Lettres Parisiennes – 3 (1872)

La Cloche, le 13 juillet 1872

 

Je voulais dire, au lendemain de la distribution des médailles et des décorations aux artistes, mon avis sur cette solennité. Mais la question est de tous les temps, et il est bon de revenir, selon moi, sur un mode d’encouragement qui compromet l’art en entretenant la médiocrité officielle.

Je comprends qu’un prince s’éveille un matin, de méchante humeur, et qu’il murmure en mettant ses pantoufles :

 » Décidément, mon régime manque de grands hommes. Cela fera tache dans l’histoire. On prétend déjà que je n’entends rien aux délicatesses ni aux grandeurs de l’art ; plus tard, on m’accusera d’être un sot parfait. Il faut absolument que mon ministre m’achète des hommes de génie. « 

Et le prince fait venir son ministre.

 » Créez des médailles de quatre cents francs.
– Sire, c’est déjà fait. A ce prix-là, nous n’avons que des pleutres.
– Eh bien ! décernez chaque année une grande médaille de deux mille francs.
– Hélas ! sire, les artistes sont d’appétit féroce ; ils mangent en un jour les deux mille francs et n’ont plus de génie le lendemain.
– C’est donc bien cher, le génie, monsieur le ministre.
Soit, je paierai. Allez dire à ces gloutons que, tous les cinq ans, je donnerai cent mille francs à celui d’entre eux qui aura consenti à illustrer mon règne. Vous répondrez qu’il y aura vendeur à ce prix !
– Nous verrons, sire. « 

Au bout de cinq ans, le ministre est obligé de décerner le prix de cent mille francs à un maçon. Consternation du prince.
 » La somme, dit-il, n’était sans doute pas assez forte. Je la double. »

Cette fois, les deux cent mille francs enrichissent un faiseur de cantates. Alors, successivement, comme le vieux Omar, le pacha amoureux de Victor Hugo, le prince offre son cheval de bataille, ses sultanes, ses armées, ses flottes. Il lui faut un homme de génie à tout prix, et il ne peut trouver ni assez d’or ni assez d’honneurs pour payer une intelligence.

Son règne reste médiocre. C’est à jamais un règne de maçons et de faiseurs de cantates. Le drame – on pourrait mettre ce sujet à la scène, dans quelque féerie – se terminerait par une vue du Paris modeme : on apercevrait dans un coin l’Opéra, ce colossal joujou d’enfant colorié, et, au fond, les belles maisons de plâtre du boulevard Haussmann. Ce fut là l’histoire du dernier Bonaparte. Les artistes ont eu le mauvais goût de ne pas lui donner de la gloire pour son argent.

L’idée d’un mât de cocagne artistique était pourtant fort ingénieuse. On avait remplacé la timbale, au bout du mât, par un portefeuille gros de billets de banque, et l’on invitait messieurs les artistes à montrer leur adresse et leur vigueur. La foule était en bas qui sifflait. Ces messieurs montaient, glissaient, faisaient la culbute. Et l’ordonnateur de la fête tremblait que pas un d’eux ne décrochât le portefeuille. Aussi le triomphateur était-il embrassé avec ravissement, quels que fussent ses titres. Il avait sauvé la situation.
Les médailles, les croix sont un mauvais engrais pour les arts. Le second Empire pensait pouvoir tromper la postérité par cet or et ces rubans, et lui faire accroire que ces cadeaux venaient de son grand amour pour les belles choses. Il fermait la bouche à l’histoire avec des sacs d’écus. Il payait, et il s’imaginait que c’était assez.

C’était bon pour l’Empire. Mais il ne faut pas que la République continue cette tradition d’une distribution solennelle de prix aux artistes. Cela est puéril. Ces hommes, avec leurs grandes barbes, qui se font embrasser par un ministre, sont tout bonnement grotesques. Et, d’ailleurs, ce système tue la grande ambition du vrai, et change notre école en un pensionnat où la meilleure version reçoit dix bons points.

Il faut abolir les récompenses. On ne décore que les petits garçons, et l’on ne décerne des primes qu’aux bestiaux de Poissy. Pour que l’art moderne grandisse, le gouvernement doit commencer par ne plus s’occuper de lui ; l’influence de l’Administration est désastreuse : les artistes n’ont pas besoin d’un ministre à leur tête, comme les préfets, pour prendre le mot d’ordre et marcher droit. Ce qui tue l’art, ce sont en partie les commandes officielles, les intrigues d’antichambre, la réglementation du beau. Que les hommes produisent comme les arbres, au bon plaisir du soleil !

Laissez les artistes s’associer, traitez-les en citoyens, et non en grands enfants qui ont besoin de tutelle. J’aimerais les voir former une corporation comme de simples ouvriers. Les grands maîtres de la Renaissance n’étaient que des ouvriers, et l’espoir d’une médaille ne mettait pas des couleurs comme il faut sur leur palette. Il suffit qu’on établisse une exposition permanente et libre, un bazar du beau qui soit pour le tableau et la statue ce que les librairies sont pour le public. L’artiste n’a que le droit au public.

Ne donnez pas de prix, donnez beaucoup d’admiration et beaucoup de sympathie. Les artistes sont comme les femmes que l’amour rend belles. Aimez-les simplement, si vous voulez rendre divins leurs sourires.

Emile Zola

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