Né à Paris en 1817, Daubigny mourra à Auvers-sur-Oise en 1878, où il précédera Van Gogh : Champ de blé aux Corbeaux, la dernière toile de celui-ci, s’inspire de L’Arbre aux corbeaux de 1867 et de La Neige, une toile présentée à l’exposition de 1872 et reçue au Salon de 1873. C’est que Daubigny est en avance sur son temps : il devance les impressionnistes dans la plupart des sites qui leur furent chers. Rompant avec les poncifs de la peinture narrative de Paul Delaroche, qui le prépare en vain au prix de Rome, il affectionne très tôt le paysage, ce qui ne l’empêche pas de faire carrière : il est reçu au Salon dès 1838 et s’impose à l’attention du public en 1852 avec La Moisson (musée d’Orsay) avant de triompher au Salon de 1857 avec Le Printemps, La Vallée d’Optevoz et Le Soleile Couché.
Proche des paysagistes de Barbizon, Daubigny est le peintre de l’eau, « le peintre merveilleux et véridique des bords de la Seine et de l’Oise », dira Zola en 1876 : étangs, rivières au soleil couchant sont ses sujets de prédilection. Le fameux « Bottin » qu’il construit en 1857, lui permet de peindre au fil de l’eau. C’est cette « petite boîte » flottante qui donnera à Monet l’idée du« bateau-atelier ». Précurseur de l’impressionnisme, Daubigny l’est encore par son goût pour la peinture de plein-air, pour les tons clairs et, à partir de 1861, par son goût de la simplification : que ce soit pour le regretter ou pour l’en féliciter, les critiques s’accordent alors à le reconnaître, Daubigny est le peintre de l’« impression »…
Aussi n’hésite-t-il pas à prendre parti pour les artistes de la nouvelle école : dès 1866, avec Corot, il soutient Cézanne et Renoir contre le reste du jury, mais en vain ; en 1868, il soutient avec succès Bazille, Monet, Pissarro, Renoir, Degas, Sisley et même une femme, Berthe Morisot, déclenchant la colère du surintendant des Beaux-Arts, le comte de Nieuwerkerke : « Daubingy est un libre penseur, s’emporte celui-ci, un peu plus, ce serait un matérialiste […] ». Mais Daubigny n’en a cure ; devant l’obstination de ses pairs, qui refusent Monet et Sisley en 1869 puis, à nouveau, en 1870, il démissionne, entraînant Corot à sa suite.
Durant la guerre de 1870, son soutien à Monet et à Pissarro, qu’il retrouve à Londres, ne se dément pas ; il présente les jeunes gens à Durand-Ruel, qui accepte leurs toiles dans ses expositions-ventes. Après un voyage en Hollande en 1871, il les accueille à bras ouverts, dans sa maison d’Auvers-sur-Oise cette fois, ainsi que d’autres jeunes talents qui travaillent sur le motif dans les environs, comme Cézanne. Et si Daubigny ne figure pas parmi ceux que l’on a coutume d’appeler « les impressionnistes », il n’en a pas moins une esthétique et des sujets très proches des leurs : La Tamise annonce les séries de Monet et Le Champ au mois de juin (Rotterdam) – toile qu’il expose au Salon de 1874, l’année même de la première exposition impressionniste – anticipe sur Les Coquelicots de Monet et sur Le Chemin montant dans les Hautes Herbes de Renoir… Lorsqu’il meurt, en 1878, l’impressionnisme commence à imposer, à l’insu même des peintres académiques, une métamorphose du regard à laquelle il a largement contribué.
Je passe aux paysages. On dit que le jury s’est montré particulièrement sévère pour les paysagistes. Il est un fait que les paysages sont relativement peu nombreux au Salon, alors que d’ordinaire ils se comptent par centaines. Malgré l’éclat dont on fait briller le paysage de grands artistes comme Corot, Jules Dupré, Théodore Rousseau et d’autres moins connus, l’Académie a toujours rejeté les paysagistes au deuxième rang. C’est à eux que notre siècle doit son originalité : la belle affaire! le premier débutant venu qui dessine des bonshommes de pain d’épice, sous prétexte qu’il fait de la peinture historique, se croit en droit de siéger plus haut dans la hiérarchie de l’art que les paysagistes. C’est tellement le cas que jamais le jury ne donnera une première médaille à un paysagiste. Un paysagiste doit avoir les cheveux gris avant qu’on lui bâille une récompense. Il se peut que nos jeunes artistes, qui ont beaucoup de sens pratique, aient compris que c’était peine perdue d’envoyer de beaux arbres, alors que des figures laides rapportent de grosses sommes. Heureusement que les génies ne perdent jamais courage. Donc, le paysage est peu représenté au Salon cette année. D’ailleurs, les grands noms ont disparu ; de la bande héroïque des conquérants il ne reste que Daubigny, le peintre merveilleux et véridique des bords de la Seine et de l’Oise. Il nous a révélé les charmes des environs de Paris; il ne s’est guère éloigné à plus de trente kilomètres de la capitale, sauf pour de rares fugues en Normandie ; et je sais des peintres qui, ayant parcouru la Suisse, l’Italie et l’Espagne, ont fait moins de découvertes que lui. Pendant quinze ans il n’a pas vendu ses toiles plus de cinq cents francs. Il est vrai que depuis l’heure du triomphe du paysage il a écoulé tout un ramassis de son atelier pour des sommes fort respectables. Au Salon, on peut trouver son Verger un peu noir. Mais quelle maîtrise dans le rendu de la verdure, quelle science de la vie arboréale ! Des pommiers et des poiriers lourds de fruits se dressent devant nous, leurs troncs couverts de mousse et penchés d’un côté, leurs branches tordues. Il faut connaître les petits jardinets de la banlieue parisienne pour savourer l’impression de vérité qui se dégage de ce tableau où l’on croit respirer la fraîcheur du feuillage, où l’on croit entendre de temps en temps, au milieu d’un profond silence, la chute étouffée d’un fruit. Le ciel, bleu et blanc, un ciel clair de printemps, a le défaut d’atténuer l’opulence de la toile. Mais elle n’en est pas moins la feuille la plus large arrachée au livre de la nature qu’on puisse voir au Salon.
Le Salon de 1876
Daubigny était peut-être moins profond [que Corot], mais par contre il avait plus de justesse. Choisissant un autre aspect des environs de Paris, il découvrit le charme pénétrant des bords de la Seine. Pendant trente ans il en a peint les deux rives, d’Auvers jusqu’à Mantes, en fixant sur la toile des coins de paysage le long de l’Oise, jusqu’à L’Isle-Adam. Il adorait cette région, largement arrosée de cours d’eau, avec sa végétation d’un vert cru adouci par les vapeurs argentées des brouillards s’élevant du fleuve. Si Corot conservait encore comme un faible écho des anciens paysages historiques, Daubigny par contre, avec sa bonhomie bourgeoise, son innocence de la composition, hâta la révolution réaliste dans notre école. L’un des premiers, après Paul Huet qui, malgré tout, gardait dans une certaine mesure le bric-à-brac romantique, il alla dans les champs et copia le premier paysage venu. Un coin de rivière, une rangée de peupliers, des pommiers en fleur, tout lui était bon. Et il ne trichait point, il peignait ce qu’il voyait, ne cherchant pas de sujets hors de ce que lui offrait la réalité. C’est en cela que consiste la révolution qui s’est effectuée au sein de notre école. Daubigny fut un défricheur, un maître.
Les résultats de cette méthode devaient déconcerter les gens et bouleverser toutes les idées reçues. Jadis on corrigeait la nature pour lui donner de la grandeur, on trouvait la réalité trop basse à moins qu’elle ne fût adoucie et ennoblie.
Cependant il fut démontré que les paysages où se voyait la nature sans fard étaient pleins d’émotion, de force et de grâce, qualités qui avaient toujours manqué aux paysages historiques. On ne saurait rien imaginer de plus froid et en même temps de plus lourd et de plus aride que les paysages composés où les arbres sont arrangés comme les coulisses d’un théâtre et laissent voir les ruines de quelque temple grec sur une colline d’allure conventionnelle. Regardez par contraste un paysage de Daubigny : c’est l’âme de la nature qui vous parle. Il y a dans l’exposition un tableau magnifique, Lever de la lune à Auvers (Seine-et-Oise). La nuit vient de tomber, une ombre transparente voile les champs, tandis que dans un ciel clair monte la pleine lune. On sent là le frémissement silencieux du soir, les derniers bruits des champs qui s’endorment. Cela donne l’impression d’une grandeur limpide, d’une tranquillité pleine de vie. Voilà le style réaliste, fait pour communiquer ce qui est. Nous sommes loin du style classique, tourné vers un idéal surnaturel, où ne se mêle rien de personnel et où la rhétorique étouffe la vie. Je citerai un autre tableau de Daubigny, La Neige, qui était à l’exposition de peinture de 1872. On ne saurait rien imaginer de plus simple et en même temps de plus large. Les champs sont blancs de neige ; un chemin les traverse, bordé à droite et à gauche de pommiers aux branches noueuses. Et sur cette nappe blanche, sur les champs et sur les arbres, toute une énorme volée de corbeaux s’est abattue, des points noirs, immobiles et tournoyants. L’hiver tout entier est là devant nous. De ma vie, je n’ai rien vu de plus mélancolique ; le pinceau de Daubigny, délicat plutôt que puissant, a acquis cette fois-ci une force exceptionnelle pour rendre la vue morne de nos plaines en décembre.
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