Gervex (Henri)

Né à Paris en 1852, lié avec Manet qu’il admire, mais très influencé par l’enseignement de Cabanel, Gervex est reçu pour la première fois au Salon en 1873, un an avant la première exposition impressionniste, avec Baigneuse endormie. En 1874, il choisit un sujet digne de Bouguereau, Satyre jouant avec une Bacchante : VénusLédaou Ophélie sont d’ailleurs les belles ordinaires de son oeuvrePourtant, sans jamais renoncer tout à fait aux leçons de l’Ecole des Beaux-Arts, Gervex est séduit par l’impressionnisme dont il adopte très vite la gamme claire. Son oeuvre la plus célèbre, Rollarefusée au Salon de 1878 pour indécence, témoigne de cette évolution : la gamme des blancs, le traitement du balcon de fer forgé, le flou des immeubles du boulevard, le jeu des reflets sur la fenêtre et le nu sans alibi antique appartiennent incontestablement à la nouvelle école du plein air ; la toile reste néanmoins fondamentalement académiste : par son traitement du nu d’abord, dont le sexe est soigneusement escamoté et dont la chair lisse semble comme « le maillot des danseuses » ; par son sujet ensuite : loin d’être, comme les oeuvres impressionnistes, le simple instantané de la chose vue, Rolla n’est que l’habile adaptation visuelle d’un texte littéraire. Certes, il ne s’agit ni d’Homère ni deVirgile, il s’agit d’un poème romantique de Musset (1833) :

 

Rolla considère d’un oeil mélancolique
La belle Marion dormant dans son grand lit ;
Je ne sais quoi d’horrible et presque diabolique
Le faisait jusqu’aux os frissonner malgré lui.
Marion coûtait cher. Pour lui payer sa nuit,
Il avait dépensé sa dernière pistole.
Ses amis le savaient. Lui-même, en arrivant,
Il s’était pris la main et donné sa parole
Que personne, au grand jour, ne le verrait vivant.
Quand Rolla, sur les toits, vit le soleil paraître,
Il alla s’appuyer au bord de la fenêtre.
Rolla se détourna pour regarder Marie.
Elle se trouvait lasse, et s’était rendormie. […]
 

Rolla représente le jeune homme acculé au suicide par sa coûteuse maîtresse au moment où il va quitter la vie. La fenêtre est ouverte sur les toits de Paris bleuissant au soleil levant et le jeune homme jette un dernier regard sur le corps dénudé de la belle endormie. Mais, au thème romantique des noces de l’amour et de la mort, au mythe de la femme fatale et diabolique, Gervex a substitué la perversion tranquille des filles de joie du Paris moderne, les noces impudiques de « l’or et de la chair » : sur la table de nuit, un riche bracelet et un collier de perles fines font penser au Sommeil de Courbet. Au premier plan, un corset, jeté en désordre sur le sol, la béance d’une chaussure rouge imposent l’évidence de la sexualité et suggèrent le sans-gêne de l’amour vénal. C’est ce premier plan envahissant, dont l’idée revient à Degas, qui a heurté la pudeur du jury et fait courit le Tout-Paris !

Zola, qui fera de Gervex l’un des principaux modèles de Fagerolles dans L’OEuvre (il cite explicitement « le tableau de Gervex« , comme source de sa propre description des travaux du jury de peinture), analyse ainsi les oeuvres qu’il présente au Salon de 1879 :

Les vainqueurs de cette année, les peintres dont la critique s’occupe et qui attirent le public, ce sont Bastien-Lepage, Duez, Gervex ; et ces artistes doués doivent leur succès à l’application de la méthode naturaliste dans leur peinture. Je vais les analyser rapidement. […] Gervex, lui aussi, est un élève de Cabanel qui a été emporté par le souffle de l’heure et qui subit en ce moment une transformation fort intéressante. Là aussi on constate une victoire de la peinture naturaliste. Cette année-ci son tableau Retour du bal, qui dépeint une scène de jalousie entre une femme en larmes et un monsieur en habit, en train d’ôter nerveusement ses gants, est peint très fidèlement d’après nature et rend assez vivement l’impression du beau monde parisien. J’aime mieux son portrait de Mme V, dont la toilette lilas se détache très gentiment sur un fond d’arbres verts. Je ne dis pas que Gervex copie les peintres impressionnistes ; mais là encore il me paraît évident qu’il réalise ce que ces peintres ont voulu exprimer, en se servant des procédés techniques qu’il doit à sa fréquentation de l’atelier de Cabanel. N’est-il pas curieux de voir comment le souffle moderne gagne les meilleurs élèves des peintres académiques, les oblige à renier leurs dieux et à faire la besogne de l’école naturaliste avec des armes prises à l’Ecole des beaux-arts, le sanctuaire des traditions ?

Lettres de Paris : Nouvelles artistiques et littéraires -Le Salon de 1879

En 1880, le jugement de Zola se fait plus positif :

Je me suis étendu sur M. Bastien-Lepage, parce qu’il est, pour moi, le type du transfuge de l’Ecole des beaux-arts revenant à l’étude sincère de la nature, avec son métier adroit de bon élève. Mais je dois m’arrêter aussi à M. Gervex, qui est dans le même cas. Lui, également, a étudié sous M. Cabanel, et s’est ensuite séparé avec éclat de la bande académique. On se rappelle cette Communion de la Trinité, qui fut très regardée et qui avait des qualités de modemité remarquables. Puis, il a exposé le Retour du bal, une scène de la vie mondaine, une femme sanglotant sur un canapé, pendant que le mari ou l’amant, debout, retirait nerveusement ses gants ; et il y avait dans ce petit drame intime une vérité d’attitudes, un amour de notre vie contemporaine, qui en faisaient une tentative des plus intéressantes. J’avoue aimer beaucoup moins son tableau de cette année : Souvenir de la nuit du 4, un sujet emprunté à la pièce de vers où Victor Hugo raconte le meurtre d’un enfant, lors du coup d’État de décembre 1851. L’enfant, mort, a été rapporté chez sa mère, stupide de douleur : un médecin l’a déshabillé et l’examine, pendant que plusieurs personnes, des émeutiers et des bourgeois, occupent le fond du tableau. Est-ce le côté mélodramatique qui me déplaît ? Je ne sais. Puis, la peinture me paraît sourde. M. Gervex n’en reste pas moins, avec M. Bastien-Lepage, à la tête du groupe des artistes qui se sont détachés de l’École pour venir au naturalisme.

Le naturalisme au Salon 1880

En 1881, Zola compte Gervex parmi les peintres de la nouvelle génération qui doivent, après les paysagistes, accomplir la révolution naturaliste, cette fois dans le tableau de figures :

J’ajoute que l’anarchie de l’art, à notre époque, ne me paraît pas une agonie, mais plutôt une naissance. Nos peintres cherchent, même d’une façon inconsciente, la nouvelle formule, la formule naturaliste, qui aidera à dégager la beauté particulière à notre siècle. Les paysagistes ont marché en avant, comme cela devait être ; ils sont en contact direct avec la nature, ils ont pu imposer à la foule des arbres vrais, après une bataille d’une vingtaine d’années, ce qui est une misère lorsqu’on songe aux lenteurs de l’esprit humain.
Maintenant, il reste à opérer une révolution semblable dans le tableau de figures. Mais là, c’est à peine si la lutte s’engage, et il faudra peut-être encore toute la fin du siècle.
Courbet, qui restera comme le maître le plus solide et le plus logique de notre époque, a ouvert la voie à coups de cognée. Édouard Manet est venu ensuite avec son talent si personnel ; puis, voici la campagne des impressionnistes, que l’on plaisante, mais dont l’influence grandit chaque jour’, enfin, des révoltés de l’École des beaux-arts, Gervex, Bastien-Lepage, Butin, Duez, sont passés dans le camp des modernes et semblent vouloir se mettre à la tête du mouvement. Un symptôme caractéristique est l’aspect même du Salon qui se modifie. Chaque année, je constate que les femmes nues, les Vénus, les Èves et les Aurores, tout le bric-à-brac de l’histoire et de la mythologie, les sujets classiques de tous genres, deviennent plus rares, paraissent se fondre, pour faire place à des tableaux de la vie contemporaine, où l’on trouve nos femmes avec leurs toilettes, nos bourgeois, nos ouvriers, nos demeures et nos rues, nos usines et nos campagnes, toutes chaudes de notre vie. C’est la victoire prochaine du naturalisme dans notre école de peinture.
Il ne reste plus à attendre qu’un peintre de génie, dont la poigne soit assez forte pour imposer la réalité. Le génie seul est souverain en art. Je ne crois pas au vrai uniquement pour et par le vrai. Je crois à un tempérament qui, dans notre école de peinture, mettra debout le monde contemporain, en lui soufflant la vie de son haleine créatrice.

Après une promenade au Salon – Le Figaro, le 23 mai 1881

Espoir déçu sans doute… car beaucoup d’oeuvres ultérieures de Gervex n’auront pas l’audace de Rolla ou la modernité de Scène de Café à Paris (1879) Le Bureau de Bienfaisance (1883) Le Docteur Péan opérant à l’hôpital Saint-Louis (1887), La Distribution des récompenses à l’Exposition universelle de 1889 sont un retour au réalisme photographique que détestait Zola… Pourtant, Gervex, qui est l’ami de Degas et de Renoir (il posa pour Le Moulin de la Galette), usera de son influence comme membre du jury des Expositions universelles de 1889 et de 1900 pour tenter d’y faire admettre les impressionnistes.

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