Pour Cézanne : Lettre ouverte d’Émile Zola au Directeur du Figaro

Lé 8 avril 1867, Arnold Mortier s’en prend à Cézanne dans la rubrique Paris au jour le jour du Figaro :

« On m’a parlé encore de deux tableaux refusés dus à M. Sésame (rien des Mille et unes Nuits), le même qui provoqua en l863, une hilarité générale au Salon des Refusés – toujours ! – par une toile représentant deux pieds de cochon en croix.

M. Sésame a envoyé cette fois à l’Exposition deux compositions, sinon aussi bizarres, du moins aussi dignes d’être exclues du Salon.
Ces compositions sont intitulées: Le grog du vin et représentent : l’un, un homme nu à qui une femme en grande toilette vient apporter un grog au vin; l’autre, une femme nue et un homme en costume de lazzarone: ici le grog est renversé.

Je suis convaincu que l’auteur peut avoir mis là-dedans une idée philosophique ; elle y est sans doute, mais seulement pour les initiés.

Arnold Mortier. »


Lettre ouverte d’Émile Zola parue dans Le Figaro du 12 avril 1867

À M. F. Magnard, rédacteur du Figaro

 

Mon cher confrère,

Ayez l’obligeance, je vous prie, de faire insérer ces quelques lignes de rectification.

Il s’agit d’un de mes amis d’enfance, d’un jeune peintre dont j’estime singulièrement le talent vigoureux et personnel.

Vous avez coupé, dans l’Europe, un lambeau de prose où il est question d’un M. Sésame qui aurait exposé, en 1863, au Salon des refusés, «deux pieds de cochon en croix» et qui, cette année, se serait fait refuser une autre toile intitulée Le Grog au vin.

Je vous avoue que j’ai eu quelque peine à reconnaître sous le masque qu’on lui a collé au visage, un de mes camarades de collège, M. Paul Cézanne, qui n’a pas le moindre pied de cochon dans son bagage artistique, jusqu’à présent du moins. Je fais cette restriction, car je ne vois pas pourquoi on ne peindrait pas des pieds de cochon comme on peint des melons et des carottes.

M. Paul Cézanne a eu effectivement, en belle et nombreuse compagnie, deux toiles refusées cette année: le Grog au vin et Ivresse. Il a plu à M. Arnold Mortier de s’égayer au sujet de ces tableaux et de les décrire avec des efforts d’imagination qui lui font grand honneur. Je sais bien que tout cela est une agréable plaisanterie dont on ne doit pas se soucier. Mais, que voulez-vous ? je n’ai jamais pu comprendre cette singulière méthode de critique, qui consiste à se moquer de confiance, à condamner et à ridiculiser ce qu’on n’a pas même vu. Je tiens tout au moins à dire que les descriptions données par M. Arnold Mortier sont inexactes.

Vous-même, mon cher confrère, vous ajoutez de bonne foi votre grain de sel vous êtes «convaincu que l’auteur peut avoir mis dans ses tableaux une idée philosophique.» Voilà de la conviction placée mal à propos. Si vous voulez trouver des artistes philosophes, adressez-vous aux Allemands, adressez-vous même à nos jolis rêveurs français; mais croyez que les peintres analystes, que la jeune école dont j’ai l’honneur de défendre la cause, se contente des larges réalités de la nature.

D’ailleurs, il ne tient qu’à M. de Nieuwerkerke (1) que le Grog au vin et Ivresse soient exposés. Vous devez savoir qu’un grand nombre de peintres viennent de signer une pétition demandant le rétablissement du Salon des refusés. Peut-être M. Arnold Mortier verra-t-il un jour les toiles qu’il a si lestement jugées et décrites. Il arrive des choses si étranges.

Il est vrai que M. Paul Cézanne ne s’appellera jamais M. Sésame, et que, quoi qu’il arrive, il ne sera jamais l’auteur de «deux pieds de cochon en croix.»

Votre dévoué confrère,

Emile Zola.

NOTES :

Emilien de Nieuwerkerke (1811-1892), surintendant des Beaux-Arts à partir de 1863, mena une guerre sans merci aux « actualistes » et aux impressionnistes sous Napoléon III.

 

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