Le Salon de 1881

Après une promenade au Salon

Le Figaro,  le 23 mai 1881

 

Les peintres sont heureux, ils ont le Salon. Chaque printemps, ils peuvent s’y faire connaître du public ou se rappeler à son souvenir, montrer leurs progrès, rester en communion constante avec leurs admirateurs. Songez à nos écrivains, aux romanciers par exemple, pour lesquels rien de pareil n’existe ni ne peut exister. Un peintre qui a du talent est populaire dès son premier tableau exposé. Un romancier met souvent des années de production, un entassement de volumes, à conquérir péniblement une célébrité égale.

Le public me paraît également tirer un bon profit des Salons annuels. À mesure que les expositions sont sorties du cercle étroit de notre Académie de peinture, la foule a augmenté dans les salles. Autrefois, quelques curieux seuls se hasardaient. Maintenant, c’est tout un peuple qui entre. On a évalué le nombre des visiteurs à quatre cent mille. C’est la vraie foule qui y circule, des bourgeois, des ouvriers, des paysans, les ignorants, les badauds, les promeneurs de la rue, venus là une heure ou deux pour tuer le temps. L’habitude est prise, un large courant s’est établi, le Salon a passé dans les mœurs parisiennes comme les revues et les courses.

Certes, je ne prétends pas que cette cohue apporte là un sentiment artistique quelconque, un jugement sérieux des œuvres exposées. Les boutiquières en robe de soie, les ouvriers en veste et en chapeau rond, regardent les tableaux accrochés aux murs, comme les enfants regardent les images d’un livre d’étrennes. Ils ne cherchent que le sujet, l’intérêt de la scène, l’amusement du regard, sans s’arrêter le moins du monde aux qualités de la peinture, sans se douter même du talent des artistes. Mais il n’y en a pas moins là une lente éducation de la foule. On ne se promène pas au milieu d’œuvres d’art, sans emporter un peu d’art en soi. L’œil se fait, l’esprit apprend à juger. Cela vaut toujours mieux que les autres distractions du dimanche, les tirs au pistolet, les jeux de quilles et les feux d’artifice.

Je sors du Salon et j’ ai le besoin de dire mon sentiment sur notre école de peinture actuelle. Ce seront des idées générales, une étude d’ensemble, car le Salon de cette année n’est plus à faire au Figaro, puisque mon collaborateur Albert Wolff s’en est occupé, avec sa grande compétence et son esprit habituel.

Les maîtres sont morts. Voici déjà des années qu’Ingres et Delacroix ont laissé l’art en deuil. Courbet a perdu son talent et sa vie dans la crise imbécile de la Commune. Théodore Rousseau, Millet, Corot se sont suivis coup sur coup dans la tombe. En quelques années, notre école moderne a été comme décapitée. Aujourd’hui, les élèves seuls demeurent.

Notre peinture française n’en vit pas moins avec une prodigalité de talent extraordinaire. Si le génie manque, nous avons la monnaie du génie, une habileté de facture sans pareille, un esprit de tous les diables, une science surprenante, une facilité d’imitation incroyable. Et c’est pourquoi l’école française reste la première du monde ; non pas, je le répète, qu’elle ait un grand nom à mettre en avant ; mais parce qu’elle possède des qualités de charme, de variété, de souplesse, qui la rendent sans rivale. La tradition, le convenu, le pastiche de toutes les écoles semblent même ajouter à sa gloire. Nous avons à cette heure des Rubens, des Véronèse, des Vélasquez, des Goya, petits-fils très adroits, qui, sans grande originalité personnelle, n’en donnent pas moins à nos expositions un accent d’individualité très curieux. La France, en peinture, est en train de battre toutes les nations avec les armes qu’elle emprunte à leurs grands peintres de jadis. Un des caractères les plus nets du moment artistique que nous traversons, est donc l’anarchie complète des tendances.

File:L'Aurore - William-Adolphe Bouguereau - 1881.jpg

Bouguereau, académiste « entêté », exposait L’Aurore et la Vierge aux ange au Salon de 1881

Sur la route du temple de Ceres, 1879 de Lawrence Alma-Tadema (1836-1912, Netherlands) | Reproductions D'art De Musée Lawrence Alma-Tadema | WahooArt.com

Alma-Tadema, En route pour le temple de Cérès

Les maîtres morts, les élèves n’ont songé qu’à se mettre en république. Le mouvement romantique avait ébranlé l’Académie, le mouvement réaliste l’a achevée. Maintenant, l’Académie est par terre. Elle n’a pas disparu ; elle s’est entêtée, et vit à part, ajoutant une note fausse à toutes les notes nouvelles qui tentent de s’imposer. Imaginez la cacophonie la plus absolue, un orchestre dont chaque instrumentiste voudrait jouer un solo en un ton différent. De là, nos Salons annuels.

Il s’agit avant tout de se faire entendre du public ; on souffle le plus fort possible, quitte à crever l’instrument ; puis, pour mieux piquer la curiosité, on s’arrange un tempérament, surtout lorsqu’on n’en a pas, on se risque dans l’étrange, on se voue à une résurrection du passé ou à quelque spécialité bien voyante. Chacun pour soi, telle est la devise. Plus de dictateurs de l’art, une foule de tribuns tâchant d’entraîner le public devant leurs œuvres. Et c’est ainsi que notre école actuelle – je dis école parce que je ne trouve pas d’autre mot – est devenue une Babel de l’art, où chaque artiste veut parler sa langue et se pose en personnalité unique.

J’avoue que ce spectacle m’intéresse fort. Il y a là une production infatigable, un effort sans cesse renouvelé qui a sa grandeur. Cette bataille ardente entre des talents qui rêvent tous la dictature, c’est le labeur moderne en quête de la vérité. Certes, je regrette le génie absent ; mais je me console un peu en voyant avec quelle âpreté nos peintres tâchent de se hausser jusqu’au génie.

Il faut songer aussi que l’esprit humain subit une crise, que les anciennes formules sont mortes, que l’idéal change. Et cela explique l’effarement de nos artistes, leur recherche fiévreuse d’une interprétation nouvelle de la nature. Tout a été bouleversé depuis le commencement du siècle par les méthodes positives, la science, l’histoire, la politique, les lettres. À son tour, la peinture est emportée dans l’irrésistible courant. Nos peintres font leur révolution.

À aucune époque, je crois, ils n’ont été si nombreux en France ; je parle des peintres connus, dont les toiles ont une valeur courante sur le marché. Jamais non plus la peinture ne s’est vendue plus cher. Ajoutez que beaucoup d’artistes travaillent pour l’exportation ; j’en connais dont tous les tableaux filent sur l’Angleterre et sur l’Amérique, où ils atteignent de très hauts prix, lorsqu’on les ignore absolument en France. Cela rentre dans l’article de Paris ; nous fournissons le monde de tableaux, comme nous l’inondons de nos modes et de babioles. Il y a d’ailleurs chez nous une consommation à laquelle il faut suffire. Les peintres deviennent dès lors des ouvriers d’un genre supérieur qui achèvent la décoration des appartements commencée par les tapissiers. Peu de personnes ont des galeries ; mais il n’est pas un bourgeois à son aise qui ne possède quelques beaux cadres dans son salon, avec de la peinture quelconque pour les emplir.

Et le fait a son importance. C’est cet engouement, cette tendresse des petits et des grands enfants pour les images peintes, qui explique le flot montant des œuvres exposées chaque année au Salon, leur médiocrité, leur variété, le tohu-bohu de leurs caprices. Au-dessous de l’effort superbe d’une génération artistique qui cherche sa voie et qui s’insurge contre les conventions démodées, il y a le trafic très actif d’une foule d’ouvriers adroits flattant le public et le gorgeant des douceurs qu’il aime, pour en tirer le plus de succès et le plus d’argent possible. Enfin, si l’on veut posséder tout notre art actuel, il faut ajouter les préoccupations littéraires que le romantisme a introduites dans la peinture.

Autrefois, dans les écoles de la Renaissance, un beau morceau de nu suffisait ; les sujets très restreints, presque tous religieux ou mythologiques, n’étaient que des prétextes à une facture magistrale. Je dirai même que, l’idée étant l’ennemie du fait, les peintres peignaient plus qu’ils ne pensaient.

Nous avons changé tout cela. Nos peintres ont voulu écrire des pages d’épopée et des pages de comédie. Le sujet est devenu la grande affaire. Les maîtres, Ingres et Delacroix, par exemple, ont encore su se tenir dans le monde matériel du dessin et de la couleur. Mais les extatiques, les Ary Scheffer et tant d’autres, se sont perdus dans une quintessence qui les a menés droit à la négation même de la peinture. De là, nous sommes tombés aux petits peintres de genre, nous nous noyons dans l’anecdote, le couplet, l’histoire aimable qui se chuchote avec un sourire. On dirait feuilleter un journal illustré. Il n’y a plus que des images, des bouts d’idée agréablement mis en scène. La littérature a tout envahi, je dis la basse littérature, le fait divers, le mot de journal. Souvent nos petits peintres ne sont plus que des conteurs qui tâchent de nous intéresser par des imaginations de reporters aux abois.

Allez au Salon. Une promenade d’une heure suffit pour montrer cet embourgeoisement de l’art. Ce ne sont partout que des toiles dont les dimensions sont calculées de façon à tenir dans un panneau de nos étroites pièces modernes. Les portraits et les paysages dominent, parce qu’ils sont d’une vente courante. Ensuite viennent les petits tableaux de genre, dont notre bourgeoisie et l’étranger font une consommation énorme. Quant à ce qu’on nomme la grande peinture, peinture historique ou religieuse, elle disparaît un peu chaque année, elle n’est soutenue que par les commandes du gouvernement et les traditions de l’École des beaux-arts. Généralement, quand nos artistes ne font pas très petit pour vendre, ils font très grand pour stupéfier .

Et il faut voir le public au milieu de ces milliers d’œuvres ! Il donne malheureusement raison aux efforts fâcheux que les artistes tentent pour lui plaire. Il s’arrête devant les poupées bien mises, les scènes attendrissantes ou comiques, les excentricités qui tirent l’œil. Il est touché par des qualités d’à-peu-près ; surtout le faux le ravit. Rien n’est plus instructif à entendre que les observations, les critiques, les éloges de ce grand enfant de public, qui se fâche devant les œuvres originales et se pâme en face des médiocrités auxquelles son œil est accoutumé. L’éducation de la foule, cette éducation dont j’ai parlé, sera longue, hélas !

Le pis est qu’il y a, entre les peintres et le public, une démoralisation artistique, dont la responsabilité est difficile à déterminer. Sont-ce les peintres qui habituent le public à la peinture de pacotille et lui gâtent le goût. Ou est-ce le public qui exige des peintres cette production inférieure, cet amas de choses vulgaires ? N’importe, l’enfantement continu auquel nous assistons, s’il met au jour bien des œuvres médiocres, n’en est pas moins une preuve de puissance. Il est beau, au lendemain de nos désastres, au milieu de nos bousculades politiques, de donner au monde la preuve d’une telle vitalité dans notre production artistique.

Antoine Guillemet | John Mitchell Fine Paintings
Guillemet, Le Vieux Villerville et Boudin, La Meuse à Rotterdam

J’ajoute que l’anarchie de l’art, à notre époque, ne me paraît pas une agonie, mais plutôt une naissance. Nos peintres cherchent, même d’une façon inconsciente, la nouvelle formule, la formule naturaliste, qui aidera à dégager la beauté particulière à notre siècle. Les paysagistes ont marché en avant (1), comme cela devait être ; ils sont en contact direct avec la nature, ils ont pu imposer à la foule des arbres vrais, après une bataille d’une vingtaine d’années, ce qui est une misère lorsqu’on songe aux lenteurs de l’esprit humain.

August Renoir, SdAF-1881-1986, portrait de Mlle xxx. Maybe??: 1880, Mlle. Irene Cahen d'Anvers, 65x54, Bührle Zurich (iR6;R30,no428;M85)
Renoir, « peintre de figures », exposait deux portraits au Salon de 1881, tous les deux étaient intitulés « Portrait de Mlle… »

Maintenant, il reste à opérer une révolution semblable dans le tableau de figures. Mais là, c’est à peine si la lutte s’engage, et il faudra peut-être encore toute la fin du siècle.

Gervex, Le Mariage civil

le mendiant de Jules Bastien Lepage (1848-1884, France) | Reproductions D'art De Musée Jules Bastien Lepage | ArtsDot.com Jules Bastien-Lepage : Albert Wolff in His Study

Bastien-Lepage, Un Mendiant et Portrait de M. Albert Wolf

MM-932178

Butin, Départ
Ernest-Ange Duez | Alphonse de Neuville (1835-1885), peintre | Images d'Art
Ernest Ange Duez, Le Soir et Portrait de M. de Neuville

Courbet, qui restera comme le maître le plus solide et le plus logique de notre époque, a ouvert la voie à coups de cognée. Édouard Manet est venu ensuite avec son talent si personnel ; puis, voici la campagne des impressionnistes, que l’on plaisante, mais dont l’influence grandit chaque jour, enfin, des révoltés de l’École des beaux-arts, Gervex, Bastien-Lepage, Butin, Duez, sont passés dans le camp des modernes et semblent vouloir se mettre à la tête du mouvement. Un symptôme caractéristique est l’aspect même du Salon qui se modifie.

File:Jean-Paul Laurens - L'interrogatoire.jpg

Jean-Paul Laurens, L’Interrogatoire

Chaque année, je constate que les femmes nues, les Vénus, les Èves et les Aurores (2), tout le bric-à-brac de l’histoire et de la mythologie, les sujets classiques de tous genres, deviennent plus rares, paraissent se fondre, pour faire place à des tableaux de la vie contemporaine, où l’on trouve nos femmes avec leurs toilettes, nos bourgeois, nos ouvriers, nos demeures et nos rues, nos usines et nos campagnes, toutes chaudes de notre vie. C’est la victoire prochaine du naturalisme dans notre école de peinture.

Béraud, Montmartre

Il ne reste plus à attendre qu’un peintre de génie, dont la poigne soit assez forte pour imposer la réalité. Le génie seul est souverain en art. Je ne crois pas au vrai uniquement pour et par le vrai. Je crois à un tempérament qui, dans notre école de peinture, mettra debout le monde contemporain, en lui soufflant la vie de son haleine créatrice.

Emile Zola

Notes :
1 – Parmi les paysagistes cher à Zola présents au Salon de 1881 figurait Guillemet et Boudin ; le premier exposait Le Vieux Villerville et le second La Meuse à Rotterdam deux toiles que l’on peut identifier grâce aux gravures figurant dans le Catalogue illustré du Salon de 1881, 

2 – Zola fait allusion à la toile que Bouguereau exposait au Salon

 

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