Meissonier

M. Meissonier est né à Lyon, vers 1813, selon M. Vapereau. Ce bon M. Vapereau ajoute « qu’il mit en relief son originalité naturelle, en cherchant un genre que personne en France n’avait abordé avant lui, et fit de la peinture microscopique « . Voilà qui est galamment troussé et très élogieux.


D’autre part, le livret m’apprend que M. Meissonier a été élève de M. Léon Cogniet – ce dont on ne se douterait guère – qu’il est membre de l’Institut, officier de la Légion d’honneur, et qu’il a déjà obtenu quatre médailles, sans compter les deux grandes médailles d’honneur qui lui ont été décernées aux Expositions universelles de 1855 et de 1867
Voilà un homme heureux, un grand artiste dont les petites oeuvres sont dignement récompensées. De plus, il paraît que ce peintre vend horriblement cher le millimètre carré de toile. Riche, admiré, aimé de la cour et de la ville, des imbéciles et des gens d’esprit, M. Meissonier doit avoir beaucoup de talent.
Le malheur est que je suis un pauvre hère, aveugle et inintelligent sans doute, qui ne saisit pas bien dans toute sa large étendue le talent de M. Meissonier. Qu’il joue joliment de son petit flageolet, cela n’est pas discutable, mais le succès qu’il obtient, les honneurs dont on l’accable, me font toujours chercher en lui un homme que je ne trouve pas.
Je suis allé très dévotement me promener devant les quatorze tableaux qu’il a à l’Exposition universelle. Il y avait là beaucoup de foule, et j’ai eu grand-peine à faire mes dévotions. Je me suis frappé la poitrine, j’ai supplié le ciel de me donner la foi. Un succès a toujours sa raison d’être. Par quel miracle se faisait-il que je restais parfaitement froid, lorsque la foule enthousiaste me serrait à m’écraser, en s’exclamant, en énumérant à voix basse, avec un étonnement religieux, le prix fabuleux de chacun de ces bouts de toile ?
Hélas ! l’aveuglement a persisté. J’ai eu beau m’écarquiller les yeux, je n’ai pu voir ce que voyaient les autres. Comme un vil profane, je suis resté sur le seuil du temple. Les personnes qui m’entouraient étaient en plein ciel, ravies, en extase, distinguant sans doute le dieu dans toute la splendeur fulgurante de sa gloire. Demeuré sur la terre, je pataugeais, et voici ce que j’apercevais.
J’apercevais de petits bonshommes en porcelaine, très délicatement travaillés, propres et coquets, tout frais sortis de la manufacture de Sèvres ; ces bonshommes me paraissaient enluminés de couleurs aigres et criardes, et chaque tableau me semblait avoir l »éclat dur d’un étalage de bijoutier. J’apercevais, dans les fonds, des paysages étranges, en porcelaine aussi, d’une maladresse rare. J’apercevais encore deux ou trois portraits en acajou tendre. Tout cela était parfaitement ciselé et faisait honneur à l’habileté de l’ouvrier. Il y a de jolies femmes qui ont sur leurs étagères de ces joujoux-là, au naturel.
Cependant, à côté de moi, deux amateurs, la loupe à la main, regardaient une des figurines. L’un d »eux s’écria brusquement : « L’oreille y est tout entière. Regardez donc l’oreille. L’oreille est impayable. » L’autre amateur regarda l’oreille qui, à l’oeil nu, paraissait un peu plus grosse qu’une tête d’épingle, et, quand il eut bien constaté que l’oreille existait dans son intégralité, ce furent des exclamations sans fin d’admiration et d’enthousiasme. Puis les deux amateurs étudièrent les autres morceaux de la figurine et déclarèrent ne jamais avoir rien vu de plus délicat, de plus vif, de plus fin, de plus spirituel, de plus fini, de plus ferme, de plus précis, de plus parfait.
Pendant que ces deux messieurs, qui avaient fait leurs classes et qui protégeaient sans doute les arts, s’exclamaient à ma droite, un couple bourgeois, une grosse dame et un gros monsieur, sentant encore la cannelle et la mélasse qu’ils avaient vendues pendant trente ans, se tenaient à ma gauche, muets de contentement. Enfin, ils comprenaient la peinture. Après avoir regardé quelques centaines de tableaux qu’ils avaient trouvés fort laids, sans oser le dire tout haut, ils rencontraient des images qui leur convenaient. La grosse dame murmurait : « Seigneur; que c’est joli, que c’est joli ! » Et le gros monsieur répondait : « Oh ! oui, c’est joli, c’est bien joli ! »
Alors, le voile se déchira. Je compris tout d’un coup le talent, l’immense talent de M. Meissonier. L’admiration des amateurs et du couple bourgeois venait enfin de me faire juger sainement ce peintre qui a le don rare de plaire à tous, même – surtout, allais-je dire – à ceux qui n’aiment pas la peinture.
D’abord, il ne s’agit pas de peinture ici. M. Meissonier emploie des couleurs, il est vrai, mais il emploierait tout autre matière, de vieux bouchons ou des pierres précieuses, qu’il obtiendrait le même succès. Le tour consiste à être habile et à faire joli.
Voici la recette certaine : au milieu de toiles rugueuses, sales et grandes, pendre de tout petits tableaux, très propres, polis comme des miroirs ; mettre dans ces petits tableaux une ou deux marionnettes banales ; éviter avec soin de donner à ces marionnettes une tournure personnelle, un caractère quelconque, qui étonnerait et écarterait la foule ; s’en tenir strictement à une spécialité de pantins élégants, et bien veiller à ce que chaque oeuvre soit une image d’aspect ordinaire, qui, tout en n’effarouchant personne, attire tout le monde par sa netteté.
Dès qu’un tableau a été fait dans ces conditions, il est constamment entouré par la foule, qui accourt à lui en passant, l’intelligence et les paupières closes, devant Le Massacre de Scio de Delacroix, La Curée de Courbet, Le Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet.
Le mystère m’est donc révélé. M. Meissonier est accablé d’honneurs et d’argent, parce qu’il a un talent à la portée de tout le monde. Chargez un cocher, un commissionnaire, un auvergnat quelconque de distribuer des médailles, et je suis certain qu’il les donnera toutes à M. Meissonier. Les oeuvres de ce peintre contentent pleinement les petits enfants et les grandes personnes, et c’est pour cela qu’il est le maître des maîtres, l’artiste universellement admiré et aimé, celui qui vend le plus cher et qui marche droit à l’immortalité, soutenu par les admirations étroites et mesquines des hommes. Bâtissez sur notre bêtise et notre aveuglement, si vous voulez grandir.
Certes, le jury a sagement agi en donnant une médaille d’honneur à M. Meissonier. J’applaudis sans restriction à cette récompense qui montre aux jeunes artistes la voie qu’ils doivent suivre pour gagner beaucoup d’argent et beaucoup de gloire.

Nos Peintres au Champ de Mars

Mais il y a un maître encore vivant, dont je n’ai point parlé jusqu’ici. C’est Meissonier. Je l’appelle un maître parce qu’il a réellement créé un genre en France, celui des petits tableautins anecdotiques, dont Gérome plus tard a élargi le cadre, et qu’ont imités des centaines de peintres.
Le talent de Meissonier ne me plaît pas ; je dirai tout à l’heure pourquoi ; mais il serait injuste de ne pas reconnaître ses rares qualités. Il est incontestablement unique en son genre, sachant animer ses figures, leurs poses, leurs costumes, leurs jeux de physionomie. Elles ne vivent pas d’une vie authentique, car sa peinture est vitreuse et pointue, et sous l’habillement et la peau se devine le mannequin de bois, mais c’est une imitation très fine et très intelligente de la vie, qui vous entraîne facilement. Pour apprécier Meissonier à sa juste valeur, il faut le comparer avec un de ses disciples, et juger dès lors de la délicatesse de son pinceau, du naturel de son dessin, de la perfection des détails. Je le répète, c’est un maître dans les cadres étroits qu’il s’est choisis.
Meissonier a remporté de grands succès. Il est membre de l’Académie, commandeur de la Légion d’honneur, comblé de prix ; il n’a plus rien à souhaiter pour sa gloire. À part cela, il vend ses tableaux, on peut le dire, au poids de l’or, et je pense même qu’un de ses tableaux, vendu cent mille francs, était loin de peser cinq mille louis d’or. La moindre de ses oeuvres atteint des prix fous. Et quand on pense seulement que Delacroix de son vivant vendait ses chefs-d’oeuvre deux, trois mille francs, et que même de nos jours, bien que son génie soit universellement salué, on est loin de payer les toiles de Delacroix aussi cher que les tableaux de Meissonier ! Voilà où je commence à me fâcher. L’engouement populaire est toujours un mauvais signe. Pourquoi le public se jette-t-il avec tant de fureur sur les tableaux de Meissonier ? Il est évident que la valeur artistique de ses oeuvres n’y est pour rien. La vérité, c’est que le public s’entiche purement et simplement des tours de passe-passe de l’artiste. Il distingue les boutons sur un gilet, les breloques sur une chaîne de montre tant et si bien qu’aucun détail ne s’y perd ; voilà ce qui suscite cette admiration inouïe. Et le plus fort, c’est qu’il peint des bonshommes de quatre ou cinq centimètres de haut, qui demandent à être inspectés à la loupe si on veut les bien voir ; voilà ce qui chauffe l’enthousiasme à blanc et fait délirer les spectateurs les plus calmes. La foule est flattée dans ses instincts les plus enfantins, dans son admiration de la difficulté vaincue, dans son amour des tableautins bien dessinés et surtout bien détaillés. Elle ne comprend que cela en art ; la nouveauté, l’originalité de la facture, la transcription individuelle de la nature, l’offensent et l’éloignent, tandis qu’elle s’accommode béatement de tableautins minuscules ciselés comme des joyaux. Voilà ce qui explique le triomphe de Meissonier, confirmé par toute une foule d’admirateurs. Il est le dieu de la bourgeoisie qui n’aime pas les sensations fortes procurées par de vraies oeuvres artistiques. Aucun artiste de notre siècle n’a été si choyé du public.
Donc, je me sens irrité contre lui pour ces succès hors de proportion, lorsque je me rappelle le long martyre que fut la vie de nos grands artistes. On les niait, on les traînait dans la boue alors que lui était encensé par la critique. Et c’est peut-être pour cela que j’incline à le traiter avec sévérité, pour les venger.
Pour commencer, je l’ai déjà dit, sa technique est la plus déplaisante que puisse avoir un peintre. Il ne peint qu’en tons clairs, ce qui ne serait pas un mal, mais dans ses tons il y a la transparence de l’agate, la sécheresse et l’angularité des objets de verre : c’est comme de la peinture sur porcelaine. Ce n’est pas le vernis meurtrier de Gérome, mais c’est tout de même pauvre, délayé, rêche. En général, les figures vivantes sont plus achevées. Pour se rendre compte de toutes les insuffisances de la technique, il faut porter l’attention sur le fond – surtout les bribes de paysage. Là on ressent toute la misère de ce pinceau, qui n’est à son aise que quand il peint les petits bonshommes que le peintre adore. Les arbres sont comme des brosses à dents vertes, les maisons ressemblent à des cubes de bois dans un jeu de construction, etc. Enfin, ses cadres sont naturellement très réduits. Il s’est choisi un chemin étroit dans l’art. Je sais qu’un seul visage vivant fixé sur la toile suffit à la gloire éternelle d’un artiste et qu’on ne saurait mesurer le génie d’un peintre aux dimensions de ses tableaux. Mais il faut faire entrer en compte la largeur de la création, la grandeur de l’élan, de la conception de toute oeuvre complexe. Mettez en regard un tableau d’Eugène Delacroix et un tableau de Meissonier. Au fond celui-ci peint toujours le même cheval, le même personnage du XVIIIe siècle habillé d’un costume toujours identique, le même soldat dans une pose qui ne varie pas. Il se contente de quelques changements de type, il n’atteint pas à l’univers des sentiments humains. Je veux dire qu’il ne réalise pas, dans toute sa plénitude, la conception de l’artiste que nous nous faisons aujourd’hui. Reléguez-le à la place qui lui convient et je serai le premier à l’admirer.
On a exposé de Meissonier pas moins de seize tableaux au Champ-de-Mars. Le pire, c’est que ces tableaux ne sont pas de ses meilleurs. J’ai vu ici un des plus grands tableaux qu’il ait jamais peints : Les Cuirassiers, 1805. C’est un régiment de cuirassiers, rangé en bataille et s’apprêtant à passer à l’attaque. Il y a des têtes intéressantes, des chevaux dessinés avec tant de minutie qu’un crin se distingue de l’autre et que toutes les veines sont visibles. Mais les admirateurs de Meissonier n’ont pas tort de préférer ses toiles moins larges, par exemple le Portrait d’un sergent, une scène où un garde français fait le portrait de son sergent aux portes du corps de garde ; ou bien encore Le Peintre d’enseignes, où un peintre en bâtiment et son client sont représentés en costumes du Directoire. Ces tableaux sont remarquables tous les deux par leur vérité et par l’animation des figures. J’ai été fort étonné d’un paysage, Vue d’Antibes. Deux cavaliers passent sur une route baignée de soleil. C’est l’occasion d’observer le métier lamentable de Meissonier dès qu’il s’éloigne de ses petits bonshommes. Son horizon est comme taillé dans la pierre vive. Le soleil à midi a cet éclat mais il est plein d’air, il brûle, se reflétant dans le profond azur foncé du ciel. L’air manque complètement aux tableaux de Meissonier. Il fait penser aux Primitifs. Il est sec et tranchant. Enfin, le triomphe de l’exposition, le tableau devant lequel la foule se presse, est une oeuvre grande comme la main : Les Joueurs de boule. La scène se déroule encore une fois sur la grand-route, près d’Antibes qui blanchit au loin. Les rayons du soleil tombent verticalement, à peine un mur qui fasse ombre. Au premier plan sont groupés les joueurs ; les uns tournent le dos au public, deux se présentent de profil, un troisième se tient à l’écart et allume sa pipe. Le peintre, qui a un faible pour les costumes du siècle dernier, a affublé à sa façon les paysans qu’il a vus jouer aux boules en Provence. Mais la merveille du tableau, le détail qui arrache des cris d’admiration aux spectateurs, c’est le couple du fond : un joueur prêt à lancer une boule et un de ses camarades debout à son côté. Le joueur surtout suscite des transports d’admiration. Les jambes écartées, les bras courbés, il s’apprête à envoyer la boule ; la figure tout entière n’a pas plus d’un centimètre de haut. Et, ô merveille ! les différents détails qui le caractérisent comme insecte de l’espèce humaine sont aisément reconnaissables à l’oeil nu. Que serait-ce si on l’examinait à la loupe ! Ses bras et ses jambes sont effilés comme les pattes d’une sauterelle. Quant aux bicornes, là je renonce à décrire l’enthousiasme qu’ils excitent. Voilà où s’est arrêtée l’éducation du public en matière d’art : le peuple en foule entoure le tableau du matin au soir, afin de voir cet avorton de la peinture et se pâmer devant un chapeau grand comme une chiure de mouche.
Bien entendu, ceci n’affaiblit en rien le talent de Meissonier. Je voulais simplement expliquer les raisons de son succès disproportionné. Et cette analyse m’a conduit à deux résultats : à définir la place qu’il mérite dans notre école et le rôle qu’il y joue ; ensuite, à illustrer la perversion du goût populaire et à montrer comment certaines réputations peuvent être surfaites, tandis que les artistes vraiment originaux trouvent trop de difficulté à se faire un nom.
S’il y a une chose qu’on est obligé d’accorder à Meissonier, c’est d’avoir engendré un nombre infini de disciples et d’imitateurs. Une telle fécondité n’est pas surprenante, eu égard à la tendresse que nourrit le public pour les jolis tableautins qui tiennent peu de place. Nos salons bourgeois sont tellement petits qu’on ne peut pendre sur leurs murs que de tout petits tableaux. Par suite le marché en est inondé.


Lettres de Paris L’Ecole française de peinture à l’Exposition de 1878

 

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