Moreau (Gustave)

J’aurai noté toutes les curiosités de la peinture moderne quand j’aurai traité de Gustave Moreau, que j’ai gardé pour la fin comme étant la plus étonnante manifestation des extravagances où peut tomber un artiste dans la recherche de l’originalité et la haine du réalisme. Le naturalisme contemporain, les efforts de l’art pour étudier la nature, devaient évidemment appeler une réaction et engendrer des artistes idéalistes. Ce mouvement rétrograde dans la sphère de l’imagination a pris chez Gustave Moreau un caractère particulièrement intéressant. Il ne s’est pas réfugié dans le romantisme comme on aurait pu s’y attendre; il a dédaigné la fièvre romantique, les effets de coloris faciles, les dérèglements du pinceau qui attend l’inspiration pour couvrir une toile avec des oppositions d’ombre et de lumière à faire cligner les yeux. Non, Gustave Moreau s’est lancé dans le symbolisme. Il peint des tableaux en partie composés de devinettes, redécouvre des formes archaïques ou primitives, prend comme modèle Mantegna et donne une importance énorme aux moindres accessoires du tableau. Sa formule deviendra tout à fait intelligible si je décris les deux derniers tableaux qu’il expose cette année. Le premier a pour sujet Hercule et l’Hydre de Lerne. Le peintre a exprimé son originalité dans l’hydre, qu’il a faite énorme, occupant tout le centre du tableau. Hercule, qu’il a relégué dans un coin, est une petite figure pâlotte, étudiée sommairement, alors que l’hydre se dresse comme je ne sais quel arbre gigantesque, au tronc colossal d’où sortent les sept têtes comme sept branches fantastiquement tordues. Jusqu’ici les artistes ont généralement représenté le monstre sous forme de dragon, mais Gustave Moreau a accompli une révolution : il en a fait un serpent, et cela résume sa découverte, une invention géniale qu’il a passé, il faut le croire, de longs mois à mettre au point. Une pensée profonde se cache sans doute sous cette manière de traiter le mythe, car il ne fait jamais rien au hasard; il faut regarder ses oeuvres comme des énigmes où chaque détail a sa signification propre.

Le Salon de 1876

Son second tableau, Salomé, est encore plus bizarre. L’action se déroule dans un palais « d’une architecture idéale », selon l’expression d’un critique enthousiaste. D’ailleurs, je me permettrai d’emprunter à ce critique la description de la toile, car, franchement je m’avoue incapable d’en écrire une semblable. « En face, sur un trône, ou plutôt sur un autel, est assis Hérode. Derrière lui se détache sur un fond de colonnes le triple dieu, dont les mamelles sont disposées comme des grappes de vigne et qui étend la main d’un geste symbolique. Hérode est d’une pâleur mortelle dans ses vêtements blancs ; il est pareil à un spectre et incarne évidemment le vieux monde, prêt à s’écouler avec lui. Au pied de l’autel se tient un esclave, un glaive à la main, immobile, muet, pâle comme son maître; du côté opposé on voit Hérodiade auprès d’une musicienne qui joue de quelque instrument. La merveilleuse jeune fille, parmi les fleurs qui jonchent le sol, glisse sur les doigts de ses pieds blancs ornés de rubis et de joyaux. Elle a un bras tendu, l’autre replié et elle tient devant son visage quelque chose qui pourrait être un lotus rose. Voilà toute sa danse et pourtant nous n’avons jamais mieux compris la folie du tétrarque offrant à Salomé la moitié de son royaume. » Gustave Moreau est tout entier dans cette description d’un de ses admirateurs. Son talent consiste à prendre des sujets qu’ont déjà traités d’autres artistes, et à les remanier d’une façon différente, plus ingénieuse. Il peint ses rêves, non des rêves simples et naïfs comme nous en faisons tous, mais des rêves sophistiqués, compliqués, énigmatiques, où on ne se retrouve pas tout de suite. Quelle valeur un tel art peut-il avoir de nos jours ? C’est une question à laquelle il n’est pas facile de répondre. J’y vois, comme je l’ai dit, une simple réaction contre le monde moderne. Le danger qu’y court la science est mince. On hausse les épaules et on passe outre, voilà tout.
Salon de 1876

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