Botticelli dans Rome


Zola évoque Botticelli et le dolorisme fin de siècle dans Rome :

Il n’était que sept heures, il avait à attendre une heure, avant le souper, lorsque ses regards, en faisant le tour des murs, pour être certain de ne rien oublier, tombèrent sur le tableau ancien, cette peinture d’un maître ignoré qui l’avait si souvent ému, pendant son séjour. Justement, la lampe l’éclairait en plein, d’une lumière évocatrice ; et, cette fois encore, il reçut un coup au cœur, d’autant plus profond, qu’il s’imagina voir, à cette heure dernière, tout un symbole de son échec à Rome, dans cette dolente et tragique figure de femme, demi-nue, drapée en un lambeau, assise au seuil du palais dont on l’avait chassée, pleurant entre ses mains jointes. Cette rejetée, cette obstinée d’amour, qui sanglotait ainsi, dont on ne savait rien, ni quel était son visage, ni d’où elle venait, ni ce qu’elle avait fait, n’offrait-elle pas l’image de tout l’effort inutile pour forcer la porte de la vérité de tout l’abandon affreux où l’homme tombe, dès qu’il se heurte au mur qui barre l’inconnu ? Longuement il la regarda, repris du tourment de s’en aller ainsi, avant d’avoir connu sa face, noyée de ses cheveux d’or, cette face de douloureuse beauté qu’il rêvait rayonnante de jeunesse, si délicieuse dans son mystère. Et il croyait la connaître, il était sur le point de la posséder enfin lorsqu’on frappa à la porte.
Il eut la surprise de voir entrer Narcisse Habert […]. Et ils causèrent longuement de l’Italie de Rome, de Naples, de Florence. Ah ! Florence, répétait languissamment Narcisse. Il avait allumé une cigarette, sa parole se faisait plus lente, tandis qu’il promenait les regards autour de la chambre.
« Vous étiez bien ici, dans un grand calme. Jamais encore je n’étais monté à cet étage. »
Ses yeux continuaient à errer sur les murs, lorsqu’ils furent arrêtés par la toile ancienne, que la lampe éclairait. Un instant il battit des paupières, l’air surpris. Et, tout d’un coup, il se leva, il s’approcha.
« Quoi donc ? quoi donc ? mais c’est très bien, mais c’est très beau, ça !
– N’est-ce pas ? 
dit Pierre. Je ne m’y connais point, je n’en ai pas moins été remué dès le premier jour, et que de fois j’ai été retenu là, le coeur battant et gonflé de choses indicibles ! »
Narcisse ne parlait plus, examinait de près la peinture, avec le soin d’un connaisseur, d’un expert dont le coup d’œil tranchant décide de l’authenticité, fixe la valeur marchande. La plus extraordinaire des joies se peignit sur sa face blonde et pâmée, tandis que ses doigts étaient pris d’un petit tremblement.
« C’est un Botticelli ! C’est un Botticelli ! Il n’y a pas un doute à avoir… Voyez les mains, voyez les plis de la draperie. Et ce ton de la chevelure, et ce faire, cet envolement de toute la composition… Un Botticelli, ah ! mon Dieu, un Botticelli ! »
Il défaillait, il était débordé par une admiration croissante, à mesure qu’il pénétrait dans ce sujet si simple et si poignant. Est-ce que cela n’était pas d’un modernisme aigu ? L’artiste avait prévu tout notre siècle douloureux, nos inquiétudes devant l’invisible, notre détresse de ne pouvoir franchir la porte du mystère, à jamais close. Et quel symbole éternel de la misère du monde, cette femme dont on ne voyait pas le visage et qui sanglotait éperdument, sans qu’on pût essuyer ses larmes ! Un Botticelli inconnu, un Botticelli de cette qualité absent de tous les catalogues, quelle trouvaille !
Il s’interrompit pour demander:
« Vous saviez que c’était un Botticelli ?
– Ma foi, non ! J’ai interrogé un jour don Vigilio, mais il a paru faire peu de cas de cette peinture. Et Victorine, à qui j’en ai parlé également, m’a répondu que toutes ces vieilleries, ce n’étaient que des nids à poussière. »

Stupéfait, Narcisse se récria.
« Comment ! dans cette maison, ils ont un Botticelli sans le savoir ! Ah ! que je reconnais bien là mes princes romains, incapables la plupart de se reconnaître parmi leurs chefs-d’oeuvre, si l’on n’a pas collé des étiquettes dessus !… Un Botticelli qui a un peu souffert sans doute, mais dont un simple nettoyage ferait une merveille, une toile fameuse, que je crois estimer trop bas en disant qu’un musée la paierait… »
Brusquement, il se tut, il ne dit pas le chiffre, achevant la phrase d’un geste vague.

Rome, Chapitre XV

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