L’Evénement illustré, le 10 mai 1868
ÉDOUARD MANET
Je viens de lire, dans le dernier numéro de L’Artiste, ces quelques mots de M. Arsène Houssaye. » Manet serait un artiste hors ligne s’il avait de la main… Ce n’est point assez d’ avoir un front qui pense, un œil qui voit, il faut encore avoir une main qui parle. «
C’est là, pour moi, un aveu précieux à recueillir. Je constate avec plaisir la déclaration du poète des élégances, du romancier des grandes dames trouvant qu’Édouard Manet a un front qui pense, un œil qui voit, et qu’il pourrait être un artiste hors ligne. Je sais qu’il y a une restriction, mais cette restriction est très explicable : M. Arsène Houssaye (1), le galant épicurien du XVIIIe siècle, égaré dans nos temps de prose et d’analyse, voudrait mettre quelques mouches et un soupçon de poudre de riz au talent grave et exact du peintre.
Je répondrai au poète : » Ne désirez pas trop que le maître original et personnel dont vous parlez ait une main qui parle plus qu’elle ne le fait, plus qu’elle ne le doit. Voyez au Salon ces tableaux de curiosités, ces robes en trompe-l’oeil. Nos artistes ont les doigts trop habiles, ils font joujou avec des difficultés puériles. Si j’étais grand justicier, je leur couperais le poignet, je leur ouvrirais l’intelligence et les yeux avec des tenailles. «
D’ailleurs, il n’y a pas que M. Arsène Houssaye, à cette heure, qui ose trouver quelque talent à Édouard Manet. L’année dernière, lors de l’Exposition particulière de l’artiste, j’ai lu dans plusieurs journaux l’éloge d’un grand nombre de ses œuvres. La réaction nécessaire, fatale, que j’annonçais en 1866, s’accomplit doucement : le public s’habitue, les critiques se calment et consentent à ouvrir les yeux, le succès vient.
C’est surtout parmi ses confrères qu’Édouard Manet trouve, cette année, une sympathie croissante. Je ne crois pas avoir le droit de citer ici les noms des peintres qui accueillent avec une admiration franche le portrait exposé par le jeune maître. Mais ces peintres sont nombreux et parmi les premiers.
Quant au public, il ne comprend pas encore, mais il ne rit plus. Je me suis amusé, dimanche dernier, à étudier la physionomie des personnes qui s’arrêtaient devant les toiles d’Edouard Manet. Le dimanche est le jour de la vraie foule, le jour des ignorants, de ceux dont l’éducation artistique est encore entièrement à faire.
J’ai vu arriver des gens qui venaient là avec l’intention bien arrêtée de s’égayer un peu. Ils restaient les yeux en l’air, les lèvres ouvertes, tout démontés, ne trouvant pas le moindre sourire. Leurs regards se sont habitués à leur insu ; l’originalité qui leur avait semblé si prodigieusement comique, ne leur cause plus que l’étonnement inquiet qu’éprouve un enfant mis en face d’un spectacle inconnu.
D’autres entrent dans la salle, jettent un coup d’œil le long des murs, et sont attirés par les élégances étranges des œuvres du peintre. Ils s’approchent, ils ouvrent le livret.
Quand ils voient le nom de Manet, ils essaient de pouffer de rire. Mais les toiles sont là, claires, lumineuses, qui semblent les regarder avec un dédain grave et fier. Et ils s’en vont, mal à l’aise, ne sachant plus ce qu’ils doivent penser; remués malgré eux par la voix sévère du talent, préparés à l’admiration pour les prochaines années.
À mon sens, le succès d’Édouard Manet est complet. Je n’osais le rêver si rapide, si digne. Il est singulièrement difficile de faire revenir d’une erreur le peuple le plus spirituel de la terre. En France, un homme dont on a ri bêtement, est souvent condamné à vivre et à mourir ridicule.
Vous verrez qu’il y aura longtemps encore dans les petits journaux des plaisanteries sur le peintre d’Olympia. Mais, dès aujourd’hui, les gens d’intelligence sont conquis, le reste de la foule suivra.
Les deux tableaux de l’artiste sont malheureusement fort mal placés, dans des coins, très haut, à côté des portes. Pour les bien voir, pour les bien juger, il aurait fallu qu’ils fussent sur la cimaise, sous le nez du public qui aime à regarder de près. Je veux croire qu’un hasard malheureux a seul relégué ainsi des toiles remarquables. D’ailleurs, tout mal placées qu’elles sont, on les voit, et de loin : au milieu des niaiseries et des sentimentalités environnantes, elles font des trous dans le mur.
Je ne parlerai pas du tableau intitulé : Une jeune dame. On le connaît, on l’a vu à l’Exposition particulière du peintre. Je conseille seulement aux messieurs habiles qui habillent leurs poupées de robes copiées dans des gravures de mode, d’aller voir la robe rose que porte cette jeune dame ; on n’y distingue pas, il est vrai, le grain de l’étoffe, on ne saurait y compter les trous de l’ aiguille ; mais elle se drape admirablement sur un corps vivant : elle est de la famille de ces linges souples et grassement peints que les maîtres ont jetés sur les épaules de leurs personnages. Aujourd’hui les peintres se fournissent chez la bonne faiseuse, comme les petites dames. Quant à l’autre tableau…
Un de mes amis me demandait hier si je parlerais de ce tableau, qui est mon portrait. » Pourquoi pas ? lui ai-je répondu, je voudrais avoir dix colonnes de journal pour répéter tout haut ce que j’ai pensé tout bas, pendant les séances, en voyant Édouard Manet lutter pied à pied avec la nature. Est-ce que vous croyez ma fierté assez mince pour prendre quelque plaisir à entretenir les gens de ma physionomie ? Certes, oui, je parlerai de ce tableau, et les mauvais plaisants qui trouveront là matière à faire de l’esprit, seront simplement des imbéciles. «
Je me rappelle les longues heures de pose. Dans l’engourdissement qui s’empare des membres immobiles, dans la fatigue du regard ouvert sur la pleine clarté, les mêmes pensées flottaient toujours en moi, avec un bruit doux et profond. Les sottises qui courent les rues, les mensonges des uns et les platitudes des autres, tout ce bruit humain qui coule inutile comme une eau sale, était loin, bien loin. Il me semblait que j’étais hors de la terre, dans un air de vérité et de justice, plein d’une pitié dédaigneuse pour les pauvres hères qui pataugeaient en bas.
Par moments, au milieu du demi-sommeil de la pose, je regardais l’artiste, debout devant sa toile, le visage tendu, l’œil clair, tout à son œuvre. Il m’avait oublié, il ne savait plus que j’étais là, il me copiait comme il aurait copié une bête humaine quelconque, avec une attention, une conscience artistique que je n’ai jamais vue ailleurs. Et alors, je songeais au rapin débraillé de la légende, à ce Manet de fantaisie des caricaturistes qui peignait des chats par manière de blague. Il faut avouer que l’esprit est souvent d’une bêtise rare.
Je pensais pendant des heures entières à ce destin des artistes individuels qui les fait vivre à part, dans la solitude de leur talent. Autour de moi, sur les murs de l’atelier, étaient pendues ces toiles puissantes et caractéristiques que le public n’a pas voulu comprendre. Il suffit d’être différent des autres, de penser à part, pour devenir un monstre. On vous accuse d’ignorer votre art, de vous moquer du sens commun, parce que justement la science de votre œil, les poussées de votre tempérament vous mènent à des résultats particuliers. Dès qu’on ne suit pas le large courant de la médiocrité, les sots vous lapident, en vous traitant de fou ou d’orgueilleux.
C’est en remuant ces idées que j’ai vu la toile se remplir. Ce qui m’ a étonné moi-même a été la conscience extrême de l’artiste. Souvent, quand il traitait un détail secondaire, je voulais quitter la pose, je lui donnais le mauvais conseil d’inventer.
– Non, me répondait-il, je ne puis rien faire sans la nature. Je ne sais pas inventer. Tant que j’ai voulu peindre d’après les leçons apprises, je n’ai produit rien qui vaille. Si je vaux quelque chose aujourd’hui, c’ est à l’ interprétation exacte, à l’analyse fidèle que je le dois.
Là est tout son talent. Il est avant tout un naturaliste. Son œil voit et rend les objets avec une simplicité élégante. Je sais bien que je ne ferai pas aimer sa peinture aux aveugles ; mais les vrais artistes me comprendront lorsque je parlerai du charme légèrement âcre de ses œuvres. Le portrait qu’il a exposé cette année est une de ses meilleures toiles. La couleur en est très intense et d’une harmonie puissante. C’est pourtant là le tableau d’un homme qu’on accuse de ne savoir ni peindre ni dessiner. Je défie tout autre portraitiste de mettre une figure dans un intérieur, avec une égale énergie, sans que les natures mortes environnantes nuisent à la tête.
Ce portrait est un ensemble de difficultés vaincues ; depuis les cadres du fond, depuis le charmant paravent japonais qui se trouve à gauche, jusqu’aux moindres détails de la figure, tout se tient dans une gamme savante, claire et éclatante, si réelle que l’œil oublie l’entassement des objets pour voir simplement un tout harmonieux.
Je ne parle pas des natures mortes, des accessoires et des livres qui traînent sur la table : Édouard Manet y est passé maître. Mais je recommande tout particulièrement la main placée sur un genou du personnage ; c’est une merveille d’exécution. Enfin ! voilà donc de la peau ! de la peau vraie, sans trompe-l’œil ridicule. Si le portrait entier avait pu être poussé au point où en est cette main, la foule elle-même eût crié au chef-d’œuvre.
Je finirai comme j’ai commencé, en m’adressant à M. Arsène Houssaye.
Vous vous plaignez qu’Édouard Manet manque d’habileté. En effet, ses confrères sont misérablement adroits auprès de lui. Je viens de voir quelques douzaines de portraits grattés et regrattés, qui pourraient servir avec avantage d’étiquettes à des boîtes de gants.
Les jolies femmes trouvent cela charmant. Mais moi, qui ne suis pas une jolie femme, je pense que ces travaux d’adresse méritent au plus la curiosité qu’offre une tapisserie faite à petits points. Les toiles d’Édouard Manet; qui sont peintes du coup comme celles des maîtres, seront éternelles d’intérêt. Vous l’avez dit, il a l’intelligence, il a la vision exacte des choses : en un mot, il est né peintre. Je crois qu’il se contentera de ce grand éloge qu’il est le seul, avec deux ou trois autres artistes, à mériter aujourd’hui.
Emile Zola
NOTE :
1 – Arsène Houssaye (1815-1896), directeur de L’Artiste, auquel collaborèrent Théophile Gautier et Gérard de Nerval, était un critique redouté. Auteur de romans dont la femme est le personnage principal, de pièces de théâtre et de recueils de poésie, d’essais d’histoire de l’art et de critique d’art, il se montra souvent conformiste malgré ses engagements romantiques passés : il avait en effet publié Baudelaire, Murger, Théodore de Banville et Champfleury dans La Presse, et, directeur de la Comédie Française de 1849 à 1856, il avait fait représenter Hugo, Dumas et Musset. Il collabora également à La Revue des Deux Mondes, fut inspecteur des Musées de Province, et, tenté par la politique après 1870, il fonda La Gazette de Paris et La Revue de Paris et de Saint Pétersbourg.
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