La théorie des écrans : Lettre à Valabrègue, 1864

L’ÉCRAN
 

L’ÉCRAN – L’ÉCRAN ET LA CRÉATION –
L’ÉCRAN NE PEUT DONNER DES IMAGES RÉELLES

Je me permets, au début, une comparaison un peu risquée : toute œuvre d’art est comme une fenêtre ouverte sur la création ; il y a, enchâssé dans l’embrasure de la fenêtre, une sorte d’Écran transparent, à travers lequel on aperçoit les objets plus ou moins déformés, souffrant des changements plus ou moins sensibles dans leurs lignes et dans leur couleur. Ces changements tiennent à la nature de l’Écran. On n’a plus la création exacte et réelle, mais la création modifiée par le milieu où passe son image.
Nous voyons la création dans une œuvre, à travers un homme, à travers un tempérament, une personnalité. L’image qui se produit sur cet Écran de nouvelle espèce est la reproduction des choses et des personnes placées au-delà, et cette reproduction, qui ne saurait être fidèle, changera autant de fois qu’un nouvel Écran viendra s’interposer entre notre œil et la création. De même, des verres de différentes couleurs donnent aux objets des couleurs différentes, de même des lentilles, concaves ou convexes, déforment les objets chacune dans un sens. La réalité exacte est donc impossible dans une œuvre d’ art. On dit qu’on rabaisse ou qu’on idéalise un sujet. Au fond, même chose. Il y a déformation de ce qui existe. Il y a mensonge. Peu importe que ce mensonge soit en beau ou en laid. Je le répète, la déformation, le mensonge qui se reproduisent dans ce phénomène d’optique, tiennent évidemment à la nature de l’Écran. Pour reprendre la comparaison, si la fenêtre était libre,
les objets placés au-delà apparaîtraient dans leur réalité. Mais la fenêtre n’est pas libre et ne saurait l’être. Les images doivent traverser un milieu, et ce milieu doit forcément les modifier, si pur et si transparent qu’il soit. Le mot Art n’est-il pas d’ailleurs opposé au mot Nature ?
Ainsi, tout enfantement d’une œuvreconsiste en ceci : l’artiste se met en rapport direct avec la création, la voit à sa manière, s’en laisse pénétrer et nous en renvoie les rayons lumineux, après les avoir, comme le prisme, réfractés et colorés selon sa nature.
D’après cette idée, il n’y a que deux éléments à considérer, la création et l’Écran. La création étant la même pour tous, envoyant à tous une même image, l’Écran seul prête à l’étude et à la discussion.

ÉTUDE DE L’ÉCRAN – SA COMPOSITION

L’étude de l’Écran, voilà le grand point de controverse philosophique. Les uns, et ils sont nombreux à notre époque, affirment que l’Écran est tout de chair et d’os, et qu’il reproduit matériellement les images : Taine, parmi ceux-là, le considérant d’abord en lui- même, lui donne une faculté maîtresse, puis lui fait prendre toutes les natures possibles en le soumettant à trois grandes influences, la race, le milieu et le moment. Les autres, sans nier tout à fait la chair et les os, jurent que les images se reproduisent sur un Écran immatériel. Tous les spiritualistes en sont là, Jouffroy, Maine de Biran, Cousin, etc. Enfin, comme il faut en toute chose un juste milieu, Deschanel a écrit ceci, dans un de ses derniers ouvrages : « Dans ce qu’on nomme les œuvres de l’esprit, tout ne s’explique pas par l’esprit ; mais aussi, à plus forte raison, tout ne s’explique pas par la matière. » Voilà un garçon qui ne se compromettra jamais. On ne saurait mieux dire, en ne disant rien. Qu’est-ce que l’esprit,
avant tout ?
Je n’ai pas d’ailleurs à étudier en ce moment la nature de l’Écran. Peu importe le mécanisme du phénomène. Ce que je désire constater, c’ est que l’image se produit, et que par une propriété mystérieuse de l’être translucide, matériel ou immatériel, cette image lui est propre.

LES ÉCRANS DE GÉNIE – LES PETITS ÉCRANS OPAQUES

Un chef d’école est un écran très puissant, qui donne les images avec une grande vigueur. Une école est une troupe de petits Ecrans opaques d’un grain très grossier, qui, n’ayant pas eux-mêmes la puissance de donner des images, prennent celle de l’écran puissant et pur dont ils font leur chef de file. Voici le résultat honteux d’un tel procédé.
Il sera toujours permis à un artiste de génie de nous faire voir la création en vert, en bleu, en jaune, ou en toute autre couleur qui lui plaira ; il pourra nous transmettre les ronds par des carrés, les lignes droites par des lignes brisées, et nous n’aurons pas à nous plaindre ; il suffira que les images reproduites aient l’harmonie et la splendeur de la beauté. Mais ce qu’on ne saurait tolérer, c’ est le barbouillage et la déformation de parti pris. C’est le bleu, le vert ou le jaune, le carré ou la ligne droite érigés en préceptes et en lois.
Parce que tel génie a fait subir à la nature certaines déviations dans les contours, certains changements dans les nuances, ces déviations et ces changements vont devenir des articles de foi ! Chaque école a ceci de monstrueux qu’elle fait mentir la nature suivant certaines règles. Les règles sont des instruments de mensonge que l’on se passe de main en main, reproduisant facticement et mesquinement les images fausses, mais grandioses ou charmantes, que l’Écran de génie donnait dans toute la naïveté et la vigueur de sa nature. Lois arbitraires, façons très inexactes de reproduire la création, prescrites par la sottise et à
la sottise comme des moyens faciles d’arriver à toute vérité.
Les règles n’ont leur raison d’être que pour le génie, d’après les œuvres duquel on a pu les formuler ; seulement, chez ce génie, ce n’étaient pas des règles, mais une manière personnelle de voir, un effet naturel de l’Écran.
Les écoles ont été faites pour la médiocrité. Il est bon qu’il y ait des règles pour ceux qui n’ont pas la force de l’audace et de la liberté. Ce sont les écoles qui fournissent de tableaux et de statues les hôtels particuliers et les monuments publics, qui mettent un air à chaque chanson, qui contentent les besoins de plusieurs millions de lecteurs ; tout ceci se réduit à dire que la société a besoin d’un certain luxe plus ou moins artistique, et que, pour satisfaire ce besoin, les écoles fabriquent, tant bien que mal, un nombre convenu d’artistes par année. Ces artistes exercent leur métier, et tout est pour le mieux. Mais le génie n’est
pour rien là-dedans. Il est de sa nature de n’être d’aucune école, et d’en créer de nouvelles au besoin ; il se contente de s’interposer entre la nature et nous, et de nous en donner naïvement les images, et on se sert de ses produits, de sa liberté d’allures pour défendre toute originalité aux disciples. Cent ans plus tard, un autre Écran nous donne d’autres épreuves de l’éternelle nature, et de nouveaux disciples formulent de nouvelles règles, et ainsi de suite. Les artistes de génie naissent et grandissent librement ; les disciples les suivent à la trace. Les écoles n’ont jamais produit un seul grand homme. Ce sont les grands hommes qui ont produit les écoles. Celles-ci, à leur tour, nous fournissent, bon an mal an, les quelques douzaines de manœuvres artistiques dont notre civilisation a besoin. (Ici, je suis obligé de laisser une lacune. Il me faudrait prouver que les grandes règles générales, communes à tous les génies, se réduisent au simple usage du bon sens et de l’harmonie innée. Il me suffit de vous faire remarquer que j’entends par règle tout procédé particulier d’une école.)

TOUS LES ÉCRANS DE GÉNIE DOIVENT ETRE COMPRIS, SINON AIMÉS

Tous les Écrans de génie doivent être acceptés au même titre. Dès l’instant où la création ne peut nous être donnée avec sa couleur vraie, ses lignes exactes, peu importe qu’on nous la donne en bleu, en vert ou en jaune, en carré ou en circonférence.
Certainement, il est permis de préférer un Écran à un autre, mais c’est là une question individuelle de goût et de tempérament. Je veux dire qu’au point de vue absolu, il n’y a pas, dans l’art, de raison motivée de donner le pas à l’Écran classique sur les écrans romantiques et réalistes, et réciproquement, puisque ces écrans nous transmettent des images aussi fausses les unes que les autres. Ils sont tous presque aussi loin de leur idéal, la création, et, dès lors, ils doivent, pour le philosophe, avoir des mérites égaux.
D’ailleurs, je veux, en les jugeant moi-même, racheter ce que cette opinion peut avoir d’excessif. Mais, auparavant, j’établis nettement que s’il m’échappe quelque épigramme, ce n’est pas à l’Écran de génie, chef d’école, que je l’adresse, mais à l’école elle-même, qui nous rend ridicules les beautés du maître. D’autre part, je ne donne ici que mon opinion personnelle, et je déclare à l’avance comprendre et accepter, malgré tout, les Écrans de génie que mon propre organisme me porte à ne pas aimer. (Ici, nouvelle lacune. Je sais que le commencement de ce paragraphe ne vous convaincra pas. Vous voudrez classer les écoles et les ranger selon un ordre de mérite. Je ne crois pas qu’on doive le faire et, en tout cas, comme elles ont chacune leurs défauts et leurs qualités, il faudrait mettre une délicatesse extrême dans cette classification. S’il faut les ranger, rangeons-les suivant leur degré de vérité.)

L’ÉCRAN CLASSIQUE – L’ÉCRAN ROMANTIQUE – L’ÉCRAN RÉALISTE

L’Écran classique est une belle feuille de talc très pure et d’un grain fin et solide, d’une blancheur laiteuse. Les images s’y dessinent nettement, au simple trait noir. Les couleurs des objets s’affaiblissent en en traversant la limpidité voilée, parfois s’y effacent même tout à fait. Quant aux lignes, elles subissent une déformation sensible, tendant toutes vers la ligne courbe ou la ligne droite, s’amincissent, s’allongent, avec de lentes ondulations. La création, dans ce cristal froid et peu translucide, perd toutes ses brusqueries, toutes ses énergies vivantes et lumineuses ; elle ne garde que ses ombres et se reproduit sur la surface
polie, en façon de bas-relief. L’Écran classique est, en un mot, un verre grandissant qui développe les lignes et arrête les couleurs au passage. L’Ecran romantique est une glace sans tain, claire, bien qu’un peu trouble en certains endroits, et colorée des sept nuances de l’arc-en-ciel.
Non seulement elle laisse passer les couleurs, mais elle leur donne encore plus de force ; parfois elle les transforme et les mêle. Les contours y subissent aussi des déviations ; les lignes droites tendent à s’y briser, les cercles s’y changent en triangles. La création que nous donne cet Ecran est une création tumultueuse et agissante. Les images se reproduisent vigoureusement par larges nappes d’ombre et de lumière. Le mensonge de la nature y est plus heurté et plus séduisant ; il n’a pas la paix, mais la vie, une vie plus intense que la nôtre ; il n’a pas le pur développement des lignes et la sobre discrétion des couleurs, mais toute la passion du mouvement et toute la splendeur fulgurante de soleils imaginaires. L’Écran romantique est, en somme, un prisme, à la réfraction puissante qui brise tout rayon lumineux et le décompose en un spectre solaire éblouissant.
L’ Écran réaliste est un simple verre à vitre, très mince, très clair, et qui a la prétention d’être si parfaitement transparent que les images le traversent et se reproduisent ensuite dans toute leur réalité. Ainsi, point de changement dans les lignes ni dans les couleurs : une reproduction exacte, franche et naïve. L’Écran réaliste nie sa propre existence. Vraiment, c’est là un trop grand orgueil. Quoi qu’il dise, il existe, et, dès lors, il ne peut se vanter de nous rendre la création dans la splendide beauté de la vérité. Si clair, si mince, si verre à vitre qu’il soit, il n’en a pas moins une couleur propre, une épaisseur quelconque ; il teint les objets, il les réfracte tout comme un autre. D’ailleurs, je lui accorde volontiers que les images qu’il donne sont les plus réelles ; il arrive à un haut degré de reproduction exacte. Il est certes difficile de caractériser un Ecran qui a pour qualité principale celle de n’être presque pas ; je crois, cependant, le bien juger, en disant qu’une fine poussière grise trouble sa limpidité.
Tout objet, en passant par ce milieu, y perd de son éclat, ou, plutôt, s’y noircit légèrement. D’autre part, les lignes y deviennent plus plantureuses, s’exagèrent, pour ainsi dire, dans le sens de leur largeur. La vie s’y étale grassement, une vie matérielle et un peu pesante. Somme toute, l’Écran réaliste, le dernier qui se soit produit dans l’art contemporain, est une vitre unie, très transparente sans être très limpide, donnant des images aussi fidèles qu’un Écran peut en donner.

L’ÉCRAN QUE JE PRÉFÈRE

Il me reste maintenant à dire mon goût personnel, à me déclarer pour un des trois Écrans dont je viens de parler. Comme j’ai en horreur le métier de disciple, je ne saurais en accepter un exclusivement et entièrement. Toutes mes sympathies, s’il faut le dire, sont pour l’Écran réaliste ; il contente ma raison, et je sens en lui des beautés immenses de solidité et de vérité. Seulement, je le répète, je ne peux l’accepter tel qu’il veut se présenter à moi ; je ne puis admettre qu’il nous donne des images vraies ; et j’affirme qu’il doit avoir en lui des propriétés particulières qui déforment les images, et qui, par conséquent, font de ces images des œuvres d’art. J’accepte d’ailleurs pleinement sa façon de procéder, qui est celle de se placer en toute franchise devant la nature, de la rendre dans son ensemble, sans exclusion aucune. L’œuvre d’art, ce me semble, doit embrasser l’horizon entier. Tout en comprenant l’Écran qui arrondit et développe les lignes, qui éteint les couleurs et celui qui avive les couleurs, qui brise les lignes, je préfère l’Écran qui, serrant de plus près la réalité, se contente de mentir juste assez pour me faire sentir un homme dans une image de la création.

Voilà qui est fait, mon cher Valabrègue. Ce n’est pas sans peine. Je viens de relire ma prose, et je ne sais jusqu’à quel point elle va vous faire crier. Bien des nuances manquent ; le tout est brutal et matérialiste en diable. Je crois cependant être dans le vrai. […]

Tout à vous.

Emile Zola

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