L’artiste dont je viens d’écrire le nom est à coup sûr une des personnalités les plus curieuses et les plus sympathiques de notre temps. S’il n’a pas la profondeur, la solidité des maîtres, il a la vie et la rapide intuition d’un écolier de génie. Sa part est si large, que je ne crains pas de le blesser en l’étudiant tel qu’il est, dans la vérité de sa nature. Il a assez de méchants amis qui l’accablent sous le poids de lourdes et indigestes louanges, pour qu’un de ses véritables admirateurs l’analyse en toute franchise, fouille son talent, sans lui jeter au nez un encens dans lequel il ne s’aperçoit peut-être plus lui-même.
Gustave Doré, pour le juger d’un mot, est un improvisateur, le plus merveilleux improvisateur du crayon qui ait jamais existé. Il ne dessine ni ne peint : il improvise ; sa main trouve des lignes, des ombres et des lumières, comme certains poètes de salon trouvent des rimes, des strophes entières. Il n’y a pas incubation de l’œuvre ; il ne caresse point son idée, ne la cisèle point, ne fait aucune étude préparatoire. L’idée vient, instantanée ; elle le frappe avec la rapidité et l’éblouissement de l’éclair, et il la subit sans la discuter, il obéit au rayon d’en haut. D’ailleurs, il n’a jamais attendu ; dès qu’il a le crayon aux doigts, la bonne muse ne se fait pas prier ; elle est toujours là, au côté du poète, les mains pleines de rayons et de ténèbres, lui prodiguant les douces et les terribles visions qu’il retrace d’une main prompte et fiévreuse. Il a l’intuition de toutes choses, et il crayonne des rêves, comme d’autres sculptent des réalités.
Je viens de prononcer le mot qui est la grande critique de l’œuvre de Gustave Doré. Jamais artiste n’eut moins que lui le souci de la réalité. Il ne voit que ses songes, il vit dans un pays idéal dont il nous rapporte des nains et des géants, des cieux radieux et de larges paysages. Il loge à l’hôtellerie des fées, en pleine contrée des rêves. Notre terre l’inquiète peu : il lui faut les terres infernales et célestes de Dante, le monde fou de don Quichotte, et, aujourd’hui, il voyage en ce pays de Chanaan, rouge du sang humain et blanc des aurores divines.
e mal en tout ceci est que le crayon n’entre pas, qu’il effleure seulement le papier. L’œuvre n’est pas solide ; il n’y a point, sous elle, la forte charpente de la réalité pour la tenir ferme et debout. Je ne sais si je me trompe, Gustave Doré a dû abandonner de bonne heure l’étude du modèle vivant, du corps humain dans sa vérité puissante. Le succès est venu trop tôt ; le jeune artiste n’a pas eu à soutenir la grande lutte, pendant laquelle on fouille avec acharnement la nature humaine. Il n’a pas vécu ignoré, dans le coin d’un atelier, en face d’un modèle dont on analyse désespérément chaque muscle ; il ignore sans doute cette vie de souffrances, de doute, qui vous fait aimer d’un amour profond la réalité nue et vivante. Le triomphe l’a surpris en pleine étude, lorsque d’autres cherchent encore patiemment le juste et le vrai. Son imagination riche, sa nature pittoresque et ingénieuse lui ont semblé des trésors inépuisables dans lesquels il trouverait toujours des spectacles et des effets nouveaux, et il s’est lancé bravement dans le succès, n’ayant pour soutiens que ses rêves, tirant tout de lui, créant à nouveau, dans le cauchemar et la vision, le ciel et la terre de Dieu.
Le réel, il faut le dire, s’est vengé parfois. On ne se renferme pas impunément dans le songe ; un jour vient où la force manque pour jouer ainsi au créateur. Puis, lorsque les œuvres sont trop personnelles, elles se reproduisent fatalement ; l’œil du visionnaire s’emplit toujours de la même vision, et le dessinateur adopte certaines formes dont il ne peut plus se débarrasser. La réalité, au contraire, est une bonne mère qui nourrit ses enfants d’aliments toujours nouveaux ; elle leur offre, à chaque heure, des faces différentes ; elle se présente à eux, profonde, infinie, pleine d’une vitalité sans cesse renaissante.
Aujourd’hui, Gustave Doré en est à ce point : il a fouillé, épuisé son trésor en enfant prodigue ; il a donné avec puissance et relief tous les rêves qui étaient en lui, et il les a même donnés plusieurs fois. Les éditeurs ont assiégé son atelier ; ils se sont disputé ses dessins que la critique tout entière a accueillis avec admiration. Rien ne manque à la gloire de l’artiste, ni l’argent, ni les applaudissements. Il a établi un vaste chantier, où il produit sans relâche ; trois, quatre publications sont là, menées de front, avec une égale verve ; le dessinateur passe de l’une à l’autre sans faiblir, sans mûrir ses pensées, ayant foi en sa bonne muse qui lui souffle le mot divin au moment propice. Tel est le labeur colossal, la tâche de géant que sa réussite lui a imposée, et que sa nature particulière lui a fait accepter avec un courage insouciant.
Il vit à l’aise dans cette production effrayante qui donnerait la fièvre à tout autre. Certains critiques s’émerveillent sur cette façon de travailler ; ils font un éloge au jeune artiste de l’effroyable quantité de dessins qu’il a déjà produits. Le temps ne fait rien à l’affaire, et, quant à moi, j’ai toujours tremblé pour ce prodigue qui se livrait ainsi, qui épuisait ses belles facultés, dans une sorte d’improvisation continuelle. La pente est glissante : l’atelier des artistes en vogue devient parfois une manufacture ; les gens de commerce sont là, à la porte, qui pressent le crayon ou le pinceau, et l’on arrive peu à peu à faire, en leur collaboration, des œuvres purement commerciales. Qu’on ne pousse donc pas l’artiste à nous étonner, en publiant chaque année une œuvre qui demanderait dix ans d’études : qu’on le modère plutôt et qu’on lui conseille de s’enfermer au fond de son atelier pour y composer, dans la réflexion et le travail, les grandes épopées que son esprit conçoit avec une si remarquable intuition.
Gustave Doré a trente-trois ans. C’est à cet âge qu’il a cru devoir s’attaquer au grand poème humain, à ce recueil de récits terribles ou souriants que l’on nomme la Sainte Bible. J’aurais aimé qu’il gardât cette œuvre pour dernier labeur, pour le travail grandiose qui eût consacré sa gloire. Où trouvera-t-il maintenant un sujet plus vaste, plus digne d’être étudié avec amour, un sujet qui offre plus de spectacles doux ou terrifiants à son crayon créateur? S’il est vrai que l’artiste soit fatalement forcé de produire des œuvres de plus en plus puissantes et fortes, je tremble pour lui, qui cherchera en vain un second poème plus fécond en visions sublimes. Lorsqu’il voudra donner l’œuvre dans laquelle il mettra tout son cœur et toute sa chair, il n’aura plus les légendes rayonnantes d’Israël, et je ne sais vraiment à quelle autre épopée il pourra demander un égal horizon.
Je n’ai pas, d’ailleurs, mission d’interroger l’artiste sur son bon plaisir. L’œuvre est là, et je dois seulement l’analyser et la présenter au public.
Je me demande, avant tout, quelle a été la grande vision intérieure de l’artiste, lorsque, ayant arrêté qu’il entreprendrait le rude labeur, il a fermé les yeux pour voir se dérouler le poème en spectacles imaginaires. Etant donné la nature merveilleuse et particulière de Gustave Doré, il est facile d’assister aux opérations qui ont dû avoir lieu dans cette intelligence : les légendes se sont succédé, les unes claires et lumineuses, toutes blanches, les autres sombres et effrayantes, rouges de sang et de flammes. Il s’est abîmé dans cette immense vision, il a monté dans le rêve, il a eu une suprême joie en sentant qu’il quittait la terre, qu’il laissait là les réalités et que son imagination allait pouvoir vagabonder à l’aise dans les cauchemars et dans les apothéoses. Toute la grande famille biblique s’est dressée devant lui ; il a vu ces personnages que les souvenirs ont grandis et ont mis hors de l’humanité ; il a aperçu cette terre d’Egypte, cette terre de Chanaan, pays merveilleux qui semblent appartenir à un autre monde ; il a vécu en intimité avec les héros des anciens contes, avec des paysages emplis de ténèbres et d’aubes miraculeuses. Puis, l’histoire de Jésus plus adoucie, tendre et sévère, lui a ouvert des horizons recueillis, dans lesquels ses rêves se sont élargis et ont pris une sérénité profonde. C’était là le champ vaste qu’il fallait au jeune audacieux. La terre l’ennuie, la terre bête que nous foulons de nos jours, et il n’aime que les terres célestes, celles qu’il peut éclairer de lumières étranges et inconnues. Aussi a-t-il exagéré le rêve ; il a voulu écrire de son crayon une Bible féerie, une suite de scènes semblant faire partie d’un drame gigantesque qui s’est passé on ne sait où, dans quelque sphère lointaine.
L’œuvre a deux notes, deux notes éternelles qui chantent ensemble : la blancheur des puretés premières, des cœurs tendres et les ténèbres épaisses des premiers meurtres, des âmes noires et cruelles. Les spectacles se suivent, ils sont tout lumière ou tout ombre. L’artiste a cru devoir appuyer sur ce double caractère, et il est arrivé que son talent se prêtait singulièrement à rendre les clartés pures de l’Eden et les obscurités des champs de bataille envahis par la nuit et la mort, les blancheurs de Gabriel et de Marie dans l’éblouissement de l’Annonciation, et les horreurs livides, les éclairs sombres, l’immense pitié sinistre du Golgotha.
Je ne puis le suivre dans sa longue vision. Il n’a mis que deux ou trois ans pour rêver ce monde, et sa main a dû, au jour le jour, improviser les mille scènes diverses du drame. Chaque gravure n’est, je le répète, que le songe particulier que l’artiste a fait après avoir lu un verset de la Bible ; je ne puis appeler cela qu’un songe, parce que la gravure ne vit pas de notre vie, qu’elle est trop blanche ou trop noire, qu’elle semble être le dessin d’un décor de théâtre, pris lorsque la féerie se termine dans les gloires rayonnantes de l’apothéose. L’improvisateur a écrit sur les marges ses impressions, en dehors de toute réalité et de toute étude, et son talent merveilleux a donné, à certains dessins, une sorte d’existence étrange qui n’est point la vie, mais qui est tout au moins le mouvement.
J’ai encore devant les yeux le dessin intitulé Achan lapidé : Achan est étendu, les bras ouverts, au fond d’un ravin, les jambes et le ventre écrasés, broyés sous d’énormes dalles, et du ciel noir, des profondeurs effrayantes de l’horizon, arrivent lentement, un à un, en une file démesurée, les oiseaux de proie qui vont se disputer les entrailles que les pierres ont fait jaillir. Tout le talent de Gustave Doré est dans cette gravure qui est un cauchemar merveilleusement traduit et mis en relief. Je citerai encore la page où l’arche, arrêtée sur le sommet du mont Ararat, se profile sur le ciel clair en une silhouette énorme, et cette autre page qui montre la fille de Jephté au milieu de ses compagnes, pleurant, dans une aurore douce, sa jeunesse et ses belles amours qu’elle n’aura point le temps d’aimer.
Je devrais tout citer, tout analyser, pour me mieux faire entendre. L’œuvre part des douceurs de l’Eden ; son premier cri de douleur et d’effroi est le déluge, cri bientôt apaisé par la vie sereine des patriarches, dont les blanches filles s’en vont aux fontaines, dans leur sourire et leur tranquille virginité. Puis vient l’étrange terre d’Egypte, avec ses monuments et ses horizons ; l’histoire de Joseph et celle de Moïse nous sont contées avec un luxe inouï de costumes et d’architectures, avec toute la douceur du jeune enfant de Jacob, toute l’horreur des dix plaies et du passage de la mer Rouge. Alors commence l’histoire rude et poignante de cette terre de Judée, qui a bu plus de sang humain que d’eau de pluie : Samson et Dalila, David et Goliath, Judith et Holopherne, les géants bêtes et les femmes cruelles, les terreurs de la trahison et du meurtre. La légende d’Elie est le premier rayon divin et prophétique trouant cette nuit sanglante ; puis viennent les doux contes de Tobie et d’Esther et ce sanglot de douleur, ce sanglot si profondément humain dans sa désespérance, que pousse Job raclant ses plaies sur le fumier de sa misère. Les vengeurs se dressent alors, la bouche pleine de lamentations et de menaces, ces vengeurs de Dieu, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Baruch, Daniel, Amos, sombres figures qui dominent Israël, maudissant l’humanité féroce, annonçant la Rédemption.
La Rédemption est cette idylle austère et attendrie qui va des rayonnements de l’Annonciation aux larmes du Calvaire. Voici la Crèche et la Fuite en Egypte, Jésus dans le Temple, disant ses premières vérités, et Jésus aux noces de Cana, faisant son premier miracle. J’aime moins cette seconde partie de l’oeuvre ; l’artiste avait à lutter contre la banalité de sujets traités par plus de dix générations de peintres et de dessinateurs, et il paraît s’être plu, par je ne sais quel sentiment, à atténuer son originalité, à nous donner le Jésus, la Sainte Vierge, les Apôtres de tout le monde. Sa femme adultère, son Hérodiade, sa Transfiguration, toutes ces scènes et tous ces types connus se présentent à nous comme de vieilles gravures aimées de notre enfance, que nous reconnaissons et que nous accueillons volontiers. Il ne s’est pas assez affranchi de la tradition. Lorsque commence le drame de la Croix, Gustave Doré se retrouve avec ses larges ombres, ses terreurs noires et raides traversées d’éclairs livides. Au dénouement, l’artiste retrace les visions de saint Jean, et le coup de trompette solennel et terrible du Jugement dernier termine l’œuvre dont le début a été le geste large de Jéhovah emplissant le monde de lumière.
Telle est l’œuvre. J’espère que ce résumé rapide la fera connaître à ceux qui sont familiers avec le talent de Gustave Doré. Ce talent consiste surtout dans les qualités pittoresques et dramatiques de la vue intérieure. L’artiste, dans son intuition rapide, saisit toujours le point intéressant du drame, le caractère dominant, les lignes sur lesquelles il faut appuyer. Cette sorte de vision est servie par une main habile, qui rend avec relief et puissance la pensée du dessinateur à l’instant même où elle se formule. De là ce mouvement tragique ou comique qui emplit les gravures ; de là ces fortes oppositions, ces belles taches qui s’enlèvent sur le fond, cette apparence étrange et attachante des dessins, qui se creusent et s’agitent dans une sorte de rêve bizarre et grandiose.
e là aussi les défauts. L’artiste n’a que deux songes : le songe pâle et tendre qui emplit l’horizon de brouillards, efface les figures, lave les teintes, noie la réalité dans les visions du demi-sommeil, et le songe cauchemar, tout noir, avec des éclairs blancs, la nuit profonde éclairée par de minces jets de lumière électrique. On dirait par instants, je l’ai déjà dit, assister au cinquième acte d’une féerie, lorsque l’apothéose resplendit aux lueurs des feux de Bengale. Du noir et du blanc, par plaques ; un monde de carton, sinistre, il est vrai, et animé par d’effrayantes hallucinations.
L’effet est terrible, les yeux sont charmés ou terrifiés, l’imagination est conquise ; mais n’approchez pas trop de la gravure, ne l’étudiez pas, car vous verriez alors qu’il n’y a que du relief et de l’étrangeté, que tout n’est qu’ombres et reflets. Ces hommes ne peuvent vivre, parce qu’ils n’ont ni os ni muscles ; ces paysages et ces cieux n’existent pas, parce que le sommeil seul a ces horizons bizarres peuplés de figures fantastiques, ces pays merveilleux dont les arbres et les rocs ont une majestueuse ampleur ou une raideur sinistre. La folle du logis est maîtresse ; elle est la bonne muse qui, de sa baguette, crée les terres que l’artiste rêve en face des poèmes.
S’il me fallait conclure – ce dont Dieu me garde – je supplierais Gustave Doré d’avoir pitié de son étrange talent, de ses facultés merveilleuses. Qu’il ne les surmène pas, qu’il prenne son temps et travaille ses sujets. Il est certainement un des artistes les plus singulièrement doués de notre époque ; il pourrait en être un des plus vivants, s’il voulait reprendre des forces dans l’étude de la nature vraie et puissante, autrement grande que tous ses songes. S’il est tellement en dehors de la vie qu’il se sente mal à l’aise en face des vérités, qu’il s’en tienne à son monde menteur, et je l’admirerai comme une personnalité curieuse et particulière. Mais s’il pense lui-même que l’étude du vrai doive le grandir, qu’il se hâte de rendre son talent plus solide et plus profond, et il gagnera en génie ce qu’il aura gagné en réalité.
Tel est le jugement d’un réaliste sur l’idéaliste Gustave Doré.
J’ai encore des éloges à donner. Un autre artiste s’est mis de la partie et a enrichi la Bible d’entre-colonnes, de culs-de-lampe et de fleurons d’une délicatesse exquise. M. Giacomelli n’est point précisément un inconnu : il a publié, en 1862, une étude sur Raffet, dans laquelle il a parlé avec enthousiasme de ce dessinateur, d’une vérité si originale ; cette année même, il a illustré d’une façon charmante un livre de M. de La Palme. Il y a un contraste étrange entre la pureté de son trait et la ligne fiévreuse et tourmentée de Gustave Doré. Ce ne sont là, je le sais, que de simples ornements, mais ils témoignent d’un véritable sentiment artistique plein de goût et de grâce. Je voudrais le voir faire son œuvre à part. Le grand visionnaire, l’improvisateur, qui a déjà parlé la langue de Dante et de Cervantes, qui parle aujourd’hui la langue de Dieu, l’écrase de toute la tempête de son rêve.
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