MON SALON (1866) : UN SUICIDE

L’Evénement, le 19 avril 1866

 » Vous avez bien voulu, mon cher monsieur Villemessant, me charger de parler de nos artistes aux lecteurs de L’Événement, à propos du Salon de cette année. C’est là une lourde tâche dont je me suis cependant chargé avec joie. Je ferai sans doute beaucoup de mécontents, étant bien décidé à dire de grosses et terribles vérités, mais j’éprouverai une volupté intime à décharger mon cœur de toutes les colères amassées.
« Vous m’avez dit :  » Vous êtes chez vous.  » Je parlerai donc sans me gêner, en véritable maître. Je compte, avant l’ouverture du Salon, dans quelques jours, vous envoyer ma profession de foi et une étude rapide sur le moment artistique.
« Aujourd’hui, je me suis imposé une triste mission. J’ai pensé que j’avais charge de parler ici d’un peintre qui s’est fait sauter la cervelle, il y a quelques jours, et dont aucun de mes confrères ne s’occupera sans doute.
 » Le bruit courait qu’un artiste venait de se tuer, à la suite du refus de ses toiles par le jury. J’ai voulu voir l’atelier où le malheureux s’était suicidé ; je suis parvenu à connaître la rue et le numéro, et je sors à peine de la pièce sinistre dont le parquet a encore de larges taches rougeâtres.
 » Ne pensez-vous pas qu’il est bon de faire pénétrer le public dans cette pièce ? J’ai comme un plaisir amer à me dire que, dès le début de ma besogne, je me heurte contre une tombe. Je songe à ceux qui auront les applaudissements de la foule, à ceux dont les œuvres seront largement étalées en pleine lumière, et je vois en même temps ce pauvre homme, dans son atelier désert, écrivant des adieux et passant une nuit entière à se préparer à la mort.
 » Je ne fais pas de la sensiblerie, je vous assure. J’ai frappé à cette porte avec une émotion profonde, et ma voix tremblait lorsque j’ai interrogé une femme qui m’a ouvert et qui a été, je crois, la bonne du suicidé.
 » L’atelier est petit, assez richement orné. A droite, en entrant, est un buffet en chêne, largement taillé. Dans les coins se trouvent d’autres meubles, également en chêne, sortes de bahuts à panneaux et à tiroirs. Les scellés, une ficelle fixée par deux cachets rouges, ferment chacun de ces meubles. On voit que la mort a passé brusquement par là.
 » A droite s’allonge le lit, un lit bas et écrasé, une espèce de divan très étroit. C’est là… On l’a trouvé, la tête pendante et broyée, semblant dormir.
 » Le pistolet n’était pas tombé de sa main. (note1)
 » Je ne le connaissais pas même de nom. J’ignorais s’il avait du talent, et je l’ignore encore. Je n’oserais juger cet homme qui s’en est allé, las de la lutte. J’ai bien vu quatre ou cinq de ses toiles pendues au mur, mais je ne les ai pas vues avec des yeux de juge. Au Salon, je serais sévère, violent peut-être ; ici, je ne puis être que sympathique et ému.
 » L’artiste était de race allemande, et ses tableaux se sentent de son origine. Ce sont des compositions dans le genre de M. Charles Comte, des scènes historiques prises en plein Moyen Age. Sur un chevalet, j’ai aperçu une toile blanche où se trouve une composition entièrement arrêtée au crayon. C’est là, Sans doute, la dernière œuvre. Le peintre s’est tué devant ce tableau inachevé.
 » Certes, je n’affirme pas que le refus du jury ait seul décidé de la mort de ce malheureux. Il est difficile de descendre dans une âme humaine à cette heure suprême du suicide. Les amertumes s’amassent lentement ; puis il en vient une qui achève de tuer.
 » On m’a dit cependant que l’artiste était d’un caractère doux et qu’on ne lui connaissait aucun chagrin. Il avait quelque fortune, il pouvait travailler sans inquiétude.
 » Vraiment, je ne voudrais pas avoir condamné cet homme. Si j’étais peintre et que j’aie eu l’honneur de mettre mes confrères hors du Salon, j’aurais le cauchemar cette nuit. Je rêverais du suicidé, je me dirais que j’ai sans doute contribué à sa mort, et en tout cas, je serais plein de cette pensée terrible que mon indulgence aurait sans doute empêché ce sinistre dénouement, même si l’artiste avait eu quelques chagrins cachés.
 » Vous désirez certainement que je tire une morale de tout ceci. Je ne vous donnerai pas cette morale aujourd’hui, car ce serait faire double emploi avec les articles que je prépare pour L’Événement.
 » J’ai simplement écrit cette lettre afin de mettre un fait sous les yeux des lecteurs. Je grossis comme je puis le dossier de mes griefs contre le jury qui a fonctionné cette année.
 » Allez, j’ai un rude procès à lui faire.

 » Claude. « 

Nous avions arrêté, M. de Villemessant et moi, que je ferais ici le Salon, sous un pseudonyme. Signant déjà un article presque quotidien je souhaitais que ma signature ne se trouvât pas deux fois dans le journal.
Je suis obligé d’ôter mon masque avant même de me l’être bien attaché, il y a beaucoup d’ânes à la foire qui se nomment Martin et il y a également, paraît-il, beaucoup de Claude par le monde s’occupant de critique d’art. Les véritables Claude ont eu peur d’être compromis, à propos de mon article Un suicide ; et ils écrivent tous pour informer nos lecteurs que ce ne sont pas eux qui ont l’audacieuse pensée d’intenter un procès au jury devant l’opinion publique.
Qu’ils se rassurent, il a été décidé que j’avouerais hautement que le Claude révolutionnaire n’est autre que moi.
Voilà toute la tribu des Claude tranquillisée.

Emile Zola

note 1 : Manet reprendra ce thème vers 1880 dans Le Suicidé, une toile énigmatique et relativement peu connue que l’on peut voir à Zurich dans la Collection Bührle. Il n’est pas impossible que le peintre se soit souvenu ici de l’article de Zola dont il reprend tous les détails : un bahut en chêne, un lit bas et écrasé, très étroit, une toile pendue au mur composent le décor du drame ; comme celui de Zola, le suicidé de Manet semble dormir, la bouche ouverte, et il tient encore à la main le pistolet dont il vient de se brûler la cervelle… Faut-il en conclure que Manet, qui lui aussi avait quelque fortune et pouvait travailler à l’abri du besoin, avait eu parfois la tentation du suicide ? On peut penser en tout cas qu’il a parfois trouvé des raisons de continuer à se battre contre les partis pris du jury dans le soutien de Zola…

 

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