, en quelques lignes, les portraits des génies contemporains, dont on ne peut ignorer les qualités rares. Quant à moi, je me remercie moi-même de m’être décidé à ne parler que des peintres patentés, et je prie le ciel de m’apprendre à en parler sans trop d’irrévérence.
Observez que j’ai une plume presque neuve qui a tout au plus égratigné un peu déjà les génies en question. Si j’ai un volume de critique artistique dans le ventre, je n’ai pas encore écrit ce volume, et je n’ai même pas envie de l’écrire aujourd’hui. Je veux dire que je n’ai point eu le temps d’user mes opinions, et que le public n’est point encore assez mon ami pour ne pas me lire.
Donc, il est bien entendu que ce n’est pas ici le compte rendu d’une exposition ; mais, si l’on veut, une série de médaillons, une simple collection de croquis à la plume. Les modèles posent au Champ-de-Mars. Pour ne pas m’égarer, je le répète, je vais choisir un à un les peintres français auxquels on a décerné les médailles, petites et grandes. S’il m’arrivait de ne pas être de l’avis du jury, croyez bien que mon cœur en saignerait secrètement.
Les quatre génies de la France, les peintres qui ont obtenu les grandes médailles d’honneur sont : MM. Meissonier, Cabanel, Gérome et Théodore Rousseau.
M. Meissonier est né à Lyon, vers 1813, selon M. Vapereau. Ce bon M. Vapereau ajoute « qu’il mit en relief son originalité naturelle, en cherchant un genre que personne en France n’avait abordé avant lui, et fit de la peinture microscopique « . Voilà qui est galamment troussé et très élogieux.
Léon Cogniet, L’Expédition d’Égypte sous les ordres de Bonaparte (1835-1836)
D’autre part, le livret m’apprend que M. Meissonier a été élève de M. Léon Cogniet – ce dont on ne se douterait guère – qu’il est membre de l’Institut, officier de la Légion d’honneur, et qu’il a déjà obtenu quatre médailles, sans compter les deux grandes médailles d’honneur qui lui ont été décernées aux Expositions universelles de 1855 et de 1867.
Voilà un homme heureux, un grand artiste dont les petites œuvres sont dignement récompensées. De plus, il paraît que ce peintre vend horriblement cher le millimètre carré de toile. Riche, admiré, aimé de la cour et de la ville, des imbéciles et des gens d’esprit, M. Meissonier doit avoir beaucoup de talent.
Le malheur est que je suis un pauvre hère, aveugle et inintelligent sans doute, qui ne saisit pas bien dans toute sa large étendue le talent de M. Meissonier. Qu’il joue joliment de son petit flageolet (1), cela n’est pas discutable, mais le succès qu’il obtient, les honneurs dont on l’accable, me font toujours chercher en lui un homme que je ne trouve pas.
Meissonier, La Bataille de Solférino, 1863
Je suis allé très dévotement me promener devant les quatorze tableaux qu’il a à l’Exposition universelle (2). Il y avait là beaucoup de foule ; et j’ai eu grand-peine à faire mes dévotions. Je me suis frappé la poitrine, j’ai supplié le ciel de me donner la foi. Un succès a toujours sa raison d’être. Par quel miracle se faisait-il que je restais parfaitement froid, lorsque la foule enthousiaste me serrait à m’écraser, en s’exclamant, en énumérant à voix basse, avec un étonnement religieux, le prix fabuleux de chacun de ces bouts de toile ?
Hélas ! l’aveuglement a persisté. J’ai eu beau m’écarquiller les yeux, je n’ai pu voir ce que voyaient les autres. Comme un vil profane, je suis resté sur le seuil du temple. Les personnes qui m’entouraient étaient en plein ciel, ravies, en extase, distinguant sans doute le dieu dans toute la splendeur fulgurante de sa gloire. Demeuré sur la terre, je pataugeais, et voici ce que j’apercevais.
J’apercevais de petits bonshommes en porcelaine, très délicatement travaillés, propres et coquets, tout frais sortis de la manufacture de Sèvres ; ces bonshommes me paraissaient enluminés de couleurs aigres et criardes, et chaque tableau me semblait avoir l’éclat dur d’un étalage de bijoutier. J’apercevais, dans les fonds, des paysages étranges, en porcelaine aussi, d’une maladresse rare. J’apercevais encore deux ou trois portraits en acajou tendre. Tout cela était parfaitement ciselé et faisait honneur à l’habileté de l’ouvrier. Il y a de jolies femmes qui ont sur leurs étagères de ces joujoux-là, au naturel.
Cependant, à côté de moi, deux amateurs, la loupe à la main, regardaient une des figurines. L’un d’eux s’écria brusquement : « L’oreille y est tout entière. Regardez donc l’oreille. L’oreille est impayable. » L’autre amateur regarda l’oreille qui, à l’oeil nu, paraissait un peu plus grosse qu’une tête d’épingle, et, quand il eut bien constaté que l’oreille existait dans son intégralité, ce furent des exclamations sans fin d’admiration et d’enthousiasme. Puis les deux amateurs étudièrent les autres morceaux de la figurine et déclarèrent ne jamais avoir rien vu de plus délicat, de plus vif, de plus fin, de plus spirituel, de plus fini, de plus ferme, de plus précis, de plus parfait.
Pendant que ces deux messieurs, qui avaient fait leurs classes et qui protégeaient sans doute les arts, s’exclamaient à ma droite, un couple bourgeois, une grosse dame et un gros monsieur, sentant encore la cannelle et la mélasse qu’ils avaient vendues pendant trente ans, se tenaient à ma gauche, muets de contentement. Enfin, ils comprenaient la peinture. Après avoir regardé quelques centaines de tableaux qu’ils avaient trouvés fort laids, sans oser le dire tout haut, ils rencontraient des images qui leur convenaient. La grosse dame murmurait : » Seigneur, que c’est joli, que c’est joli ! « Et le gros monsieur répondait : « Oh ! oui, c’est joli, c’est bien joli ! «
Alors, le voile se déchira. Je compris tout d’un coup le talent, l’immense talent de M. Meissonier. L’admiration des amateurs et du couple bourgeois venait enfin de me faire juger sainement ce peintre qui a le don rare de plaire à tous, même – surtout, allais-je dire – à ceux qui n’aiment pas la peinture.
D’abord, il ne s’agit pas de peinture ici. M. Meissonier emploie des couleurs, il est vrai, mais il emploierait tout autre matière, de vieux bouchons ou des pierres précieuses, qu’il obtiendrait le même succès. Le tour consiste à être habile et à faire joli.
Voici la recette certaine : au milieu de toiles rugueuses, sales et grandes, pendre de tout petits tableaux, très propres, polis comme des miroirs ; mettre dans ces petits tableaux une ou deux marionnettes banales ; éviter avec soin de donner à ces marionnettes une tournure personnelle, un caractère quelconque, qui étonnerait et écarterait la foule ; s’en tenir strictement à une spécialité de pantins élégants, et bien veiller à ce que chaque œuvre soit une image d’aspect ordinaire, qui, tout en n’effarouchant personne, attire tout le monde par sa netteté.
Delacroix, le Massacre de Scio ; Courbet, La Curée
Manet, Le Déjeuner sur l’herbe (1863)
Dès qu’un tableau a été fait dans ces conditions, il est constamment entouré par la foule, qui accourt à lui en passant, l’intelligence et les paupières closes, devant Le Massacre de Scio de Delacroix, La Curée de Courbet, Le Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet.
Le mystère m’est donc révélé. M. Meissonier est accablé d’honneurs et d’argent, parce qu’il a un talent à la portée de tout le monde. Chargez un cocher, un commissionnaire, un auvergnat quelconque de distribuer des médailles, et je suis certain qu’il les donnera toutes à M. Meissonier. Les œuvres de ce peintre contentent pleinement les petits enfants et les grandes personnes, et c’est pour cela qu’il est le maître des maîtres, l’artiste universellement admiré et aimé, celui qui vend le plus cher et qui marche droit à l’immortalité, soutenu par les admirations étroites et mesquines des hommes. Bâtissez sur notre bêtise et notre aveuglement, si vous voulez grandir.
Certes, le jury a sagement agi en donnant une médaille d’honneur à M. Meissonier. J’applaudis sans restriction à cette récompense qui montre aux jeunes artistes la voie qu’ils doivent suivre pour gagner beaucoup d’argent et beaucoup de gloire.
Cabanel, Nymphe enlevée par un faune (1860)
Plus jeune de dix ans que M. Meissonier, M. Cabanel (3) est tout autant que lui médaillé, membre de l’Institut, officier de la Légion d’honneur. Il est en outre un des trois professeurs chargés d’enseigner les secrets de l’art aux jeunes Français qui ont des dispositions.
Ce dernier titre lui assurait une des médailles d’honneur. Le jury, qui obéit toujours à une logique invincible, a voulu prouver, pour rassurer les familles, que M. Cabanel, grand prêtre du sanctuaire de l’École, était un de nos premiers peintres et qu’il se montrait digne de veiller à l’avenir artistique de la France. Admettez un instant que cet artiste n’ait pas eu une médaille d’honneur et imaginez la triste figure qu’il aurait faite devant ses élèves. Étant admis qu’un professeur doit en savoir plus long que tous les autres, le jury a agi très prudemment en consacrant de nouveau le talent de M. Cabanel. À ce point de vue – le point de vue de l’ordre et de la tranquillité de l’École des beaux-arts – tous les honnêtes gens doivent se réjouir de la suprême récompense accordée à un maître.
Picot, L’Amour et Psyché (1817)
M. Cabanel a été bercé dans des langes classiques. Élevé à la becquée par le sage M. Picot, grandi dans la grande cage froide de Rome, l’artiste est devenu peu à peu un oiseau rare. De retour à Paris, il s’est aperçu que son plumage trop austère allait effrayer les gens. Le sage M. Picot, pas plus que l’École de Rome, ne sacrifiait à la grâce et le jeune peintre comprit que, pour conquérir le monde, il ne lui fallait plus qu’un sourire.
Il se mit donc à sourire galamment. Il anima le vieux masque classique d’une gaieté tendre et rêveuse. Sa peinture ne fut pas précisément une peinture de boudoir, elle garda je ne sais quel air triste et rechigné, quel aspect froid et morne, qui témoigne de son origine antique ; mais elle eut des coquetteries, des souplesses mièvres qui la mirent à la portée des belles dames et des beaux messieurs.
Cabanel, La Naissance de Vénus (1863)
Toute la personnalité de M. Cabanel est là. Prenez une Vénus antique, un corps de femme quelconque dessiné d’après les règles sacrées, et, légèrement, avec une houppe, maquillez ce corps de fard et de poudre de riz ; vous aurez l’idéal de M. Cabanel. Cet heureux artiste a résolu le difficile problème de rester sérieux et de plaire. Aux gens graves, il dit : » Je suis élève du sage M. Picot, j’ai pâli sur les œuvres des maîtres, à Rome ; voyez mon dessin, il est sobre et correct. » Aux gens d’esprit léger il dit : » Je sais sourire, je ne suis pas raide et guindé comme mes anciens collègues de Rome ; j’ai la grâce et la volupté, les couleurs tendres et les lignes harmonieuses. «
Dès lors, la foule est conquise. Les femmes se pâment et les hommes gardent une attitude respectueuse. Voyez au Champ-de-Mars la Naissance de Vénus. La déesse, noyée dans un fleuve de lait, a l’air d’une délicieuse lorette, non pas en chair et en os, – cela serait indécent, – mais en une sorte de pâte d’amande blanche et rose.
Il y a des gens qui trouvent cette adorable poupée bien dessinée, bien modelée, et qui la déclarent fille plus ou moins bâtarde de la Vénus de Milo : voilà le jugement des personnes graves. Il y a des gens qui s’émerveillent sur le sourire de la poupée, sur ses membres délicats, sur son attitude voluptueuse : voilà le jugement des personnes légères. Et tout est pour le mieux dans le meilleur des tableaux du monde.
Cabanel, Le Paradis perdu (1867) (réduction du Musée d’Orsay)
Seulement, M. Cabanel n’est pas toujours aussi habile. Il a eu grand tort, selon moi, d’exposer son Paradis perdu, cette grande toile qui peut lui nuire dans l’amitié de ses admirateurs. L’Ève est assez coquettement renversée, et elle appartient bien à la famille des femmes en pâte d’amande dont le peintre a la spécialité.
Mais, Seigneur ! que vient faire là ce père éternel en manteau violet, et que fait ce Satan ridicule qui disparaît dans une touffe de chardons ? Jamais le Diable n’a eu cette tête de bois, ces yeux en émail ; jamais il n’est rentré dans sa boîte d’un air plus niais et plus vainqueur.
M. Cabanel a peint Satan avec toute la grâce qui lui est propre. Ce tableau est heureusement une commande du roi de Bavière qui en délivrera la France en l’emportant dans ses États. J’avais une crainte horrible : c’était de rencontrer un jour cette toile dans un de nos musées.
Cabanel, Portrait de L’Empereur Napoléon III (Salon de 1865) et portrait de Rouher, Premier ministre (1861)
Je ne parlerai pas de M. Cabanel comme portraitiste. Il me faudrait lui dire que je trouve ses portraits lourds, communs, sans caractère et sans puissance. D’ailleurs, on peut voir que j’ai évité de parler peinture en parlant de ce peintre, et j’espère qu’on me tiendra compte de ma modération.
Pils Fête donnée à LL. MM. l’Empereur et à Impératrice, à Alger (esquisse de la toile présentée à L’exposition universelle de 1867, disparue dans l’incendie des Tuileries en 1871)
M. Gérome (4), professeur à l’École des beaux-arts, a obtenu une médaille d’honneur, sans doute au même titre et pour les mêmes raisons que M. Cabanel. Il faut que M. Pils, le troisième professeur chargé de créer les génies de l’avenir, ait envoyé une bien mauvaise toile – Fête donnée à LL. MM. l’Empereur et à Impératrice, à Alger – pour que le jury, en dépit de la logique, lui ait voté simplement une médaille de première classe.
M. Gérome, membre de l’Institut, n’est que chevalier de la Légion d’honneur. Il a le même âge que M. Cabanel ; il voyageait en Turquie et en Égypte pendant que ce peintre travaillait à Rome. De là, la différence de leurs produits.
Paul Delaroche, L’Hémicycle des Beaux-Arts (détail) 1841
Les œuvres de M. Gérome tiennent un juste milieu entre les toiles propres et fines de M. Meissonier et les toiles voluptueusement classiques de M. Cabanel. Élève de Paul Delaroche, l’artiste a appris chez ce peintre à ne pas peindre et à colorier des images péniblement cherchées et inventées. Évidemment, M. Gérome travaille pour la maison Goupil, il fait un tableau pour que ce tableau soit reproduit par la photographie et la gravure et se vende à des milliers d’exemplaires.
Ici, le sujet est tout, la peinture n’est rien : la reproduction vaut mieux que l’œuvre. Tout le secret du métier consiste à trouver une idée triste ou gaie, chatouillant la chair ou le cœur, et à traiter ensuite cette idée d’une façon banale et jolie qui contente tout le monde.
Il n’y a pas de salon de province où ne soit pendue une gravure représentant le Duel au sortir d’un bal masqué ou Louis XIV et Molière ;
Jean-Léon Gérome, Duel au sortir d’un bal masqué (1857) ; Louis XIV et Molière (1862)
dans les ménages de garçons on rencontre l’Almée et Phryné devant le tribunal ; ce sont là des sujets piquants qu’on peut se permettre entre hommes.
Jean-Léon Gérome, L’Almée (1863) Phrynée devant le tribunal (1871)
dans les ménages de garçons on rencontre l’Almée et Phryné devant le tribunal ; ce sont là des sujets piquants qu’on peut se permettre entre hommes. Les gens plus graves ont Les Gladiateurs ou La Mort de César.
Jean-Léon Gérome, Ave Caesar, moritori te salutant (1859) La Mort de César (1871)
dans les ménages de garçons on rencontre l’Almée et Phryné devant le tribunal ; ce sont là des sujets piquants qu’on peut se permettre entre hommes. Les gens plus graves ont Les Gladiateurs (5) ou La Mort de César. M. Gérome travaille pour tous les goûts. Il y a en lui une pointe de gaillardise qui réveille un peu ses toiles ternes et mornes. En outre, pour dissimuler le vide complet de son imagination, il s’est jeté dans l’antiquaille. Il dessine comme pas un les intérieurs classiques. Cela le pose en homme savant et sérieux. Comprenant peut-être qu’il ne pourra jamais prendre le titre de peintre, il tâche de mériter celui d’archéologue.
La peinture, ainsi envisagée, devient une sorte d’ébénisterie. Je m’imagine M. Gérome voulant faire un tableau, sa Phryné devant le tribunal, par exemple.
Jean-Léon Gérome, Phryné devant l’Aéropage,
Il commence par reconstruire la salle ou l’hétaïre fut jugée ; ce n’est pas là un mince travail ; il lui faut consulter les anciens et prendre l’avis d’un architecte.
Une fois la salle bâtie, il faut disposer le sujet. C’est ici qu’il est nécessaire d’empoigner le public. D’abord, l’artiste choisira le coup de théâtre historique, l’instant où l’avocat, pour défendre Phryné, se contente de lui arracher son vêtement. Ce corps de femme, posé gentiment, fera bien au milieu du tableau. Mais cela ne suffit pas, il faut aggraver en quelque sorte cette nudité en donnant à l’hétaïre un mouvement de pudeur, un geste de petite maîtresse moderne surprise en changeant de chemise.
Cela ne suffit pas encore ; le succès sera complet, si le dessinateur parvient à mettre sur les visages des juges des expressions variées d’admiration, d’étonnement, de concupiscence ; ces rangées de vieilles faces allumées par le désir seront la pointe suprême du ragoût, les épices qui chatouilleront les palais les plus blasés. Dès lors l’œuvre est assaisonnée à point ; elle se vendra cinquante ou soixante mille francs, et les reproductions qu’on en fera inonderont Paris et la province, et serviront des rentes à l’auteur et à l’éditeur.
Lorsque M. Gérome a donné le dernier coup de pinceau sur une toile, il se dit sans doute : « J’ai fait un tableau. »
Eh ! non, monsieur, vous n’avez pas fait un tableau. C’est là, si vous le voulez, une image habile, un sujet plus ou moins spirituellement traité, une marchandise à la mode. Mais jamais un ébéniste ne croit avoir fait une œuvre d’art lorsqu’il a établi élégamment et marqueté un petit meuble de salon. Vous êtes cet ébéniste ; vous savez à merveille votre métier, vous avez dans les doigts une habileté prodigieuse. Voilà votre talent d’ouvrier.
Je cherche vainement en vous le créateur. Vous n’avez ni souffle, ni caractère, ni personnalité d’aucune sorte. Vous ne vivez pas vos œuvres, vous ignorez la fièvre, l’élan tout-puissant qui pousse les véritables artistes. On sent que vous êtes à votre besogne comme un manœuvre est à sa tâche ; vous ne laissez en elle rien qui vous appartienne, et vous livrez un tableau au public comme un cordonnier livre une paire de bottes fines à un client.
J’ai entendu faire ce raisonnement : Delacroix dessine mal, compose peu et peint médiocrement : en somme, Delacroix est fort incomplet. M. Gérome dessine bien, compose à merveille et peint d’une façon fort convenable ; donc, M. Gérome est plus complet que Delacroix et lui est supérieur. Eh bien ! tant mieux !
J’avoue que j’ai cru très naïvement au génie de M. Théodore Rousseau (5), sur ce qu’on me racontait des débuts de ce peintre. Il a été, me disait-on, persécuté longtemps par l’Académie, qui le considérait comme un romantique de la plus dangereuse espèce et qui lui fermait au nez la porte de chaque Salon.
Parfois, en voyant une de ses dernières toiles, mon admiration hésitait bien un peu, devant la façon étroite et sèche dont la nature se trouvait rendue. Mais on me rassurait, on m’affirmait que les premières toiles du paysagiste étaient vraiment supérieures et traitées avec une largeur tout à fait magistrale.
Corot, Le Lac de Némi (1845) et La Toilette (1569)
Par un revirement inexplicable, tandis que les peintres autorisés, les artistes chargés de la distribution des honneurs et des récompenses, semblent tenir rancune à M. Corot, M. Rousseau est accepté par eux comme un des leurs et est traité tout comme le serait un adepte fervent du paysage classique. (6) Aujourd’hui, j’ai vu ces premières toiles, et j’ai pu me convaincre que le peintre a constamment obéi au même système, système qu’il a, il est vrai, exagéré en vieillissant. D’autre part, le persécuté de la veille n’a pas tardé à devenir le triomphateur du lendemain. Bien que M. Rousseau ne soit pas encore membre de l’Institut, il ne tardera pas à avoir autant de croix et de médailles que MM. Cabanel et Meissonier.
J’ai donc cru au génie de M. Rousseau, et si je n’y crois plus guère, c’est que j’ai cherché à le comprendre.
Théodore Rousseau, Bords de la Bouzanne, petite rivière berrichonne (entre 1860 et 1869)
M. Rousseau ne vit pas ses toiles, il les veut. Là est toute la définition de son talent. Il ne se place pas en bon enfant devant la nature, comme certains autres paysagistes qui se contentent simplement de recevoir une impression et de la traduire. Il aborde la nature en esprit despotique, en tyran dont les caprices sont des lois ; il a dans chaque main une bonne petite théorie et il regarde ses horizons à travers des verres préparés qui les lui montrent tels qu’il les désire. La raison seule travaille.
Il est aisé, après avoir vu ses œuvres, de formuler à peu près le système qu’il a inventé pour son usage particulier. Il veut tout à la fois être exact et faire éclatant ; une photographie puissamment colorée doit être son idéal. Il a quelque parenté avec ces peintres anglais (7) qui ont envoyé à l’Exposition universelle des champs de blé dont tous les épis sont comptés, des nappes d’or s’étalant en plein soleil.
Charles Lewis, Landscape with Cornfield ou Pièce d’orge, Berkshire (1853)
Certes, la volonté est une belle chose et elle suffit parfois à faire une grand artiste, lorsqu’elle est appliquée en toute largeur et en toute vérité. Mais la volonté devient de l’entêtement, un entêtement étroit et puéril, quand elle est employée à rapetisser les œuvres.
Tel est le cas de la volonté de M. Rousseau. On dirait que ce paysagiste prend à tâche d’user toute son énergie à émietter la nature, à changer les collines en cailloux et les arbres en broussailles. Ses plus grandes toiles semblent représenter une touffe de mousse. Il y a, au Salon annuel, un tableau, une Vue du lac de Genève, qui est bien le paysage le plus étonnant qu’on puisse voir.
Théodore Rousseau, Vue du lac de Genève
Je ne parle pas de ce triomphant coup de soleil qui éclaire une moitié du tableau et laisse l’autre dans l’ombre. Mais je voudrais qu’un des admirateurs de M. Rousseau me dît si les petits tas de verdure qui sont symétriquement rangés sur les pentes, sont des choux, des arbres, ou autre chose.
Dans le Chêne de roche, qui est à l’Exposition universelle, l’artiste a formulé tout aussi nettement son système ; la toile représente un fourré plein d’herbes et de feuilles ; chaque feuille fait une tache ardente ; on croirait littéralement avoir devant soi un de ces pots de mousse artificielle que les épiciers mettent sur leur cheminée.
Théodore Rousseau, Le Chêne de Roche
Je ne puis m’occuper du métier qu’emploie M. Rousseau pour obtenir de pareils résultats. La façon dont il peint est encore un mystère pour moi. Se sert-il de pinceaux, de canifs ou de petits bâtons ? Peut-être use-t-il de tous ces instruments à la fois. Ses toiles sont cuisinées à tel point que le procédé de l’artiste échappe complètement à mon intelligence. Sans doute, M. Rousseau a une théorie pour la forme comme il en a une pour le fond.
De tout cela naissent des œuvres maigres et raides, grincheuses, si je puis me permettre ce mot. On sent que l’artiste a voulu ces campagnes étouffées, ces tapisseries éclatantes où chaque point du canevas se voit, et l’on regrette qu’il n’ait pas voulu autre chose.
D’ailleurs, le jury lui a justement décerné une médaille d’honneur. Le jury, je me plais à le croire, a voulu dire par là aux jeunes peintres : « Vous voyez, nous récompensons la volonté. » Ayez-en autant que M. Rousseau, mais, par grâce, tâchez de l’employer mieux que lui.
Emile Zola
NOTES
1- L’allusion est ironique : Meissonier s’était fait une spécialité des joueurs de flûte (cf, par exemple, Le Joueur de Flûte. Zola réduit significativement la flûte, instrument noble, au « petit flageolet », instrument au son aigrelet, tout juste bon pour les musiques folkloriques. La comparaison avec le Fifre de Manet s’impose, évidemment !
2 – L’article que Thoré écrivit à l’occasion de l’Exposition Universelle nous apprend que Meissonier y exposait entre autres : La bataille de Solferino, le Corps de garde, l’Attente, La Halte à la porte d’une auberge, un portrait de femme blonde, un portrait de M. Delahante, un portrait de Mme Thénard et un « liseur » que Thoré décrit comme « un bonhomme en rouge, assis de face et lisant » mais qui pourrait bien être Le liseur de la RMN.
3 – Cabanel présentait entre autres Nymphe enlevée par un faune, Naissance de Vénus, le Paradis terrestre, le portrait de l’Empereur, celui de M. Rouher, « tous deux en habit noir et cravate blanche, précise Marius Chaumelin dans L’Art Contemporain, tous deux ayant la main droite sur la hanche et la gauche sur un meuble, tous deux s’enveloppant de l’air cérémonieux d’un huissier du Corps Législatif, tous deux fourvoyés au milieu d’insignes et d’accessoires qui les écrasent » et le Portrait de la Comtesse de Clermont-Tonnerre, déjà exposé au Salon de 1863
4 – Gérome avait treize tableaux à l’Exposition Universelle outre ceux que cite Zola, il présentait un Alcibiade et un Rembrandt. Le tableau de gladiateurs que cite Zola est Ave Caesar Moritori te salutant et non Police verso, qui traite, lui aussi du combat de gladiateurs :« l’attention se porte beaucoup moins sur les gladiateurs qui, avant de mourir, viennent saluer le césar romain (Ave Caesar, Moritori te salutant) que sur ce César lui-même qui étale son obésité difforme au milieu des Vestales souriantes. » L’Art Contemporain, p. 104
5 – Selon Thoré, Rousseau exposait huit paysages dont Le Chêne de roche, Eté, Printemps , « un paysage du Berry, tout ensoleillé sur des arbres d’un vert tendre, avec ce délicieux effet de printemps, – intitulé, je crois, Bords de la Bouzanne, petite rivière berrichonne » , « Coup de soleil par un temps orageux », « l’Automne en Sologne », « le Soir après la pluie », « les Gorges d’Apremont, forêt de Fontainebleau ». Nous trouverons plus tard, au salon des Champs-Elysées, une oeuvre que Rousseau vient de terminer, Vue de vignes en Savoie, avec la chaîne des Alpes à l’horizon.
6 – Corot, qui exposait Le Lac de Nemi et La Toilette à l’Exposition Universelle de 1867, n’y reçut qu’une médaille de 2e classe, une récompense qu’il avait déjà obtenue … en 1833, comme Dupré ! « Voilà deux intrigants qui ont fait du chemin en trente-quatre ans ! ironise Thoré. Les nouveaux vont plus vite aujourd’hui. » Quant à Rousseau, qui avait mené la lutte contre le paysage classique, banni du Salon pendant quinze ans pour son romantisme, il était devenu à son tour la coqueluche des salons bourgeois et « le proscripteur de la jeunesse ».
7 – Zola fait visiblement allusion ici à Pièce d’orge, Berkshire de Charles Lewis, que Thoré décrit ainsi : « Tout le premier plan, inondé de lumière, est occupé par le champ d’orge dont on compterait les épis, et au-delà, bien loin, s’enlève une bande de paysage vert, en opposition à la blondeur des épis mûrs. » Comme lui, Collinson, Cole, Mac Callum, remarque encore Thoré, « apportent une adresse et une patience presque surhumaines » à l’exactitude la plus minutieuse : « Pendant que les Français cherchent à rendre les masses et l’effet général de la nature, écrit-t-il, les Anglais s’efforcent d’exprimer tous les détails dans leur minutie la plus extrême. » Mais les sujets sont parfois les mêmes : Mac Callum exposait ainsi une Vue de Fontainebleau.
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