L’Evénement illustré, le 1er juin 1868
Nos paysagistes ont franchement rompu avec la tradition. Il était réservé à notre âge, qui s’est pris d’une tendre sympathie pour la nature, d’enfanter tout un peuple de peintres courant à la campagne en amants des rivières blanches et des vertes allées, s’intéressant au moindre bout d’horizon, peignant les brins d’herbe en frères attendris. Les poètes du commencement du siècle, en ressuscitant le vieux panthéisme, devaient forcément amener une école de paysagistes aimant les champs en eux-mêmes, les trouvant d’un intérêt et d’une vie assez larges pour les interpréter dans leur banalité, sans chercher à leur donner plus de noblesse. Le paysage classique est mort, tué par la vie et la vérité.
Personne n’oserait dire aujourd’hui que la nature a besoin d’être idéalisée, que les cieux et les eaux sont vulgaires, et qu’il est nécessaire de rendre les horizons harmonieux et corrects, si l’on veut faire de belles œuvres. Nous avons accepté le naturalisme sans grande lutte, parce que près d’un demi-siècle de littérature et de goût personnel nous avait préparés à l’accepter. Plus tard, j’en ai la conviction, la foule admettra les vérités du corps humain, les tableaux de figures pris dans le réel exact, comme elle a déjà admis les vérités de la campagne, les paysages contenant de vraies maisons et de vrais arbres.
Aucune école, si ce n’est l’école hollandaise (1), n’a aimé, interrogé et compris la nature à ce point. Simple question de milieu et de circonstances. Au temps de Poussin (2), sous le grand roi, on trouvait la campagne sale et de mauvais goût ; on avait inventé, dans les jardins royaux, une campagne officielle dont la belle ordonnance et la correction magistrale répondait à l’idéal du temps. À peine La Fontaine osait-il s’égarer dans les champs humides de rosée. Les paysagistes composaient un paysage comme on bâtit un édifice. Les arbres représentaient les colonnes, le ciel était le dôme du temple. Pas la moindre sympathie pour les aurores nacrées, pour les couchers sanglants du soleil, pas le moindre souci de la vérité et de la vie. Un simple besoin de grandeur, un idéal d’architecture majestueuse.
Aujourd’hui, les temps sont bien changés. Nous souhaiterions d’avoir des forêts vierges pour pouvoir nous y égarer. Nous promenons dans les champs notre système nerveux détraqué, impressionnés par le moindre souffle d’air, nous intéressant aux petits flots bleuâtres d’un lac, aux teintes roses d’un coin de ciel. Nous sommes les fils de Rousseau et de Chateaubriand, de Lamartine et de Musset. La campagne vit pour nous, d’une vie poignante et fraternelle, et c’est pour cela que la vue d’un grand chêne, d’une haie d’aubépine, d’une tache de mousse nous émeut souvent jusqu’aux larmes.
Nos paysagistes partent dès l’aube, la boîte sur le dos, heureux comme des chasseurs qui aiment le plein air. Ils vont s’asseoir n’importe où, là-bas à la lisière de la forêt, ici au bord de l’eau, choisissant à peine leurs motifs, trouvant partout un horizon vivant, d’un intérêt humain pour ainsi dire. Tous, les petits et les grands, les excellents et les médiocres, suivent les mêmes sentiers, obéissent au même instinct qui les amène dans la campagne et leur dit de l’interpréter telle qu’elle est. Ce respect et cette adoration de la nature sont à cette heure dans notre sang. Mais si tous ont renoncé au paysage d’invention classique, si tous se placent devant les horizons vrais, combien peu les voient et les rendent d’une façon franche et personnelle. Là est la misère de l’école. Le Salon, chaque année, est plein de copies fausses ou vulgaires. Certains paysagistes ont créé une nature au goût du jour, qui a un aspect suffisant de vérité, et qui possède en même temps les grâces piquantes du mensonge. La foule adore ces petits plats-là. Elle n’a point l’œil assez juste pour constater la fausseté de l’ensemble, elle se laisse prendre aux notes tapageuses, aux tons adoucis et charmants, au dessin élégant des arbres, et elle crie : « Comme c’est bien cela, comme c’est vrai! » parce que, effectivement, au bond de ses rêveries langoureuses, elle revoit la campagne pomponnée et attifée de la sorte. Je ne citerai aucun artiste, le nombre en est trop grand.
J’espère qu’on reconnaîtra le groupe dont je veux parler. Ils n’ont abandonné le paysage classique que pour inventer un paysage fleuri à souhait, presque aussi faux que l’autre, mais accommodé à la mode nouvelle, à nos besoins de nature vierge. S’ils vivent aux champs, s’ils se mettent devant les horizons pour les copier, ils s’arrangent de façon à épicer convenablement leurs copies, à leur faire une toilette de jolie femme, afin de les produire avantageusement dans le monde. Ce sont les faux bonshommes de la nature, des hypocrites qui ont le talent de rendre mensongères les vérités des prairies et des bois.
Ce dont je les accuse surtout, c’est de manquer de personnalité. Ils se copient les uns les autres, ou plutôt ils ont créé une nature de convention, taillée sur le patron de la grande nature, et on retrouve cette nature-là dans chacun de leurs tableaux, indistinctement. Les naturalistes de talent, au contraire, sont des interprètes personnels, ils traduisent les vérités en langages originaux, ils restent profondément vrais, tout en gardant leur individualité. Ils sont humains avant tout, et ils mêlent de leur humanité à la moindre touffe de feuillage qu’ils peignent. C’est ce qui fera vivre leurs œuvres.
J’étudiais Camille Pissarro l’autre jour (3). Il n’existe pas de peintre plus consciencieux, plus exact. Celui-là est un des naturalistes qui serrent la nature de près. Et cependant ses toiles ont un accent qui leur est propre, un accent d’austérité et de grandeur vraiment héroïque. Vous pouvez chercher ses paysages uniques, ils ne ressemblent à aucun autre. Ils sont souverainement personnels et souverainement vrais. Je voudrais parler ici très longuement, pour mieux faire comprendre cette alliance de la personnalité et de la vérité d’un paysagiste qui est, à mon sens, un des tempéraments les plus curieux de ce temps. La place m’est mesurée, je ne puis donner que quelques lignes à Jongkind et à ses œuvres. Ce sera assez pour lui témoigner ma vive sympathie.
Je ne connais pas d’individualité plus intéressante. Il est artiste jusqu’aux moelles. Il a une façon si originale d’interpréter la nature humide et vaguement souriante du Nord, que chacune de ses toiles parle une langue étrange et particulière. On devine qu’il aime les horizons hollandais, pleins d’un charme mélancolique, qu’il les aime d’un amour fervent, comme il aime la grande mer, les eaux blafardes des temps gris et les eaux gaies et miroitantes des jours de soleil. Il est fils de cet âge qui s’intéresse à la tache claire ou sombre d’une barque, aux mille petites existences des herbes. Son métier de peintre est tout aussi singulier que sa façon de voir. Il a des largeurs étonnantes, des simplifications suprêmes. On dirait des ébauches jetées à la hâte, par crainte de laisser échapper l’impression première. On sent que tout le phénomène se passe dans l’œil et dans la main de l’artiste.
Il voit un paysage d’un coup, dans la réalité de son ensemble, et il le traduit à sa façon, en en conservant la vérité et en lui communiquant l’émotion qu’il a ressentie. C’est ce qui fait que le paysage vit sur la toile, non plus seulement comme il vit dans la nature, mais comme il a vécu pendant quelques heures dans une personnalité rare et exquise.
Cette année, il a une perle au Salon : Vue de la rivière d’Overschie, près Rotterdam (4). L’eau bavarde et miroite au premier plan ; au fond se dresse un groupe de maisons, dont les toits faits de tuiles rouges se reflètent dans la rivière transparente qui prend des tons roses ; à gauche se trouvent quelques cabanes d’une justesse incroyable ; un grand ciel, d’une pâleur douce, monte largement de l’horizon comme une bouffée d’air frais et limpide. On ne saurait imaginer la gaieté tendre et pénétrante de cette petite toile. Elle est d’une clarté heureuse.
Un artiste qui peint de la sorte est un maître, non pas un maître aux allures superbes et colossales, mais un maître intime qui pénètre avec une rare souplesse dans la vie multiple de la nature. Il faut être singulièrement savant pour rendre le ciel et la terre avec cet apparent désordre et cette véritable intelligence des détails et de l’ensemble. Ici tout est original, le métier, l’impression, et tout est vrai, parce que le paysage entier a été pris dans la réalité avant d’avoir été vécu par un homme.
À côté de Jongkind, je n’ai guère à citer que Corot, le maître dont le talent est si connu que je puis me dispenser d’en faire l’analyse. J’avoue préférer mille fois à ses grandes toiles, où il arrange la nature dans une gamme sourde et rêveuse, les études plus sincères et plus éclatantes qu’il fait en pleins champs. Je me souviens d’avoir vu dernièrement, dans une vente, un adorable chemin creux (5), tout ensoleillé, peint avec une franchise et une solidité magistrales. Certes, cela valait mieux que la campagne laiteuse à laquelle il a habitué le public, difficilement il est vrai. D’ailleurs, Corot est un peintre de race, très personnel, très savant, et on doit le reconnaître comme le doyen des naturalistes, malgré ses prédilections pour les effets de brouillard. Si les tons vaporeux, qui lui sont habituels, semblent le classer parmi les rêveurs et les idéalistes, la fermeté et le gras de sa touche, le sentiment vrai qu’il a de la nature, la compréhension large des ensembles, surtout la justesse et l’harmonie des valeurs en font un des maîtres du naturalisme moderne. Le meilleur des deux tableaux qu’il a au Salon, est, selon moi, la toile intitulée : Un matin à Ville-d’Avray* (6)
C’est un simple rideau d’arbres, dont les pieds plongent dans une eau dormante et dont les cimes se perdent dans les vapeurs blanchâtres de l’aube. On dirait une nature élyséenne, et ce n’est là cependant que de la réalité, un peu adoucie peut-être. Je me souviens d’avoir vu, à Bonnières, une matinée semblable ; des fumées blanches traînaient sur la Seine, montant par lambeaux le long des grands peupliers des îles, dont elles noyaient le feuillage ; un ciel gris flottait, emplissant l’horizon d’une tristesse vague.
Berthe Morisot Rosbras, Finistère (1866 – 1867)
Je citerai encore deux petites toiles que j’ai découvertes par hasard pendant mes promenades désolées dans la solitude nue du Salon. Ce sont des paysages de Mlles Morisot (6) – deux sœurs, sans doute. Corot est leur maître, à coup sûr. Il y a, dans ces toiles, une fraîcheur et une naïveté d’impression qui m’ont un peu reposé des habiletés mesquines, si goûtées de la foule. Les artistes ont dû peindre ces études-là en toute conscience, avec un grand désir de rendre ce qu’elles voyaient. Cela a suffi pour donner à leurs œuvres un intérêt que n’offrent pas bien des grands tableaux de ma connaissance. Certes, je ne crois pas avoir nommé tous les paysagistes qui mériteraient de l’être. J’ai simplement cherché à donner une idée de notre école moderne de paysage, en citant quelques toiles à l’appui de mes opinions. Ce ne sont ici que des articles très écourtés, très incomplets. Il suffira que j’aie essayé une fois de plus de montrer que la personnalité féconde le vrai, et qu’un tableau est une œuvre nulle et médiocre, s’il n’est pas un coin de la création vu à travers un tempérament.
Emile Zola
Notes :
1 – Zola parle ici bien évidemment de l’école hollandaise du XVII° siècle, dont se réclament les « naturalistes » du paysage : Hobbema dont on retrouve les perspectives dans les routes de Monet et de Sisley, les peintres de marines qui inspirent Jongkind, Ruysdael dont les bosquets vaporeux invitent au vagabondage hors des sentiers battus du paysage historique.
2 – Fidèle aux principes naturalistes, Zola oppose la Hollande du XVII°, bourgeoise et commerçante, que le commerce, les voyages au long cours et la nécessité de conquérir la terre sur l’eau poussent au réalisme, à la France aristocratique, que la vie de cour et les préjugés dominants rendent aveugle à la réalité toute prosaïque des prés, des rivières et des bois. Poussin, que Cézanne admirait pour son sens de la construction, est le maître du paysage historique tel qu’ l’enseignaient encore les maîtres des Beaux-Arts.
3 – Voir l’article du 19 mai 1868
4 – Jongkind exposait deux toiles au Salon de 1868 : Vue de la rivière d’Overschie, près Rotterdam et Patineurs sur un canal en Hollande. On peut voir, sur Webmuseum, L’Eglise d’Overschie, une toile de 1866 dont le motif est très proche de celui qu’évoque ici Zola et la National Gallery de Londres conserve une copie tardive des Patineurs sur un canal en Hollande.
4 – Corot exposait deux toiles au Salon de 1868, Un Matin à Ville d’Avray, dont le Plazza Museum conserve une version préparatoire et Le Soir, un titre souvent repris par Corot : on peut voir une toile à la RMN et une autre à L’Hermitage.
5 – Berthe Morisot exposait une seule toile au Salon de 1868 : Ros-Bras (Finistère) tandis que sa sœur Edma en exposait deux : Nature morte : pommes et poires et Paysage
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