Emile Zola critique du goût fin de siècle dans Paris

Pierre fut frappé de la pure flamme que cette séance de bon travail avait mise dans les pâles yeux bleus d’Antoine. Cette face de colosse blond, noyée habituellement de douceur et de rêve, en était comme échauffée, enfiévrée, et le grand front, en forme de tour, qu’il devait à son père, prenait son entière expression de citadelle, armée pour la conquête de la vérité et de la beauté. A dix-huit ans son histoire était toute là : un dégoût, en troisième, des études classiques, une passion du dessin, qui avait décidé son père à lui laisser quitter le lycée, où il ne faisait rien de bon ; puis, des journées passées à se chercher, à dégager en lui l’originalité profonde, dont l’impérieuse conscience venait de parler si haut. Il avait essayé de la gravure sur cuivre, de l’eau-forte. Mais il en était bien vite venu à la gravure sur bois, et il s’y était fixé, malgré le discrédit où elle tombait, avilie par les procédés industriels.
N’était-ce pas tout un art à restaurer, à élargir ? Lui, rêvait de graver sur bois ses propres dessins, d’être le cerveau qui enfantait et la main qui exécutait, de façon à obtenir des effets nouveaux, d’une grande intensité de vision et d’accent. Pour obéir à son père, qui exigeait de ses fils un métier, il gagnait son pain comme tous les graveurs, en exécutant des bois pour des publications illustrées. Mais, à côté de ces travaux courants, il avait déjà fait quelques planches d’une extraordinaire sensation de puissance et de vie, des réalités copiées, des scènes de l’existence quotidienne, mais accentuées, élargies par le trait essentiel, avec une maîtrise vraiment stupéfiante chez un si jeune garçon.
« Est-ce que tu veux graver ça ? lui demanda François, pendant qu’il remettait la copie du Mantegna dans son carton.
– Oh ! non, ce n’est là qu’un bain d’innocence, une bonne leçon pour apprendre à être modeste et sincère… La vie est trop différente aujourd’hui. »
Et, dans la rue, comme Pierre s’oubliait avec les deux jeunes gens, jusqu’à les accompagner à Montmartre, pris pour eux d’une sympathie grandissante, Antoine, qui marchait près de lui, s’abandonna, parla de son rêve d’art, gagné sans doute lui aussi par des affinités secrètes de tendresse et de dévouement.
« La couleur, certes, est une puissance, un charme souverain, et l’on peut dire que, sans elle, il n’y a pas d’évocation complète.
Pourtant, c’est singulier, elle ne m’est pas indispensable. Il me semble que je puis, avec le noir et le blanc, recréer la vie aussi intense, aussi définitive, et je m’imagine même que je le ferai d’une façon plus sévère, plus essentielle, en dehors de la duperie fugitive, de la caresse trompeuse des tons… Mais quelle tâche ! Voyez ce grand Paris que nous traversons. Je voudrais en fixer l’heure actuelle en quelques scènes, en quelques types, qui puissent rester comme d’immortels témoignages. Et cela, très exactement, très naïvement, car l’accent d’éternité n’est que dans la simple candeur de l’artiste, très humble et très croyant devant la nature toujours belle. J’ai déjà quelques figures, je vous les montrerai… Ah ! si j’osais attaquer le bois directement avec le burin, sans me refroidir à le dessiner d’abord ! Je n’indique d’ailleurs au crayon que l’ébauche, le burin peut ensuite avoir des trouvailles, des énergies et des finesses inattendues. Et c’est ce qui fait que le dessinateur et le graveur en moi ne font qu’un, à ce point que, seul, je puis exécuter mes bois dont les dessins gravés par un autre, seraient sans vie… La vie, elle naît aussi bien des doigts que du cerveau, lorsqu’on est un créateur d’êtres. »

Puis, quand ils furent tous les trois au bas de Montmartre, et que Pierre parla de prendre le tramway, pour rentrer à Neuilly, Antoine, enfiévré de passion, lui demanda s’il connaissait le sculpteur Jahan, qui avait là-haut des travaux, pour le Sacré-Coeur. Et, sur une réponse négative :
« Montez donc un instant, c’est un garçon de grand avenir. Vous verrez la maquette d’un ange qu’on lui a refusée. »
François, lui aussi, se mit à faire l’éloge de cet ange, ce qui décida le prêtre. En haut, parmi les baraquements, que la construction de la basilique nécessitait, Jahan avait pu installer un atelier vitré dans un hangar, assez vaste pour y exécuter l’ange colossal qui lui était commandé. Les trois visiteurs le trouvèrent, vêtu d’une blouse, surveillant le travail de deux praticiens, en train de dégrossir le bloc de pierre, d’où l’ange allait naître. C’était un fort garçon de trente-six ans, très brun et barbu, ayant une grande bouche de santé et de beaux yeux brillants. Il était né à Paris, il avait passé par l’Ecole, mais avec une fougue de tempérament, qui lui attirait de continuels ennuis.
« Ah ! oui, vous venez voir mon ange, celui dont l’archevêché n’a pas voulu… Tenez, le voilà ! »
La figure, haute d’un mètre, et dont l’argile séchait déjà, avait un envolement superbe, ses deux grandes ailes déployées, enflées d’un désir éperdu d’infini. Le corps, nu, drapé à peine, était d’un éphèbe, mince et robuste, à la tête noyée d’allégresse, comme emporté dans le ravissement du plein ciel.
« Ils l’ont trouvé trop humain, mon ange. Et, ma foi ! ils avaient raison… Un ange, c’est tout ce qu’il y a de plus difficile à concevoir. On hésite même sur le sexe, est-ce garçon ou fille? Puis, quand la foi manque, on est bien forcé de prendre le premier modèle venu et de le copier, en l’abîmant… Moi en faisant celui-ci, je tâchais de m’imaginer un bel enfant, à qui des ailes pousseraient, et que l’ivresse du vol emporterait dans la joie du soleil… Ça les a bousculés, ils ont voulu quelque chose de plus religieux, et alors j’ai fait cette saleté-là. Il faut bien vivre. »
De la main, il avait désigné l’autre maquette, celle dont les praticiens commençaient l’exécution, un ange correct aux ailes d’oie symétriques, avec le corps ni fille ni garçon, la tête poncive, exprimant l’extase niaise que la tradition impose.
« Que voulez-vous ? reprit-il, tout cet art religieux est tombé à la banalité la plus écoeurante. On ne croit plus, on bâtit des églises comme des casernes, on les décore de bons Dieux et de bonnes Vierges à faire pleurer. C’est que le génie n’est que la floraison du sol social, le grand artiste ne peut flamber que de la foi de son époque… Ainsi moi, je suis petit-fils d’un paysan beauceron, j’ai grandi chez mon père, venu à Paris pour s’établir marbrier, en haut de la rue de la Roquette. J’ai commencé par être ouvrier, toute mon enfance s’est passée parmi le peuple, sur le pavé des rues, sans que jamais l’idée me vienne de mettre les pieds dans une église… Alors, quoi ? que va devenir l’art dans un temps qui ne croit plus à Dieu ni même à la beauté ? Il faut bien aller à la foi nouvelle, et c’est la foi à la vie, au travail, à la fécondité, à tout ce qui besogne et enfante… »
Il s’interrompit brusquement, pour s’écrier :
« Dites donc, ma figure de la Fécondité, j’y ai travaillé de nouveau, j’en suis assez content… Venez donc voir ça. »
Et il voulut absolument les mener à son atelier personnel, qu’il avait près de là, en dessous de la petite maison de Guillaume. On y entrait par la rue du Calvaire, cette rue qui n’est qu’un escalier interminable, d’une raideur d’échelle. La porte s’ouvrait sur un des petits paliers, et en haut de quelques marches, on se trouvait dans une vaste pièce, largement éclairée par un vitrage, encombrée de maquettes, de plâtres, d’ébauches, de figures, tout un débordement solide et puissant. Debout sur une selle, la figure en train, la Fécondité était enveloppée de linges humides. Quand il l’eut débarrassée, elle apparut avec ses fortes hanches, son ventre d’où devait naître un monde nouveau, sa gorge d’épouse et de mère gonflée du lait nourrisseur et rédempteurs.
« Hein? cria-t-il avec un rire heureux, je crois que le poupon de celle-là sera un gaillard moins efflanqué que les pâles esthètes d’aujourd’hui, et qui n’aura pas peur à son tour de faire des enfants ! »

 

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