MON SALON (1866) : LES CHUTES

L’Evénement, le 15 mai 1866

 

LES CHUTES

 

Il y a, en ce moment, une excellente comédie qui se joue, au Salon, en face des tableaux de Courbet. Ce que je trouve de plus curieux à étudier, même au point de vue de l’art, ce ne sont pas toujours les artistes, ce sont souvent les visiteurs qui par un seul mot, par un simple geste, avouent naïvement où nous en sommes en matière artistique. Il est bon parfois d’interroger la foule.

La Remise de Chevreuils au Ruisseau de Plaisir-Fontaine tableau de Gustave Courbet

Courbet, La remise des chevreuils (1866)

Cette année, il est admis que les toiles de Courbet sont charmantes. On trouve son paysage exquis et son étude de femme très convenable. J’ai vu s’extasier des personnes qui, jusqu’ici, s’étaient montrées très dures pour le maître d’Ornans. Voilà qui m’a mis en défiance. J’aime à m’expliquer les choses, et je n’ai pas compris tout de suite ce brusque saut de l’opinion publique.

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Courbet, La Femme au perroquet  (1866)

Mais tout a été expliqué, lorsque j’ai regardé les toiles de plus près. Je l’ai dit, la grande ennemie, c’est la personnalité, l’impression étrange d’une nature individuelle. Un tableau est d’autant plus goûté qu’il est moins personnel. Courbet, cette année, a arrondi les angles trop rudes de son génie ; il a fait patte de velours et voilà la foule charmée qui le trouve semblable à tout le monde et qui applaudit, satisfaite de voir, enfin le maître à ses pieds.

Je ne le cache pas, j’éprouve une intime volupté à pénétrer les secrets ressorts d’une organisation quelconque. J’ai plus souci de la vie que de l’art. Je m’amuse énormément à étudier les grands courants humains qui traversent les foules et qui les jettent hors de leurs lits. Rien ne m’a paru plus curieux que ce fait d’un esprit puissant, admiré justement le jour où il a perdu quelque chose de sa puissance.

J’admire Courbet, et je le prouverai tout à l’heure. Mais, je vous prie, reportez-vous à cette époque où il peignait La Baigneuse (1) et Convoi d’Omans, et dites-moi si ces deux toiles magistrales ne sont pas autrement fortes que les deux délicieuses choses de cette année.

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Courbet, Les Baigneuses, 1853

Et pourtant, au temps de La Baigneuse et du Convoi d’Omans, Courbet prêtait à rire, Courbet était lapidé par le public scandalisé. Aujourd’hui, personne ne rit, personne ne jette des pierres. Courbet a rentré ses serres d’aigle, il ne s’est pas livré entier, et tout le monde bat des mains, tout le monde lui décerne des couronnes.

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Courbet, Un enterrement à Ornans, 1849-1850

Je n’ose formuler une règle qui s’impose forcément à moi : c’est que l’admiration de la foule est toujours en raison indirecte du génie individuel. Vous êtes d’autant plus admiré et compris, que vous êtes plus ordinaire.

C’est là un aveu grave que me fait la foule. J’ai le plus grand respect pour le public ; mais si je n’ai pas la prétention de le conduire, j’ai au moins le droit de l’étudier.

Puisque je le vois aller aux tempéraments affadis, aux esprits complaisants, je mets en doute ses jugements, et je songe que je n’ai pas eu un tort aussi grand qu’on veut bien le dire, en admirant un paria, un lépreux de l’art.

Et comme je ne veux pas qu’on se méprenne sur les sentiments d’admiration profonde que j’éprouve pour Courbet, je dis ici ce que j’ai déjà dit ailleurs, il y a un an, lors de l’apparition du livre de Proudhon.

Mon Courbet, à moi, est simplement une personnalité. Le peintre a commencé par imiter les Flamands et certains maîtres de la Renaissance ; mais sa nature se révoltait, et il se sentait entraîné par toute sa chair – par toute sa chair, entendez-vous ? – vers le monde matériel qui l’entourait, les femmes grasses et les hommes puissants, les campagnes plantureuses et largement fécondes. Trapu et vigoureux, il avait l’âpre désir de serrer entre ses bras la nature vraie ; il voulait peindre en pleine viande et en plein terreau.

La jeune génération, je parle des jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, ne connaît presque pas Courbet. Il m’a été donné de voir rue Hautefeuille, dans l’atelier du maître, pendant une de ses absences, certains de ses premiers tableaux. Je me suis étonné, et je n’ai pas trouvé le plus petit mot pour rire dans ces toiles graves et fortes dont on m’avait fait des monstres. Je m’attendais à des caricatures, à une fantaisie folle et grotesque, et j’étais devant une peinture serrée et large, d’un fini et d’une franchise extrêmes.

Les types étaient vrais, sans être vulgaires ; les chairs, fermes et souples, vivaient puissamment ; les fonds s’emplissaient d’air et donnaient aux figures une vigueur étonnante. La coloration, un peu sourde, a une harmonie presque douce, tandis que la justesse des tons et l’ampleur du métier établissent les plans et font que chaque détail a un relief étrange. En fermant les yeux, je revois ces toiles énergiques, d’une seule masse, bâties à chaux et à sable, réelles jusqu’à la vérité. Courbet appartient à la famille des faiseurs de chair.

Certes, je ne puis être accusé de mesurer l’éloge au maître. Je l’aime dans sa puissance et sa personnalité. Il m’est permis de lui montrer la foule qui se groupe autour de ses toiles et de lui dire :

 » Prenez garde, voilà que vous passez dans l’admiration publique. Je sais bien qu’un jour votre apothéose viendra. Mais, à votre place, je me fâcherais de me voir accepté juste à l’heure où ma main aurait faibli, où je n’aurais pas fouillé au fond de moi pour me donner dans ma nature, sans ménagement ni concessions. « 

Je ne nie point que La Femme au perroquet ne soit une solide peinture, très travaillée et très nette ; je ne nie point que La Remise des chevreuils n’ait un grand charme, beaucoup de vie ; mais il manque à ces toiles le je ne sais quoi de puissant et de voulu qui est Courbet tout entier. Il y a douceur et sourire. Courbet, pour l’écraser d’un mot, a fait du joli !

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Courbet, La Curée, 1857

On parle de la grande médaille. Si j’étais Courbet, je ne voudrais pas, pour La Femme au perroquet, d’une récompense suprême qu’on a refusée à La Curée et aux Casseurs de pierres.

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Courbet, Les Casseurs de pierres, 1850 (reproduction colorisée du tableau détruit)

J’exigerais qu’il fût bien dit qu’on m’accepte dans mon génie et non dans mes gentillesses. Il y aurait pour moi je ne sais quelle pensée triste dans cette consécration donnée à deux de mes œuvres que je ne reconnaîtrais pas comme les filles saines et fortes de mon esprit.

Il y a encore deux autres artistes au Salon sur lesquels j’ai pleuré. MM. Millet et Théodore Rousseau. Tous deux ont été et seront encore, je me plais à le croire, des individualités pour lesquelles je me sens la plus vive admiration. Et je les retrouve ayant perdu la fermeté de leurs mains et l’excellence de leurs yeux.

Je me souviens des premières peintures que j’ai vues de M. Millet. Les horizons s’étendaient larges et libres ; il y avait sur la toile comme un souffle de la terre. Une, deux figures au plus, puis quelques grandes lignes de terrain, et voilà qu’on avait la campagne ouverte devant soi, dans sa poésie vraie, dans sa poésie qui n’est faite que de réalité.

Mais je parle en poète, et les peintres, je le sais, n’aiment pas cela.

S’il faut parler métier, j’ajouterai que la peinture de M. Millet était grasse et solide, que les différentes taches avaient une grande vigueur et une grande justesse. L’artiste procédait par morceaux simples, comme tous les peintres vraiment peintres.

Cette année je me suis trouvé devant une peinture molle et indécise. On dirait que l’artiste a peint sur papier buvard et que l’huile s’est étendue. Les objets semblent s’écraser dans les fonds. C’est là une peinture à la cire qu’on a chauffée et dont les diverses couleurs se sont fondues les unes dans les autres.

Jean-François Millet, Un bout du village de Gréville

Je ne sens pas la réalité dans ce paysage. Nous sommes au bout d’un hameau, et, brusquement, l’horizon s’élargit. Un arbre se dresse seul dans cette immensité. On devine derrière cet arbre tout le ciel. Eh bien ! je le répète, la peinture manque de vigueur et de simplicité, les tons s’effacent et se mêlent, et, du coup, le ciel devient petit et l’arbre paraît collé aux nuages.

Hélas ! l’histoire est la même pour M. Théodore Rousseau, peut-être même est-elle plus triste encore.

Théodore Rousseau, Sortie de la forêt de Fontainebleau au coucher du soleil

En sortant du Salon, j’ai voulu retourner voir le paysage que l’artiste a au musée du Luxembourg. Vous rappelez-vous cet arbre puissamment tordu, se détachant en noir sur le rouge sombre d’un coucher de soleil ? Il y a des vaches dans l’herbe. L’œuvre est profonde et tourmentée. Ce n’est peut-être pas là une nature bien vraie, mais ce sont des arbres, des vaches et des cieux interprétés par un esprit vigoureux qui nous a communiqué en un langage étrange les sensations poignantes que la campagne faisait naître en lui.

Sunset in the forest, 1866 - Theodore Rousseau - WikiArt.org

Théodore Rousseau, Coucher du soleil ; forêt de Fontainebleau

Et je me suis demandé comment M. Théodore Rousseau pouvait en être arrivé au travail de patience dans lequel il se complaît aujourd’hui. Voyez ses paysages du Salon (3). Les feuilles et les cailloux sont comptés, les tableaux paraissent peints avec de petits bâtons qui auraient collé la couleur goutte à goutte sur la toile. L’interprétation n’a plus aucune largeur. Tout devient forcément petit. Le tempérament disparaît devant cette lente minutie ; l’œil du peintre ne saisit pas l’horizon dans sa largeur, et la main ne peut rendre l’impression reçue et traduite par le tempérament. C’est pourquoi je ne sens rien de vivant dans cette peinture ; lorsque je demande à M. Théodore Rousseau de saisir en sa main, comme il l’a fait jadis, un morceau de la campagne, il s’amuse à émietter la campagne et à me la présenter en poussière.

Tout son passé lui crie : Faites large, faites puissant, faites vivant.

Il me prend un scrupule. Le titre de cet article est bien dur. Je suis obligé de juger aujourd’hui, peut-être trop sévèrement, des artistes que j’aime et que j’admire. Un simple fait me servira d’excuse.

Après la publication de mon article sur M. Manet, j’ai rencontré un de mes amis auquel je communiquai mon impression toute franche sur les toiles dont je viens de parler.

 » Ne dites jamais cela, s’est-il écrié, vous frappez sur vos frères ; il faut se constituer en bande, en coterie, et défendre quand même son parti. Vous levez le drapeau de la personnalité. Louez tous les gens personnels, dussiez-vous mentir. « 

C’est pourquoi je me suis hâté d’écrire ces lignes.

 

Emile Zola

 

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NOTES :

1 – Courbet avait fait scandale au Salon de 1853 avec Les Baigneuses (musée Fabre de Montpellier). Ce nu avait suscité les moqueries de l’impératrice Eugénie : après s’être extasiée sur les percherons de Rosa Bonheur, l’impératrice avait suggéré qu’il s’agissait aussi d’une percheronne. Même sévérité chez Delacroix qui fustige les formes opulentes de cette « grosse bourgeoise » qui fit également les frais de la verve caricaturale de Nadar dans Le Journal Amusant et de Cham dans Le Charivari

2 – Millet exposait Un bout du village de Gréville au Salon de 1866. Il réalisa trois versions de ce paysage entre 1854 et1866. On peut voir celle de 1854 au Musée de Kröller-Muller, à Otterlo (Hollande).

3 – En 1866, Théodore Rousseau exposait deux paysage au Salon, Coucher du soleil ; forêt de Fontainebleau, et Bornage de la forêt de Fontainebleau à Barbizon.