Jules Bastien-Lepage est né en 1848 dans le village de Damvillers : il connaît donc bien le milieu rural et les conditions d’existence des humbles qu’il peindra plus tard. Doué pour le dessin mais sans le sou, il entre à l’Administration des Postes pour gagner sa vie et réaliser son rêve : il devient l’élève de Cabanel en 1867. Il est reçu au Salon dès 1870 et doit ses premiers succès aux deux toiles qu’il présente en 1874, Portrait de mon grand-père et La Chanson du printemps.
Le « réalisme moral » de ses oeuvres enthousiasme le public qui conspue Impression, Soleil Levant... En 1875, Bastien-Lepage obtient le second prix de Rome qui consacre alors les talents académistes. Pourtant une évolution se dessine dans l’oeuvre de cet enfant du cénacle : la même année, il découvre Manet dont il tente désormais de suivre la voie : « je me suis mis à faire ce que je voyais, tâchant d’oublier ce qu’on m’avait appris ». Mais on n’oublie pas facilement les poncifs de l’Ecole… Lorsqu’il meurt en 1884, le peintre n’a pas renoncé à l’idéalisation de la misère. On prétend parfois que Zola a « lâché » les impressionnistes, qu’il n’aurait pas compris, pour se tourner vers des peintres comme Bastien-Lepage dont il reconnaît les talents de portraitiste dès 1876 et qui fut son ami. Une lecture attentive des textes montre qu’il n’en est rien. Fidèle à sa méthode critique, qui constate et analyse les évolutions objectives de l’histoire de l’art plus qu’elle ne définit des règles, Zola montre comment Bastien-Lepage, formé par Cabanel, a inconsciemment subi l’influence « de la formule impressionniste » dont il consacre le triomphe en l’affadissant, en la mettant « adroitement » à la portée du public. Mais le succès de Bastien-Lepage milite contre le peintre aux yeux de Zola : les vraies personnalités sont toujours en butte à l’hostilité de « la foule »… |
« Bastien-Lepage a exposé un portrait de Wallon, l’ancien ministre de l’Instruction publique, qui est […] excellent. » Lettres de Paris. Deux expositions d’art en mai ; Le Messager de l’Europe, juin 1876 |
En 1879, « le bruit court que Bastien-Lepage va être décoré » et Zola, qui analyse très lucidement la manière dont le jeune peintre acclimate les audaces impressionnistes au goût bourgeois, voit là un signe de la victoire de « la méthode naturaliste » sur ses détracteurs :
« Les vainqueurs de cette année, les peintres dont la critique s’occupe et qui attirent le public, ce sont Bastien-Lepage, Duez, Gervex ; et ces artistes doués doivent leur succès à l’application de la méthode naturaliste dans leur peinture. Je vais les analyser rapidement. Voici, par exemple, Bastien-Lepage qui s’est acquis très vite une grande célébrité en s’affranchissant des entraves de l’Ecole et en se tournant vers l’étude de la nature. L’année dernière il a exposé Les Foins, une scène de la vie à la campagne, un paysan et une paysanne se reposant à midi parmi le foin fauché. Cette année il donne un pendant à son tableau. Une toile qu’il appelle Saison d’octobre nous montre deux paysannes récoltant des pommes de terre dans un paysage formé par les raies d’un champ labouré. Nous reconnaissons évidemment le petit-fils de Courbet et de Millet. Mais l’influence des peintres impressionnistes saute aussi aux yeux. Le plus étonnant, cependant, c’est que Bastien-Lepage sort de l’atelier de Cabanel. Mesurez le chemin qu’a dû parcourir l’élève d’un tel professeur pour en arriver au point où il en est maintenant. Il n’a pu venir si loin que grâce à d’énormes efforts intellectuels. Il a été porté par son tempérament, et le plein air a fait le reste. Sa supériorité sur les peintres impressionnistes se résume dans ceci, qu’il sait réaliser ses impressions. Il a compris fort sagacement qu’une simple question de technique divisait le public et les novateurs. Il a donc gardé leur souffle, leur méthode analytique, mais il a porté son attention sur l’expression et la perfection du métier. On ne saurait trouver d’artisan plus adroit, ce qui aide à faire accepter sujet et tendance. Les bourgeois sont ravis parce que ses tableaux sont peints avec une grande science. Mais, d’autre part, j’ai peur que la technique ne perde Bastien-Lepage. On ne passe pas impunément par l’atelier de Cabanel. Il est encore difficile de distinguer dans les quelques ouvrages du jeune artiste quel rôle y joue l’originalité du tempérament et quelle est la part de la technique. C’est pourquoi je pense qu’il nous est indispensable de suspendre tout jugement, de crainte que l’avenir ne nous apporte un démenti. J’ai dit qu’il était urgent qu’un artiste paraisse, qui sache exprimer la formule naturaliste de façon qu’elle atteigne son plein développement. Je pense en outre que cet artiste ne sera pas un homme adroit, attrapant une idée au vol, vulgarisant à l’intention de la bourgeoisie la nouvelle méthode, captant au premier coup la faveur du public par des ruses techniques. Bastien-Lepage a réussi trop vite et trop bruyamment. Tous les grands créateurs ont rencontré au début de leur carrière une forte résistance, c’est une règle absolue, qui n’admet pas d’exception ; mais lui, on l’applaudit. Cela est mauvais signe. » Lettres de Paris. Nouvelles littéraires et artistiques ; Le Messager de l’Europe, juillet 1879 |
En 1880, Monet et Renoir, lassés des expositions indépendantes qui leur aliènent le public, reviennent au Salon, le premier avec Lavacourt, le second avec Pêcheuses de Moules à Berneval et Jeune Fille Endormie : « Tels sont donc les impressionnistes introduits cette année dans le sanctuaire, enchaîne-t-il. Ils sont bien peu nombreux ». Bastien-Lepage figure à leurs côtés parmi ceux que Zola appelle « les impressionnistes adroits, ceux de la dernière heure, qui ont pris le vent et qui ont lâché l’Ecole, lorsqu’ils ont compris où allait souffler le succès » :
« Et il ne s’agit pas ici de toiles obscures, il s’agit des tableaux qui attroupent le public. D’abord, M. Bastien-Lepage. Ce jeune peintre, qui est à peine âgé de trente ans, je crois, a déjà remporté toutes les récompenses imaginables, des médailles et la croix. On l’acclame, on le grise d’éloges. Il n’a trouvé devant lui aucun obstacle, le succès l’a pris par la main dès sa sortie de l’atelier de M. Cabanel ; car, et c’est ici que j’insiste, M. Bastien-Lepage est un élève de M. Cabanel. Cela n’est pas un crime, certes ; mais il faut mesurer le chemin parcouru, des enseignements classiques du maître aux oeuvres naturalistes de l’élève. Comme nous allons le voir, c’est l’Ecole aujourd’hui qui fournit au naturalisme ses recrues. Il ne faut accuser personne de calcul; mettons que ce soit l’air même de l’époque qui enlève à l’Ecole ses produits les plus adroits pour les jeter dans la voie de la modernité ; il y a là une preuve plus forte encore de la puissance irrésistible du mouvement actuel. Quoi qu’il en soit, M. Bastien-Lepage s’est dérobé aux recettes de M. Cabanel, pour se donner amoureusement à l’étude de la nature ; il a exposé d’abord des portraits très fins et très étudiés ; puis il a envoyé les tableaux qui ont fait sa jeune réputation : Les Foins et Les Pommes de terre, deux pages où l’on a respiré le grand air avec une surprise pleine d’admiration. Cette année, le peintre a été pris d’une ambition plus haute. En songeant à la figure historique de notre Jeanne d’Arc, il a pensé qu’aucun peintre n’avait encore eu l’idée de nous donner une Jeanne d’Arc réelle, une simple paysanne dans le cadre de son petit jardin lorrain. Il y avait là une tentative naturaliste très intéressante, dont il a compris toute la portée. Le sujet dès lors s’indiquait aisément, il n’y avait qu’à prendre une des paysannes lorraines de nos jours et à la peindre dans son jardin. C’est ce que M. Bastien-Lepage a fait. Il a cru devoir choisir le moment où Jeanne entend des voix, ce qui dramatise le tableau et rentre dans la donnée historique. La jeune fille était assise sous un pommier, travaillant, lorsqu’elle a entendu les voix ; et elle s’est levée, les yeux fixes, en extase, et elle a fait quelques pas, le bras tendu, écoutant toujours. Ce mouvement est fort juste. On y sent l’hallucination. Jusque-là, tout reste acceptable, tout rentre dans la donnée naturaliste du cas physiologique de Jeanne. Mais M. Bastien-Lepage, sans doute pour rendre son sujet plus intelligible, s’est imaginé d’aller peindre dans les branches d’un pommier la vision de la jeune fille, deux saintes et un chevalier cuirassé d’or. Pour moi, c’est là un soin fâcheux ; l’attitude de Jeanne, son geste, son œil d’hallucinée suffisaient pour nous conter tout le drame ; et cette apparition enfantine qui flotte n’est qu’un pléonasme, un écriteau inutile et encombrant. Cela me déplaît d’autant plus, que cela gâte toute la belle unité naturaliste du sujet. Jeanne seule devrait voir les saintes, qui sont des imaginations pures, des effets morbides de son tempérament. Si le peintre nous les montre, c’est qu’il n’a pas compris son sujet, ou du moins qu’il n’a pas voulu nous le donner dans sa vérité strictement scientifique. J’insiste, parce que je soupçonne M. Bastien-Lepage de s’être entêté à montrer les saintes, par un système de naturalisme mystique qui a des adeptes. On se pique d’être primitif, on peint avec une naïveté affectée un modèle d’atelier, puis on lui ceint le front d’une auréole d’or ; de même pour Jeanne d’Arc, on veut bien la paysanne lorraine dans son jardin, on exagère même la rusticité des détails, seulement on plante en l’air une trouée d’or, qui est là pour la pose de la croyance. Rien n’est distingué comme d’être primitif, tandis qu’il est grossier et anti-artistique d’être scientifique. M. Bastien-Lepage, par sa vision, a sans doute voulu échapper à l’accusation de faire de la physiologie ; et c’est ce que je lui reproche. D’ailleurs, tout ceci n’est que de la littérature, il faut aborder le côté peinture. Depuis 1830, nous nous enfonçons jusqu’au cou dans la peinture à idées, le sujet seul nous importe, lorsque les grands maîtres flamands, italiens et espagnols s’inquiétaient très peu du sujet ; ils étaient avant tout des ouvriers superbes, et c’est nous, les commentateurs, qui leur prêtons toutes sortes d’intentions littéraires, qu’ils n’ont certainement jamais eues. Donc, si nous étudions M. Bastien-Lepage peintre, nous voyons qu’il doit beaucoup aux impressionnistes ; il leur a pris leurs tons clairs, leurs simplifications et même quelques-uns de leurs reflets ; mais il leur a pris tout cela comme devait le faire un élève de M. Cabanel, avec une habileté extrême, et en fondant toutes les accentuations dans une facture équilibrée, qui fait la joie du public. C’est l’impressionnisme corrigé, adouci, mis à la portée de la foule. L’air manque un peu dans sa Jeanne d’Arc*, la figure s’écrase dans les fonds ; mais la tonalité grise de l’ensemble est jolie et des morceaux du jardin sont traités avec un véritable amour de la vérité. Certains peintres doutent que M. Bastien-Lepage puisse produire de grandes toiles, où il lui faudrait distribuer plusieurs personnages ; ils font remarquer qu’il ne sort pas d’une figure ou de deux au plus, et ils ajoutent que cette année la figure de Jeanne s’agence assez mal avec la vision qui se brouille dans les branches du pommier. Il y a du vrai dans ces critiques. En somme M. Bastien-Lepage est fort jeune, il faut attendre pour porter sur lui un jugement définitif. En ce moment, je crois qu’on a tort de l’acclamer comme un maître ; cela n’est pas sain. Je me défie toujours de ces engouements subits de la critique et du public ; et je ferai remarquer que les véritables maîtres n’ont jamais été accueillis avec cet enthousiasme facile ; au contraire, tous les maîtres ont commencé par être lapidés, ils n’ont grandi que dans la lutte, Ingres, Delacroix, Courbet, pour ne nommer que ceux-là. A mon sens, le triomphe aisé de M. Bastien-Lepage n’est donc qu’un mauvais symptôme ; s’il apportait une originalité vraiment forte, cette originalité fâcherait tout le monde. Jusqu’à présent, il n’a fait preuve que de qualités moyennes et aimables, que d’une adresse très grande à s’approprier les nouveaux procédés, sans montrer une personnalité vraiment solide de grand peintre. Ainsi, le succès de Jeanne d’Arc est surtout dans l’effet littéraire, dans l’étrangeté voulue de cette paysanne hystérique, aux yeux vides et clairs. Tout cela est fort discutable, mais il y a là une volonté. C’est pourquoi je dis qu’il faut attendre. Les prochains tableaux de M. Bastien-Lepage nous apprendront s’il a de la puissance, s’il y a en lui un maître qui bégaye encore, ou bien s’il n’y a qu’une intelligence souple s’assimilant les idées qui sont dans l’air et en tirant habilement le plus de succès possible. Je me suis étendu sur M. Bastien-Lepage, parce qu’il est, pour moi, le type du transfuge de l’Ecole des beaux-arts revenant à l’étude sincère de la nature, avec son métier adroit de bon élève. […] [Mais si Bastien-Lepage] […] reste […] à la tête du groupe des artistes qui se sont détachés de l’Ecole pour venir au naturalisme, […] [ses] raffinements de composition et [sa] naïveté affectée […] commencent à agacer » le public qui aime la simplicité, se réjouit Zola. Il termine en rappelant que tout l’art de Bastien-Lepage est d’avoir « emprunté » aux « peintres impressionnistes la formule d’art […] [qui] est en train de révolutionner la peinture contemporaine » Le Naturalisme au Salon ; Le Voltaire, 18-22 juin 1880 |
Résumant toute l’histoire de la bataille artistique de son temps en 1881, Zola constate avec satisfaction que l’impressionnisme, si longtemps vilipendé, influence désormais tous les styles ; il compte Bastien-Lepage parmi les « transfuges de L’Ecole des Beaux-Arts », qui tentent de récupérer le mouvement :
« les peintres cherchent la formule naturaliste, qui aidera à dégager la beauté particulière à notre siècle. Les paysagistes ont marché en avant, comme cela devait être ; ils sont en contact direct avec la nature, ils ont pu imposer à la foule des arbres vrais, après une bataille d’une vingtaine d’années, ce qui est une misère lorsqu’on songe aux lenteurs de l’esprit humain. Maintenant, il reste à opérer une révolution semblable dans le tableau de figures. Mais là, c’est à peine si la lutte s’engage, et il faudra peut-être encore toute la fin du siècle. Courbet, qui restera comme le maître le plus solide et le plus logique de notre époque, a ouvert la voie à coups de cognée. Edouard Manet est venu ensuite avec son talent si personnel ; puis, voici la campagne des impressionnistes, que l’on plaisante, mais dont l’influence grandit chaque jour ; enfin, des révoltés de l’Ecole des beaux-arts, Gervex, Bastien-Lepage, Butin, Duez, sont passés dans le camp des modernes et semblent vouloir se mettre à la tête du mouvement. Après une promenade au Salon, Le Figaro ; 23 mai 1881; le 23 mai |
pour lire Les Ecrits sur l’art de Zola |