La Cloche, le 24 janvier 1872
Notre excellent collaborateur et ami Eugène Montrosier veut bien pour un jour me céder, dans ce journal, sa place de critique d’art. Les lecteurs y perdent, certainement. Mais j’aurai satisfait une envie furieuse de dire tout le bien que je pense d’un artiste auquel j’ai rendu dernièrement visite. Nos paysagistes ont depuis longtemps rompu franchement avec la tradition. Il était réservé à notre âge, épris d’une tendre sympathie pour la nature, d’enfanter tout un peuple de peintres courant la campagne en amants des rivières blanches et des vertes allées, s’intéressant au moindre bout d’horizon, peignant les brins d’herbe en frères recueillis. Le paysage classique est mort, tué par la vérité. Nous avons, dans ce genre, accepté le naturalisme sans grande lutte, parce que près d’un siècle de littérature et de goûts personnels nous avait préparés à cette évolution artistique. Bientôt, j’en ai la conviction, nous admettrons les vérités du corps humain, les tableaux de figure pris dans la réalité exacte, comme nous avons admis les vérités de la campagne, les paysages contenant de vraies maisons et de vrais arbres.
L’heure n’en est encore qu’aux tendresses de la nature. Nous promenons dans les champs notre système nerveux détraqué, impressionné par le moindre souffle d’air, nous perdant dans le rose d’un coin de ciel, dans le bleu des petits flots d’un lac. La campagne, les villes vivent pour nous, d’une vie poignante et fraternelle, et c’est pour cela que la vue d’un bout de rue, d’une haie d’églantiers, d’une simple tache de mousse nous émeut souvent jusqu’aux larmes. Parmi les naturalistes qui ont su parler de la nature en une langue vivante et originale, une des plus curieuses figures est certainement le peintre Jongkind. Il est connu, célèbre même, mais l’exquis de son talent, la fleur de sa personnalité, ne dépasse pas le cercle étroit de ses admirateurs.
Je ne connais pas d’individualité plus intéressante. Il est artiste jusqu’aux moelles. Il a une façon si originale de rendre la nation humide et vaguement souriante du Nord, que ses toiles parlent une langue particulière, langue de naïveté et de douceur. Il aime d’un amour fervent les horizons hollandais, pleins d’un charme mélancolique ; il aime la grande mer, les eaux blafardes des temps gris et les eaux gaies et miroitantes des jours de soleil. Il est fils de cet âge qui s’intéresse à la tache claire ou sombre d’une barque, aux mille petites existences des herbes.
Son métier de peintre est tout aussi singulier que sa façon de voir. Il a des largeurs étonnantes, des simplifications suprêmes. On dirait des ébauches jetées en quelques heures, par crainte de laisser échapper l’impression première. La vérité est que l’artiste travaille longuement ses toiles, pour arriver à cette extrême simplicité et à cette finesse inouïe ; tout se passe dans son œil, dans sa main. Il voit un paysage d’un coup dans la réalité de son ensemble, et le traduit à sa façon, en en conservant la vérité, et en lui communiquant l’émotion profonde qu’il a ressentie.
C’est ce qui fait que ses paysages vivent sur la toile, non plus seulement comme ils vivent dans la nature, mais comme ils ont vécu pendant quelques heures dans une personnalité rare et exquise.
J’ai visité son atelier dernièrement. Tout le monde connaît ses marines, ses vues de Hollande. Mais il est d’autres toiles qui m’ont ravi, qui ont flatté en moi un goût particulier. Je veux parler des quelques coins de Paris qu’il a peints dans ces dernières années.
J’aime d’amour les horizons de la grande cité. Selon moi, il y a là toute une mine féconde, tout un art moderne à créer. Les boulevards grouillent au soleil ; les squares étalent leurs verdures et leur petit monde d’enfants ; les quais allongent leurs berges pittoresques, la bande moirée de la Seine dont l’eau verdâtre est tachée du noir de suie des chalands ; les carrefours dressent leurs hautes maisons, avec les notes joyeuses des tentes, la vie changeante des fenêtres. Et, selon qu’un rayon de soleil égaie Paris, ou qu’un ciel sombre le fasse rêver, la ville a des émotions diverses, devient un poème de joie ou de mélancolie.
Ah ! qu’ils ont tort, ceux qui vont chercher l’art à des centaines de lieues ! L’art est là, tout autour de nous, un art vivant, inconnu. Je sais certaines échappées, dans Paris, qui me touchent plus profondément que les grandes Alpes et les flots bleus de Naples. Les pierres des maisons me parlent ; il passe dans le brouillard des rues une voix amie ; à chaque trottoir, un nouveau tableau se déroule. Paris a tous les sourires et toutes les larmes. Cet amour profond du Paris moderne, je l’ai retrouvé dans Jongkind, je n’ose pas dire avec quelle joie. Il a compris que Paris reste pittoresque jusque dans ses décombres, et il a peint l’église Saint-Médard, avec le coin du nouveau boulevard qu’on ouvrait alors. C’est une perle, une page d’histoire anecdotique.
Tout un quartier, le quartier Mouffetard, est là, avec ses petites boutiques si curieuses de couleur, son pavé gras, ses murs blafards, son peuple de femmes et de passants. Au milieu de la place, un prêtre retient son chapeau qu’un coup de vent menace d’enlever ; la soutane vole, le noir de cette jupe, dans cet horizon gris, met une note si vraie et si singulière qu’un sourire monte aux lèvres. Cette œuvre me va au cœur. Le grand ciel nuageux a l’odeur des pluies de Paris. J’y respire la vie de nos jours, je me rappelle des après-midi attristés, de longues courses que j’ai faites à travers la ville, toute mon existence de Parisien.
L’artiste a évoqué l’âge présent avec une émotion fidèle, et je suis reconnaissant de cette vie qu’il me fait revivre. J’ai vu chez Jongkind d’autres vues de Paris que je ne puis qu’énumérer.
Une petite toile représentant le boulevard de la Santé ; dans le fond la fameuse Butte aux Cailles ; métier très large et très vigoureux.
Une vue de Charenton prise de l’île, le ciel d’une pâleur douce, monte largement de l’horizon, comme une bouffée d’air pur.
Une étude du Pont-Neuf ; au fond, la Cité ; des chevaux se baignent dans l’abreuvoir, au pied de l’escalier du quai ; on devine Paris bourdonnant au-dessus de cette rivière tranquille.
Je ne puis parler à cette place des nombreux dessins et aquarelles dont Jongkind a pris le sujet dans nos rues. Je citerai parmi les plus remarquables une vue de la rue de l’École-de-Médecine et une vue de la porte de Vanves. Je n’ai qu’un désir, celui de voir l’artiste continuer à peindre ces horizons chers à mes tendances vers un art tout moderne.
Un peintre de cette conscience et de cette originalité est un maître, non pas un maître aux allures superbes et colossales, mais un maître intime qui pénètre avec une rare souplesse dans la vie multiple des choses.
En finissant, je veux dire un mot d’un autre artiste, d’un sculpteur dont la critique a remarqué, aux derniers Salons, les œuvres tourmentées et hardies. M. Philippe Solari a fait un buste de Jongkind qui est exposé rue de Richelieu. C’est un buste demi-nature, d’une grande science et d’une vérité étonnante. L’artiste a, comme son modèle, le don de la vie, la flamme qui crée. A sa première statue, il sera classé.
Je crois qu’il n’existe pas d’autre portrait de Jongkind. Les admirateurs du peintre pourront se procurer une épreuve de l’œuvre. Plus tard, ce portrait deviendra une véritable rareté artistique.
Emile Zola
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