La Cloche, le 12 mai 1872
Le ciel reste d’un gris funèbre. Entre deux nuées d’un jaune sale, le soleil risque parfois une flèche d’or ; mais la pluie émousse le trait enflammé, des ondées brusques balaient les chaussées et les trottoirs, roulant dans les Champs-Élysées une poussière d’eau. Puis les marronniers s’égouttent sur votre tête, et il vous faut enjamber les larges flaques qui dessinent des mers et des continents sur l’asphalte. Une longue file de pauvres diables n’en fait pas moins dans cet air mélancolique, noyé d’humidité, le pèlerinage du Salon. Je reconnais de jeunes peintres qui iraient voir leurs tableaux reçus au fond de la Seine. Quelques chroniqueurs, que leur métier traîne là, les suivent d’un air maussade. Ce sont les philosophes du pavé, ceux qui ne craignent pas les étoiles de boue sur leurs bottes. Des voitures amènent des messieurs décorés et des dames en grande toilette. Il y a une première au palais de l’Industrie (1), et le public accoutumé ne manquerait pas ce rendez-vous, lors même que le ciel ouvrirait tous ses réservoirs. On vient en soie gris perle, on a pressé sa couturière, on serait au désespoir, si l’on ne se montrait pas le binocle à la main, en face des jolies choses des peintres aimés.
A la porte, la foule patauge abominablement. Les roues des voitures, le piétinement de tout ce monde ont fait là une boue noire dans laquelle on enfonce jusqu’à la cheville. Des gardiens de la paix offrent obligeamment aux dames de les porter à dos. Cette année, le public entre droit dans le jardin, entre deux rangs de quêteuses, qui sollicitent la foule au nom de tous nos désastres. A la sortie, qui s’opère par le pavillon de l’ouest, on a même construit des sortes de dais, des guérites de hautes tapisseries où les dames quêteuses s’abriteront. Les ouvriers enfoncent les derniers clous de ces petites chapelles de la charité nationale.
Le jardin est gris, froid comme les rues. La poussière d’eau semble pénétrer à travers les vitres de la toiture et mettre là une buée humide de lessive. On grelotte. Les statues, la chair nue, grelottent aussi de tous leurs membres. Une fillette de marbre, à gauche, en entrant, me fait de la peine, avec sa poitrine plate, ses cuisses maigres, son malheureux petit corps qui tremble comme une feuille. Celle-là mourra de la poitrine avant la clôture du Salon ; l’artiste ne lui a pas fait les reins assez forts pour se déshabiller ainsi en mai.
Des jardiniers se hâtent de terminer le jardin. On pose des pelouses et des fleurs, comme on pose des tapis et des rideaux. On apporte le jardin sur des camions et il ne s’agit que de le clouer selon les plans de l’architecte. Ce sera encore l’affaire de quelques jours.
Peu de monde dans le jardin. Le buffet me paraît singulièrement vide. Il fait trop humide et trop sombre pour qu’on s’oublie sur une chaise. Les longues files des statues regardent tristement les passants qui se hâtent. Je cours avec la foule, et je ne m’arrête que devant le groupe des Quatre Parties du monde, de Carpeaux.
Carpeaux, Les Quatre Parties du monde
Ce sera le succès d’étonnement du Salon. On aperçoit de la porte ces quatre grandes diablesses : l’Européenne, l’Asiatique, la Négresse, la Sauvagesse, nues et tordues, rappelant les danseuses de l’Opéra, et portant, de leurs bras tourmentés, au-dessus de leur tête, une immense sphère céleste, avec tous les cercles voulus, et qui ressemble à quelque colossale et étrange cage ronde, où la terre prisonnière s’ennuie.
Carpeaux, La Danse
Ce groupe est destiné à une fontaine monumentale qu’on doit élever dans le Luxembourg. Le public m’a paru frappé beaucoup plus de surprise que d’admiration. Si le groupe de La Danse a été discuté, celui-ci le sera sans doute beaucoup plus encore. Je ne juge pas l’œuvre ; j’ai simplement mission de dire quelle m’a paru être l’attitude de la foule. A côté, il y a une pâmoison de marbre que le public attendri entoure avec recueillement. C’est La Jeune Tarentine, de M. Schoenewerk.
Schoenewerk, La Jeune Tarentine
Voilà qui est délicat. L’artiste a couché sur un roc cette amante dont nous parle André Chénier, qui allait à l’amour et qui ne rencontra que la mort ; la vague ne roule que son cadavre sur la rive, où l’attendait le bien-aimé.
La hanche haute. la tête renversée, la face déjà amollie et comme effacée par l’eau, le cadavre se dissout d’une façon toute tendre et toute poétique ; il est mûr pour quelque morgue de l’idéal. Les dames en soie grise et les messieurs décorés sont charmés de cette délicatesse dans la putréfaction.
Mais je m’attarde, je vais pour sûr m’enrhumer. Je monte vite aux salles de la peinture, où il fait plus chaud.
Décidément, c’est une première manquée. Le mauvais temps a effrayé les curieux. Les salles sont moins nombreuses que les autres années et l’on y circule très aisément. Vers quatre heures, elles s’emplissent pourtant, on ne frissonne plus.
Je n’ai pas mission, je le répète, de juger les quinze cents toiles pendues le long des murs, et j’en remercie le Ciel. Notre rédacteur en chef se chargera de ce pontificat. Je suis venu en simple curieux pour voir le public. S’il m’arrivait de laisser percer quelque opinion trop radicale, qu’on me pardonne ; cela serait sans mauvaise intention aucune.
Le public flotte toujours un peu au hasard les premiers jours. Il n’a pas fait ses choix ; on ne lui a pas encore dit ce qu’il fallait admirer , Ou il n’a pas encore imposé ses admirations à la critique. Je veux cependant indiquer les tableaux les plus entourés.
eau forte de M. A. Gilbert, d’après le tableau, peint et exposé au Salon en 1872, de Mme Nélie Jacquemart
Le portrait de M. Thiers, par Mlle Jacquemart, est fort regardé. Il est à sa place, et modestement, selon moi. Je ne sais de quel coup d’Etat on a accusé l’artiste. Si elle a eu tort d’accrocher elle-même son tableau où il lui a plu, on avait eu tort de ne pas l’accrocher d’abord où il se trouve maintenant. Je ne dis rien de la peinture ; il est entendu que je ne m’y connais pas. J’ai remarqué simplement que Mlle Jacquemart a ajouté trois doigts de toile au-dessus de la tête de M. Thiers ; la couture et le mastic de couleur qui la couvre sont très visibles. Je borne à cela mon jugement.
En face, on regarde un grand tableau de bataille, le seul grand tableau de bataille qui soit au Salon. On reconnaît l’uniforme russe. Ce n’est pas un épisode de nos désastres. L’artiste nous a consolés en peignant la bataille de Tracktir, glorieux souvenir de notre expédition de Crimée.
J’ai remarqué, d’ailleurs, que l’invasion de 1870 n’était représentée que par de petites toiles. Les deux élégies militaires de M. Protais sur la reddition de Metz, ameutent les curieux.
Protais, La Séparation et Les Prisonniers
Puis, çà et là, modestement, dans un coin, il y a une larme discrète. Le gouvernement en étouffant le cri de vengeance contre la Prusse, n’a laissé que les balbutiements de nos douleurs.
Henriette Browne, L’Alsace
Beaucoup de monde en face de L’Alsace, de Mme Henriette Browne, et devant les Hommages rendus à la statue de Strasbourg, de M. van Elven Je ne dis pas mon avis sur cette dernière toile, malgré l’effort que me coûte ce silence.
Je vois dans un coin des dames qui se pressent. J’attends cinq grandes minutes pour pénétrer jusqu’à la merveille. Je joue des coudes, je manque de déchirer la robe de ma voisine qui tient bon, et j’arrive enfin devant une petite toile de M. Reaumont, intitulée : Suite d’une armée. C’est Vénus à la suite de Mars. Au loin, les guerriers. Là, au bord d’une source, des femmes nues, des femmes en satin bleu, avec des vieilles femmes peu respectables sans doute ; tout un mauvais lieu en plein vent. C’est de la confiserie polissonne. Grand succès.
Mais où l’admiration éclate c’est devant les deux portraits de femme de M. Carolus-Duran. Un surtout, une dame de la halle devenue comtesse, assise sur un canapé de satin marron, avec une robe de velours noir, chargée d’une tunique de satin violet, avec un éventail rose et un nœud jaune à la poitrine, le tout sur un tapis vert pomme.
Carolus Duran, Portrait de Madame Sainctelette (1871)
L’artiste avait-il bien besoin de mettre une femme dans tous ces décrochez-moi-ça éclatants ; à sa place, je les aurais simplement étalés par terre, pour cacher le vert cru du tapis. J’oubliais de vous dire que la dame est rousse ; c’est une couleur de plus. Je m’abstiens toujours de juger ; je redoute les emportements de mon admiration.
Boudin, La Rade de Brest, 1871
Si j’ai écrasé ma plume de critique, qu’il me soit au moins permis de dire que le public a le bon sens d’admirer les toiles si originalement exquises de Jongkind et de Boudin, et de s’arrêter longuement devant les paysages superbes de Corot.
Corot, Souvenir de Ville d’Avray et Près d’Arras, les bûcheronnes entre 1871 et 1872
La marine d’Édouard Manet, Le Combat du Kearsarge et de l’Alabama, appartenant à M. Durand-Ruel, a été placée près du plafond.
Manet, Le Combat du Kearsarge et de l’Alabama
On lui a donné pour piédestal une nature morte de Monginot, ce qui doit être une courtoise attention du jury.
Monginot, nature morte
Elle n’en reste pas moins, à mon sens, une des toiles les plus simples et les plus vraies du Salon. D’ailleurs, la situation d’Edouard Manet a bien changé devant le public, qui l’accepte, à cette heure, et qui découvre en lui un homme d’un grand talent.
Éva Gonzalès, Indolence, entre 1871 et 1872
Je veux signaler aussi un adorable tableau de Mlle Éva Gonzalès, la fille de notre confrère, une toile intitulée : Indolence, et qui représente une jeune enfant, une naïve figure, vêtue de rose, avec un fichu de mousseline noué chastement sur le cou. C’est tout simplement exquis de fraîcheur, de blancheur ; c’est une vierge tombée d’un vitrail et peinte par une artiste naturaliste de notre âge.
Fantin-Latour, Un Coin de table, 1872
Mais je m’oublie, je voulais encore vous dire que la foule s’arrêtait devant la toile où Fantin-Latour a groupé tout un cénacle de jeunes poètes. Et maintenant je m’arrête, car j’ai peur de recommencer mes mauvais coups d’autrefois.
Je suis docilement la foule pendant trois heures. Elle me mène à toutes sortes de choses étranges, à des femmes nues, à des messieurs en habit qui me regardent d’un air ahuri, à des Bretons, à des Provençaux, à un tohu-bohu de couleurs qui me donnent un gros mal de tête. J’entends des ravissements qui s’épanchent.
Puvis de Chavannes, L’Espérance, 1872
Une dame qui a trouvé » infecte » l’originale Espérance, de Puvis de Chavannes, se pâme devant une sylphide qui arrose son jardin, sans toucher la terre, en volant comme un papillon ; la sylphide est de je ne sais plus qui, et c’est dix pas plus loin seulement que j’ai descendu dans toutes les délicatesses de cette personnification de la rosée. Je vais toujours. La lumière est sinistre, tamisée par les abat-jour de toile du plafond. Ce peuple peint grimace dans ce crépuscule blafard. Je me dis qu’il a plu toute la nuit, et qu’on aura laissé les plafonds ouverts ; la pluie aura fouetté, inondé, détrempé les peintures, et c’est ce qui fait qu’elles sont si maussades et si pâles. A toutes ces mortes, je préfère les vivantes dont les tiédeurs m’entourent. Ô l’éternelle nature, les femmes même laides, mais vivantes, tout le charme et toute la puissance de la vie, dans les vérités de la lumière !
Quand je suis sorti, une pluie battante m’a fouetté au visage. Au loin, dans l’effacement de la pluie, j’ai aperçu les fenêtres béantes des Tuileries, ouvertes sur le jaune sale du ciel.
Eh quoi ! deux années ! eh quoi ! tant de secousses ! et toujours, dans les mêmes salles, les mêmes bonshommes de pain d’épice et les mêmes bonnes femmes de sucre candi !
Emile Zola
Notes :1- Le palais de l’Industrie fut construit en 1853 pour abriter l’Exposition Universelle de 1855. Dès le 27 mars 1852, Louis-Napoléon Bonaparte, qui n’était encore alors que le Prince-Président, avait décrété la construction d’un « palais des arts et de l’industrie » qui devait rivaliser avec le Crystal Palace de Londres et qui « pourrait servir aux cérémonies publiques et aux fêtes civiques et militaires ». Le projet fut d’abord confié à Jacques Hittorff qui s’inspira du monument londonien pour imaginer une immense halle de fer et de verre. Mais Louis-Napoléon recula devant l’audace de cet édifice qui préfigurait les Halles de Baltard et préféra la solution de compromis proposée par Viel et Desjardins : le fer et la brique de la grande ellipse de 250 mètres sur cent seraient dissimulés par la pierre. Néanmoins, en unissant dans un même édifice les dernières inventions techniques et la vie artistique dès l’exposition universelle de 1855 (même si les beaux-arts étaient alors logés dans une annexe), l’Empereur s’affirmait d’emblée comme un novateur face à l’Angleterre. Le palais de l’industrie, qui se situait face à l’Elysée, fut détruit lors du percement de l’Avenue Alexandre-III, pour l’exposition universelle de 1900. 2 – Corot exposait Souvenir de Ville d’Avray et Près Arras 3 – Boudin exposait Un Rivage et Une Rade
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