Millet (Jean-François)

Fils de paysans de Gruchy, près de Gréville (dans le Contentin), Millet a d’abord travaillé la terre avec son père. Mais ses talents précoces frappent son entourage et il quitte la ferme à l’âge de dix-huit ans pour commencer des études de dessin à Cherbourg, d’abord chez un portraitiste, puis chez un ancien élève de Gros. Une bourse de la ville lui permet d’entrer à l’Ecole des Beaux-Arts en 1837. Mais le jeune rapin rompt très tôt avec le romantisme grandiloquent et mélodramatique de son maître, Paul Delaroche, et Cherbourg supprime sa bourse au bout de deux ans. D’abord influencé par Watteau et par Delacroix, Millet trouve bientôt sa voie dans le réalisme social ; il recontre son premier succès au Salon de 1848 avec Le Vanneur* qu’achète Ledru-Rollin, Ministre de l’Intérieur de la jeune République. Avec ses genouillères bleues, sa chemise blanche et son bonnet rouge, le vanneur, qui sépare le grain de la paille, n’est pas seulement l’emblème des travaux des humbles, c’est aussi une allégorie politique. C’est du moins ainsi qu’il est reçu. Le gouvernement commande à Millet deux tableaux : Agar et Ismaël (Musée Mesdag, La Haye) et Le Repos des Faneurs*.

Un an plus tard, fuyant le choléra de 1849, qui ravage Paris, Millet s’installe à Barbizon, un petit village en lisière de la Forêt de Fontainebleau qui accueille une colonie d’artistes, souvent autodidactes, depuis 1825. Il ne quittera plus Barbizon : avec ses amis Jacque, Diaz de la Peña et Théodore Rousseau, il fonde ainsi la première école de paysage du XIX° siècle. Peintre de la vie rurale, Millet occupe d’emblée une place singulière dans l’école de Barbizon. A la différence de ses amis, il connaît de l’intérieur le travail de la terre. Ses paysans, comme le dira Van Gogh, sont peints avec la glèbe qui colle à leurs sabots. Or « l’odeur du peuple », pour reprendre une expression de Zola, répugne « aux délicats » Les Botteleurs de Foin* et Le Semeur*exposés au Salon de 1850-51, sont qualifiés de « socialistes » et, si les républicains entendent « la plainte des esclaves » dans la silhouette cassée des botteleurs, la présence charnelle du Semeur, avec son grand corps lourd, avec ses gros souliers et son chapeau informe, aliène déjà au peintre une partie de la critique. Le repas des moissonneurs, qui lui vaut une médaille de deuxième classe au Salon de 1853 et Le Greffeur, présenté à l’Exposition universelle de 1855, le rachèteraient pourtant aux yeux des bien pensants s’il ne venait tout gâcher avec Paysan répandant du fumier*La vulgarité du sujet indigne même les mieux disposés à son égard. Millet semble en effet accomplir le sacrilège qu’annonçait Un Enterrement à Ornans : « sous prétexte de réalisme, un peintre de la même école représentera bientôt un fumier, prophétisait Le Corsaire du 28 février 1851, il trônera dessus et les bohémiens de la sociale danseront tout autour. »

Toute la carrière de Millet sera ainsi scandée de revers et de succès : en 1857, la posture des Glaneuses* choque le public du Salon accoutumé aux grâces pudiques du maintien bourgeois. En 1859, le jury accepte Femme faisant paître sa vache, un tableau presque bucolique, mais refuse La Mort et le Bûcheron qui donne une image par trop poignante du destin des hommes de la terre. Baudelaire éreinte le peintre dans son compte-rendu du Salon : « Ses paysans sont des pédants qui ont d’eux-mêmes une trop haute opinion. écrit-il. Ils étalent une manière d’abrutissement sombre et fatal qui me donne l’envie de les haïr. Qu’ils moissonnent, qu’ils sèment, qu’ils fassent paître des vaches, qu’ils tondent des animaux, ils ont toujours l’air de dire : « Pauvres déshérités de ce monde, c’est pourtant nous qui le fécondons! Nous accomplissons une mission, nous exerçons un sacerdoce ! »
Le Salon de 1861 n’est pas plus propice au peintre de Barbizon, La grande Tondeuse, 
La Bouillie*, Tobie ou l’attente sont mal accueillis par la critique. En 1863, L’Homme à la Houe*, reçu au Salon en même temps qu’Une Femme cardant la laine* et Berger ramenant son troupeau, le soir, scandalise la critique ; on reproche tout à la fois au peintre le « morne idiotisme », le « crétinisme » de ses modèles et le « primitivisme » de sa propre facture : « d’austérité en rudesse et de simplification en abstinences, s’écrie Paul de Saint-Victor, les paysans de Millet en sont revenus à la vie sauvage » !

Le même phénomène se reproduit en 1864 : tandis que La Bergère gardant ses moutons* (Orsay) suscite les éloges de la critiqueLa Naissance du veau*dont le sujet et la facture nous semblent aujourd’hui anodins, provoque un étrange charivari. On crie au blasphème : les paysans de Millet ne portent-ils le veau nouveau-né sur son brancard comme les processionnaires de Jules Breton portent le dai des Rogations ? « A poids égal, qu’ils portent l’arche sainte ou un veau, un lingot d’or ou un caillou, répond Millet, ils donneront juste le même résultat d’expression. Et quand même ces hommes seraient les plus pénétrés d’admiration pour ce qu’ils portent, la loi du poids les domine, et leur expression ne peut marquer autre chose que ce poids… Et voilà, toute trouvée et toute simple, la cause de cette tant reprochée solennité ».
Millet a beau dire, il ne peut empêcher que l’on assimile sa toile à une cérémonie religieuse, voire à une Nativité en sabots ! Il est né le divin enfant !… Pourtant, encore une fois, on lui pardonne ses outrances : 
L’Angelus*, peint entre 1857 et 1859 mais exposé pour la première fois en 1865, conquiert la foule. Cette fois, le succès est durable : une première médaille vient même récompenser le peintre qui présente neuf toiles à l’Exposition universelle de 1867 ; Hiver aux Corbeaux et Les Oies sont reçus au Salon. La cote de Millet grimpe. Il est à nouveau reçu aux Salons de 1869 et de 1870 ; en 1871, il se démarque très vigoureusement des Communards et refuse d’appartenir à La Fédération des artistes. Bien qu’il soit désormais arrivé, il ne veut pas faire partie du jury du Salon de 1872. Ses oeuvres, bucoliques, en quelque sorte pacifiées, comme la Femme cousant* attirent les amateurs d’art. A sa mort, en 1875, les prix de ses oeuvres flambent sous le fouet de la spéculation.

La réception chaotique des oeuvres de Millet témoigne des contradictions qui traversent l’oeuvre du peintre mais aussi son époque. Tantôt, comme le critique du Figaro qui, en 1857, voyait « se préparer les émeutes et se profiler les échafauds de 1793 » dans Les Glaneuses, on fustige les « épouvantails » de Millet dont témoigent les porteuses de fagots de l’Hermitage* ou de Cardiff* , on s’inquiète de cette jacquerie picturale, de cette irruption des hommes de la terre dans le champ de la représentation. Tantôt on loue sans réserve les toiles du peintre ; car, comme en témoigne sa méfiance pour les hommes de la Commune, Millet n’est pas un révolutionnaire : certes, ses glaneuses n’ont pas les grâces endimanchées qu’auront celles de Jules Breton mais cela n’empêche pas Millet d’idéaliser ses modèles : ses paysans, grandis par la mise en page, ont le geste hiératique et les plis de leurs lourds vêtements de chanvre semblent sculptés dans la pierre. En magnifiant ainsi les travailleurs des champs à travers des réminiscences de la statuaire antique ou médiévale, comme dans La Râteleuse* par exemple, Millet sert à son insu l’idéologie dominante : ses toiles, où se déchiffrent de moins en moins les idéaux de 1848, plaisent maintenant à la sentimentalité bourgeoise ; le temps de l’histoire se fige dans le retour éternellement recommencé des travaux des champs : laborieux et résignés, les paysans de Millet deviennent peu à peu l’emblème des vertus bibliques et rassurent les nantis qui s’inquiètent des turbulences révolutionnaires de la classe ouvrière. L’image du paysan, que Balzac voyait encore comme une bête sauvage, change de signe et l’idéologie champêtre sert de repoussoir aux classes dangereuses de la ville moderne.

Quoi qu’il en soit de la signification idéologique des oeuvres de Millet, elles ont profondément influencé les impressionnistes, et en particulier Pissarro qui, seul ou presque avec Van Gogh, introduit les travailleurs de la terre dans ses toiles et dans ses gravures : ses faucheurs et ses semeurs, ses porteuses de fagots, ses bergères gardant des moutons, ses gardeuses d’oies et autres tricoteuses doivent beaucoup au peintre de Barbizon. Mais Millet, qui collectionnait les albums japonais dès 1863, était aussi un formidable paysagiste : avant Monet, Renoir ou Sisley, il avait découvert la magie des accidents de l’atmosphère : nuages noirs obscurcissant une partie de la plaine ensoleillée comme Les Meules, l’automne*, arc-en-ciel illuminant un ciel d’orage comme dans Le Printemps*éclairs de chaleur striant La Nuit étoilée (1865), ciel de neige de L’Hiver aux Corbeaux (1865) ou crépuscule inquiétant de La Gardeuse de dindons*, autant de motifs qui annoncent les recherches impressionnistes et celles de Van Gogh.

Comme le peintre hollandais, qui voyait en Millet « le peintre essentiellement moderne grâce à qui l’horizon s’est ouvert pour beaucoup », Zola admirait « les horizons […] larges et libres » de Millet. En 1866, il éreinte néanmoins le paysage que le peintre de Barbizon présente au Salon :

Il y a encore deux autres artistes au Salon sur lesquels j’ai pleuré. MM. Millet et Théodore Rousseau. Tous deux ont été et seront encore, je me plais à le croire, des individualités pour lesquelles je me sens la plus vive admiration. Et je les retrouve ayant perdu la fermeté de leurs mains et l’excellence de leurs yeux.
Je me souviens des premières peintures que j’ai vues de M. Millet. Les horizons s’étendaient larges et libres ; il y avait sur la toile comme un souffle de la terre. Une, deux figures au plus, puis quelques grandes lignes de terrain, et voilà qu’on avait la campagne ouverte devant soi, dans sa poésie vraie, dans sa poésie qui n’est faite que de réalité.
Mais je parle en poète, et les peintres, je le sais, n’aiment pas cela.
S’il faut parler métier, j’ajouterai que la peinture de M. Millet était grasse et solide, que les différentes taches avaient une grande vigueur et une grande justesse. L’artiste procédait par morceaux simples, comme tous les peintres vraiment peintres.
Cette année je me suis trouvé devant une peinture molle et indécise. On dirait que l’artiste a peint sur papier buvard et que l’huile s’est étendue. Les objets semblent s’écraser dans les fonds. C’est là une peinture à la cire qu’on a chauffée et dont les diverses couleurs se sont fondues les unes dans les autres.
Je ne sens pas la réalité dans ce paysage. Nous sommes au bout d’un hameau, et, brusquement, l’horizon s’élargit. Un arbre se dresse seul dans cette immensité. On devine derrière cet arbre tout le ciel. Eh bien ! je le répète, la peinture manque de vigueur et de simplicité, les tons s’effacent et se mêlent, et, du coup, le ciel devient petit et l’arbre paraît collé aux nuages.

Ce paysage, intitulé, Un Bout du village de Gréville, dont le peintre réalisa trois versions entre 1854 et1866, tenait tout particulièrement à coeur au peintre de Barbizon qui en donne cette description dans ses lettres : « Auprès de la dernière maison se trouve un vieil orme qui se dresse sur le vide infini […] il est entouré d’un mur grossier et très épais dans lequel on a fait une cabane pour les lapins […] un ruisseau venant de l’intérieur du village […] descend dans les prés qui commencent immédiatement au pied de ce mur. Après ces prés commencent les falaises […]. L’homme a installé sur le bord du courant d’eau […] une pierre pour que la femme y puisse laver son menu linge […] ; l’enfant s’est ennuyé, et la femme pour le distraire l’a porté sur le petit mur […] les oies ont bien vite vu que la femme est partie d’auprès de la porte […] elles se hâtent de s’introduire dans la maison » ; ailleurs, le peintre commente l’avancement de la toile : « Mon vieil orme commence je crois à paraître rongé de vent. Que je voudrais bien pouvoir le dégager de l’espace comme mon souvenir le voit ! O espaces qui m’avez tant fait rêver quand j’étais enfant me sera-t-il jamais permis de vous faire seulement soupçonner ! » (On peut voir la version de 1854 de ce paysage, dont nous n’avons malheureusement trouvé aucune reproduction sur le web, au Musée de Kröller-Muller, à Otterlo (Hollande).

Reste que Millet est bien pour Zola, avec Troyon, Théodore Rousseau, et, bien sûr, Corot un inventeur du paysage moderne, un genre qui fait « la gloire de notre école contemporaine » comme il l’écrit dans sa Lettre de Paris du 2 mai 1875. C’est que ces « artistes révoltuuionnaires », ajoute-t-il dans Une Exposition de tableaux à Paris (Lettres de Paris, juin 1875), ont balayé le paysage classique, qui exigeait « une composition », »une régularité architecturale » voire des personnages mythologiques ou quelques vestiges imaginaires de Rome ou d’Athènes.

C’est alors qu’apparurent des artistes révolutionnaires. Ils emportèrent leur boîte de couleurs dans les champs et les prés, dans les bois où murmurent les ruisseaux, et tout bêtement, sans apprêt, ils se mirent à peindre ce qu’ils voyaient de leurs yeux autour d’eux : les arbres au feuillage tremblant, le ciel où voguent librement les nuages. La nature devint la souveraine toute-puissante, et l’artiste ne se permit plus d’estomper une seule ligne sous prétexte de l’ennoblir. […] La lutte s’est prolongée plus de vingt ans. Je ne vais pas récapituler les noms de tous les combattants, je ne citerai que deux peintres dont l’influence fut décisive : Corot et Théodore Rousseau. Je nommerai aussi Millet, bien que dans ses paysages les figures humaines jouent le premier rôle. Ce dernier aimait les paysages spacieux, et les lignes droites d’un champ labouré par un paysan prenaient chez lui une grandeur épique. Ce furent les trois principaux héros de la lutte. Au cours de ces trente années ils n’ont pas déposé les armes, bien que ridiculisés par la foule, refusés par tous les jurys, sans pain, sans gloire. Et voici qu’aujourd’hui leurs noms sont auréolés de gloire, le champ de bataille leur est resté, et tous les paysagistes marchent dans la voie qu’ils ont ouverte.

Le naturalisme au Salon de 1880 confirmera cette victoire éclatante de l’école du paysage. Au grand dam de l’Académie et de l’Ecole des Beaux-arts, le naturalisme qui a commencé avec les peintres de Barbizon, dont Millet, est en train de « s’étendre au reste de l’art », comme l’avait annoncé Zola dès 1875 :

Ici, la bataille naturaliste est gagnée depuis longtemps. C’est par le paysage que notre école est allée à la dévotion de la nature. Toute la génération des grands paysagistes, morts aujourd’hui, Théodore Rousseau, Corot, Millet, Daubigny, est partie la première à la recherche du vrai, plantant des chevalets en pleine campagne, retournant aux éternelles sources de l’observation et de l’analyse. À cette heure, il ne reste que des élèves de ces maîtres ; mais le branle est donné, il n’y a plus de paysage en dehors de l’étude sur nature, il ne vient à aucun peintre l’idée grotesque de s’enfermer dans son atelier pour composer des arbres.

Si Zola, tout à la défense de ses amis impressionnistes, n’accorde à Millet qu’une place modeste dans ses articles critiques, il lui réserve un hommage secret dans La Terre

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