Emile Zola : Une vie

ENFANCES
 

Né le 7 août 1795 à Venise, François Zola, le père d’Emile Zola, s’installe à Marseille en 1833 après avoir connu l’armée, la Légion étrangère en Algérie et de brillants débuts d’ingénieur : il a participé à la construction de la première ligne de chemin de fer européenne, en Autriche. Inventeur audacieux, il imagine de creuser un canal pour amener l’eau à Aix-en-Provence. C’est à Paris, où il s’est rendu pour faire aboutir son projet, qu’il rencontre Emilie Aubert, la fille d’une famille de petits artisans. Il l’épouse à l’âge quarante quatre ans, le 16 mars 1839, alors qu’elle a tout juste vingt ans.
Emile Zola naît le 2 avril 1840, au 10 bis de la rue Saint-Joseph. Mais, le projet de canal d’adduction d’eau se précisant, la famille quitte Paris pour s’installer à Aix, d’abord sur le cours Sainte-Anne, puis au 6, impasse Sylvacanne. Après de longues tractations, le 2 mai 1844, le Conseil d’état déclare « d’utilité publique » le « canal Zola » et adopte le traité du 19 avril
1843 passé entre la ville et l’ingénieur. Mais l’ordonnance royale autorisant l’ouverture du chantier tarde à venir et François Zola fonde une société par actions pour financer les travaux. Le 4 février 1847, on commence à creuser et chez le jeune Emile, qui accompagne son père sur les lieux, s’éveille déjà le rêve prométhéen qui nourrira toute son oeuvre.

La mort tragique de François Zola va fixer à jamais ce mythe dans l’esprit de l’enfant, alors âgé de sept ans : au cours d’un voyage d’affaires à Marseille, l’ingénieur contracte une pneumonie ; Emilie, appelée à son chevet, assiste à sa mort le 27 mars 1847. La disparition de François Zola laisse sa famille dans une situation précaire. Les dettes se sont accumulées, Emilie vit avec la maigre pension que lui octroie la Société du canal Zola jusqu’au début de 1852. Mais bientôt celle-ci fait faillite à la suite des manœuvres du principal actionnaire qui veut la racheter. Pour calmer les créanciers, la veuve distribue les actions de son mari en garantie de paiements ultérieurs et les Zola doivent quitter l’impasse Sylvacanne pour un quartier modeste à la périphérie de la ville où vivront désormais avec eux les grands-parents maternels. Témoin impuissant des problèmes juridiques et économiques de sa mère, Emile Zola se prend sans doute déjà à rêver de remplacer le père disparu et de bâtir à son tour une oeuvre colossale.

Mais la vie est rude pour les enfants pauvres. Après avoir quitté la pension Notre-Dame pour le collège Bourbon, en 1852, Emile fait le dur apprentissage des inégalités sociales. Dans la ville bourgeoise d’Aix, il n’est pas facile d’être boursier et d’échapper au mépris des élèves fortunés, fils d’avocats, de notaires ou de riches négociants. Dans ce milieu hostile et fermé, que Zola peindra dans La Fortune des Rougon, l’amitié de Jean-Baptistin Baille et surtout celle de Paul Cézanne vont illuminer les années de jeunesse. Les deux adolescents, à vrai dire, sont eux aussi des marginaux dans cette bourgeoisie aixoise : Baille est le fils d’un aubergiste ; quant au père de Cézanne, il fait figure de parvenu et n’a officialisé sa liaison avec l’une de ses ouvrières qu’après la naissance de deux enfants. Autant de raisons qui l’éloignent de la « bonne société »…

Quoi qu’il en soit, le trio partage le même amour de la liberté, des promenades dans la campagne aixoise où ils « jettent aux échos » les vers de Lamartine, de Musset et de Hugo, délivrés pour un temps de la lourde tutelle d’un enseignement sclérosé et de l’atmosphère étouffante d’une ville éminemment conservatrice. Le souvenir de ces échappées dans la nature provençale hantera bien des pages des Contes à Ninon ou des Rougon-Macquart. Quant à la passion de l’adolescent pour la littérature romantique, reniée mais sublimée dans l’âge mûr, elle marquera à jamais l’écriture visionnaire du romancier. Il rêve d’amours idéales et d’une demoiselle au « chapeau rose », aperçue un dimanche à l’église, peut-être Louise, la soeur de son ami Philippe Solari. Las d’une formation fondée essentiellement sur l’étude de la rhétorique et des langues anciennes, mais aussi peut-être par fidélité à la mémoire paternelle, le jeune Zola choisit en troisième une orientation scientifique

 

 

LES APPRENTISSAGES PARISIENS
 

La vie de bohème

En octobre 1857, Emile Zola perd sa grand-mère, qu’il adorait. En 1858, le voilà contraint de quitter sa « belle Provence » et de s’exiler à Paris où sa mère s’épuise en vaines démarches pour faire valoir ses droits sur le canal Zola. Demi-pensionnaire boursier au lycée Saint-Louis, en classe de seconde, le jeune provincial est à nouveau confronté à l’hostilité et au mépris d’étudiants riches et élégants qui raillent son accent marseillais mais cette fois il ne trouve aucun Cézanne pour le défendre. Le brillant élève du collège d’Aix devient un étudiant « médiocre », qui prend en horreur l’algèbre et la géométrie. Après deux échecs au baccalauréat scientifique en 1859, il est contraint d’abandonner ses études pour gagner sa vie et se fait gratte-papier aux docks pour 60 francs par mois. Mais, fuyant ce labeur de « cheval de manège », il mène bientôt la « vie de bohème ».

Malgré la misère noire des années 1860-61, il est heureux : il écrit des poèmes et des contes, il lit Ronsard, Rabelais, Montaigne, les moralistes et les auteurs dramatiques du XVII° siècle, il découvre Dante, Cervantès et Shakespeare.
En février 1861, il s’installe, seul pour la première fois, au 24 de la rue Neuve-Saint-Etienne, puis, en avril, dans un hôtel meublé de la rue Soufflot où il héberge une prostituée, Berthe, que l’on retrouvera sous les traits de Laurence dans La Confession de Claude. C’est dans le souvenir de ces années de misère, de recherches et de tâtonnements, que Zola puisera, en partie, le matériau qui fera de L’Assommoir, « le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple ». Mais cette période de sa vie est aussi celle de ses premiers contacts avec l’univers des peintres : il fréquente les ateliers et visite le Salon avec Cézanne, « monté » à Paris à la fin de mars 1861. C’est encore le moment où commence à se forger chez l’écrivain une conscience politique alimentée par les Entretiens de la rue de la Paix, organisés à Paris par Emile Deschanel à son retour d’exil, sorte de refuge pour la « pensée libre » hostile au coup d’Etat du 2 décembre 1851.

Les premiers pas de journaliste et d’écrivain

Mais l’événement déterminant pour la formation intellectuelle et la carrière d’Emile Zola est assurément son entrée à la librairie Hachette, le 1° mars 1862, d’abord comme commis, puis comme chef de la publicité. Le jeune auteur rédige là très tôt des commentaires d’ouvrages pour Le Bulletin du libraire et de l’amateur de livres. Il alimente ainsi sa connaissance de la littérature « à la mode » (une littérature dont il saura plus tard dénoncer les dangers), mais il s’initie surtout à la pensée libérale, positiviste et anticléricale : Louis Hachette accueille en effet à bras ouverts Littré, Raspail, Michelet, Quinet, tous les professeurs en butte aux tracasseries administratives et à la censure. C’est grâce à « l’Empereur de l’édition », qu’Emile Zola rencontre Hippolyte Taine, Jules Simon, Emile Deschanel. L’Histoire de la littérature anglaise de Taine et La Physiologie des écrivains et des artistes, de Deschanel, lui enseignent l’importance de la physiologie, l’influence du climat, du sol, de la « race », un terme qui n’avait pas encore la connotation raciste qu’on lui connaît aujourd’hui.

Lorsqu’il fait ses débuts dans le journalisme en 1863, Zola a compris que la presse est un « puissant » levier pour sa carrière littéraire ; il écrit dans La Revue du mois, dans Le Journal populaire de Lille, dans L’Echo du Nord ; il rédige une série d’articles pour Le Petit Journal à partir de janvier 1865, il collabore au Salut public de Lyon, au Courrier du monde littéraire et, plus épisodiquement, au Figaro et à La Vie parisienne. Comme il l’espérait, son travail de publiciste chez Hachette et le journalisme lui ouvrent les portes de l’édition : en 1864, il publie Les Contes à Ninon, encore tout vibrants du romantisme de son adolescence. Mais La Confession de Claude, récit autobiographique publié en 1865, lui attire pour la première fois les foudres de la critique pour son « hideux réalisme ». Ce ne sera pas la dernière ! Qu’importe, on parle de lui, la publicité, qu’elle soit d’estime ou de scandale, est bonne à prendre ! Incontestablement, un auteur est né : les illusions romanesques à la Mürger, le mythe de la rédemption par l’amour de la fille perdue, tous les mensonges convenus sur la vie de bohème sont mis à mal dans ce sombre récit. Et déjà un romancier visionnaire, un metteur en scène original se révèle : c’est dans l’ombre de deux silhouettes enlacées que Claude, le héros malheureux de La Confession, découvre son infortune … le procédé du théâtre d’ombres sera souvent utilisé ensuite dans Les Rougon-Macquart.

Du côté des peintres

Car Emile Zola est incontestablement un visuel : en 1863, en compagnie de Cézanne, il a visité le Salon des Refusés, cette contre-exposition, en marge du Salon officiel, que Napoléon III a dû concéder aux artistes rejetés par le jury. Dès 1865, dans une série d’articles publiés par Le Salut public de Lyon, repris l’année suivante dans Mes Hainesil définit l’œuvre d’art comme « un coin de la nature vu à travers un tempérament », une conception dont il ne se départira jamais. Solidaire de la théorie des « écrans », qu’il avait développée dans une lettre à son ami Valabrègue en 1864 et qui devait jouer un rôle fondamental dans son écriture, elle affirme la nécessaire médiation de la personnalité et l’arbitraire du point de vue contre toute les illusions naïves de l’objectivité réaliste.
C’est d’ailleurs peut-être dans la joyeuse bande de rapins qui explorent alors les environs de Paris à la recherche de nouveaux motifs, en 1864, qu’il a rencontré Gabrielle-Alexandrine Meley, sans doute un de leurs modèles occasionnels. D’abord fleuriste puis blanchisseuse, la jeune femme est d’origine modeste. Orpheline de mère, ballottée entre deux foyers, celui de son beau-père et celui de sa belle-mère, elle connaît bien le pavé et « le coup de gosier » de Paris, le quartier des Halles, la rue Montorgueil et la rue Poissonnière, autant d’expériences qui enrichiront L’Assommoir. Mais Alexandrine a vécu un drame secret, révélé tout récemment par Evelyne Bloch-Dano dans Madame Zola : le 11 mars 1859, elle a abandonné une petite fille de quatre jours à l’hôpital des Enfants-Trouvés. L’héroïne de Madeleine Férat (1868), qui oublie « la honte de son passé » grâce à son mariage avec Guillaume, doit sans doute quelque chose à cet épisode douloureux. Mais la stérilité ultérieure de Madame Zola donnera une dimension plus tragique encore à cet abandon. Lorsque les époux chercheront à retrouver l’enfant, en 1877, ils découvriront qu’elle est morte, à l’âge de trois semaines, victime sans doute des négligences coupables d’une
nourrice. Et cette blessure cachée ne se refermera jamais : Angélique, l’enfant abandonnée du Rêve, la stérilité de sa mère adoptive, les pages terribles qui décrivent l’avortement et l’infanticide dans Fécondité en témoigneront bien des années plus tard.

Mon Salon

Pour l’heure cependant, Zola ne songe guère à assurer sa descendance. Il est tout entier occupé par les luttes qu’il mène aux côtés de ses amis aixois et parisiens. Depuis qu’il partage la vie d’Alexandrine, en 1864, il a pris l’habitude d’organiser chez lui, rue de l’Ecole-de-Médecine, des « dîners » hebdomadaires qui rassemblent déjà Cézanne, Pissarro, Baille, Roux, Solari… Comme tous ces peintres anti-conformistes, régulièrement refusés au Salon, il entend faire une révolution esthétique, bâtir une oeuvre qui étonnera le monde. Après avoir quitté, le 31 janvier 1866, la librairie Hachette, il ronge son frein et se contente de vivre de sa plume, sinon comme romancier, du moins comme journaliste. Devenu chroniqueur littéraire à L’Evénement, il achève sa formation : c’est en commentant Stendhal, Balzac, Flaubert ou les Goncourt qu’il forge son propre style, c’est en analysant George Sand ou Hugo qu’il se déprend du romantisme.
Mais bientôt le directeur du journal, Hippolyte de Villemessant, lui confie le compte-rendu du Salon. Farouche défenseur de Manet, dont il clame qu’il a sa place au Louvre, il s’attire les foudres des lecteurs et doit abandonner sa chronique après le sixième article.
Peu importe, désormais le nom d’Emile Zola, encore obscur, est associé à celui du célèbre (mais scandaleux) Manet, qui devient son ami et fait son portrait. Depuis 1866, Zola fréquente le café Guerbois, 11 Grande-Rue des Batignolles, dont Manet a fait son quartier général. Il y retrouve l’écrivain Duranty, le critique d’art Théodore Duret, le photographe Nadar et les peintres de la nouvelle école : Pissarro, Guillemet et Monet. En 1868, il s’installera à son tour dans ce quartier des peintres, ce quartier des Batignolles, récemment annexé et en pleine mutation, où il demeurera jusqu’en 1877. Pendant de longues années,
Zola, dont les articles insolents ont été regroupés dans Mon Salon, mettra son talent de polémiste au service de tous les peintres en rupture avec le conformisme bourgeois, qu’ils soient réalistes comme Courbet ou Millet, paysagistes comme Corot ou Daubigny, « actualistes » (on ne dit pas encore « impressionnistes ») comme Renoir, Monet, Degas ou Sisley.

Thérèse Raquin

En 67-68, Zola écrit un feuilleton médiocre, Les Mystères de Marseille, dans Le Messager de Provence, mais il commence surtout la rédaction de Thérèse Raquin , une étude psychologique et physiologique qui marquera ses vrais débuts de la carrière de romancier. Né de l’admiration du jeune auteur pour Germinie Lacerteux, des frères Goncourt, le roman, véritable manifeste naturaliste, analyse l’interaction du milieu et des tempéraments dans une intrigue conçue « comme une logique et une clinique des passions, déduite des axiomes de la physiologie » (Henri Mitterand). C’est la première fois qu’apparaît dans l’oeuvre la figure du peintre sous les traits de Laurent, dont le meurtre de Camille, le mari gênant, et la passion nerveuse de Thérèse, ont réveillé le génie. Cette fois, la critique se déchaîne : « Il s’est établi depuis quelques années, s’indigne Louis Ulbach dans Le Figaro du 23 janvier 1868, une école monstrueuse de romanciers, qui prétend substituer l’éloquence du charnier à l’éloquence de la chair, qui fait appel aux monstruosités les plus chirurgicales, qui groupe les pestiférés pour nous en faire admirer les marbrures, qui s’inspire directement du choléra, son maître, et qui fait jaillir le pus de la conscience. » Le naturalisme est lancé, même si Zola doit attendre 1880 pour lui donner sa forme théorique avec Le Roman expérimental.

 

 

LES ROUGON-MACQUART
 

Un romancier contre l’Empire

Cependant, Zola, qui a conçu le plan d’ensemble des Rougon-Macquart dès 1868, est obligé de persévérer dans le journalisme pour « faire bouillir la marmite » ; il exerce donc sa verve satirique contre l’Empire dans L’Evénement illustré, La Tribune, Le Rappel, La Cloche ou Le Siècle. Il y dénonce « la dictature de César », la misère, les fastes honteux de Compiègne, les spéculations immobilières et l’haussmannisation, les rigueurs du bagne et l’hypocrisie du clergé. Bien des thèmes développés dans ces articles trouveront un écho dans les vingt romans qui seront publiés à un rythme régulier entre 1870 et 1893.

Le projet des Rougon-Macquart est accepté par l’éditeur Lacroix en 1869. On y suivra toute l’aventure du Second Empire, du coup d’Etat du 2 décembre 1851 à la capitulation de Sedan et à la Commune. Pour préparer son oeuvre, l’écrivain a consacré l’année 1868 à lire une série d’ouvrages de physiologie, entre autres La Physiologie des passions de Letourneau et Le Traité de l’hérédité naturelle du docteur Lucas. Après avoir approfondi la théorie des « milieux » dans l’étude de Taine, découvert la méthode expérimentale dans L’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard, il a trouvé dans l’hérédité le fil conducteur de la série : Les Rougon-Macquart raconteront « l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ». L’arbre généalogique, sur lequel s’opposent et se mêlent les descendants de l’ancêtre originelle, Adélaïde Fouque, la branche légitime des Rougon et la branche bâtarde des Macquart, sera la matrice d’une formidable combinatoire bio-littéraire : sur cinq générations, les branches se ramifieront, étalant leurs larges feuilles ; sur chaque feuille de l’arbre, on lira une biographie, un cas héréditaire, l’étude d’un milieu dans cette époque de « folie et de honte » qu’est le Second Empire.

Les premiers romans du cycle sont violemment anti-bonapartistes et Zola, qui a mené une violente campagne anti-belliciste (« refuser la guerre, c’est refuser l’Empire », écrivait-il insolemment), doit à la proclamation de la République, le 4 septembre 1870, d’échapper à la justice. Mais la guerre de 1870, en interrompant la parution en feuilleton de La Fortune des Rougon le prive aussi de son public : le roman, où s’affirme déjà un très grand auteur, passe pratiquement inaperçu…

Soutien de famille, l’écrivain n’a pas été mobilisé, il doit subvenir aux besoins de sa mère et d’Alexandrine, devenue sa femme le 31 mai 1870. Parti à Marseille pour briguer une sous-préfecture dans le midi, il devient finalement chroniqueur parlementaire à Bordeaux et rejoint Paris le 14 mars 1871 pour rendre compte des débats de l’Assemblée qui siège désormais à Versailles. Hostile à la majorité de droite, proche des représentants de « la nouvelle gauche », Louis Blanc, Hugo, Gambetta, il est néanmoins partagé face à la Commune : il renvoie dos à dos, après l’insurrection du 18 mars 1871, « les idéalistes révolutionnaires […] qui tomberont en criminels, en s’imaginant tomber en martyrs » et « les gens de Versailles [qui] auront du sang jusqu’à mi-jambes » pour rentrer dans Paris après l’avoir abandonné. Et, s’il réclame vigoureusement l’amnistie pour les Communards après la victoire des Versaillais et la terrible répression qui l’accompagne, il soutient néanmoins Thiers, seul capable, à ses yeux, de sauver l’ordre et la République.

Le spectacle de la médiocrité parlementaire a donné à Zola une méfiance durable de la politique, « ce terrain sur lequel les inutiles, les impuissants, les vaincus, se donnent rendez-vous pour monter à l’assaut du succès… » Avec le retour de la paix, il voit arriver le règne des écrivains, comme il le confie à son ami Alexis : « Je sens une renaissance. Nous sommes les hommes de demain, notre jour arrive ». Le voilà donc de nouveau engagé dans l’écriture et la rédaction de La Curée l’occupe tout entier. Le roman, qui dénonce les spéculations immobilières liées à l’haussmannisation, est aussi la réécriture de Phèdre et une superbe évocation du Paris moderne, impressionniste avant la lettre. Le 22 juillet 1872, le jeune auteur signe un contrat avec l’éditeur Charpentier qui deviendra, selon ses propres termes, « l’éditeur du naturalisme ». Les liens d’une amitié durable uniront désormais les Zola aux Charpentier et c’est dans le salon de Madame Charpentier, au contact de ses habitués, écrivains, artistes et hommes politiques, qu’Alexandrine, l’ancienne grisette, fera l’apprentissage de la vie mondaine…

Dès lors, les volumes se succèdent à un rythme soutenu : Le Ventre de Paris (1873) , roman politique, est aussi un hymne à la poésie des Halles avec sa profusion de marchandises et son audacieuse architecture de métal, « une nature morte colossale », un roman flamand dans lequel Zola rivalise avec le talent des peintres. La Conquête de Plassans (1874), roman anticlérical, évoque les intrigues de l’abbé Faujas pour ramener au bonapartisme la petite ville de Plassans qui a élu un député légitimiste. La Faute de l’abbé Mouret (1875), peut-être la plus japonisante des oeuvres d’Emile Zola, promène le lecteur dans le jardin mythique du Paradou et sa luxuriance de paradis extrême-oriental. Son Excellence Eugène Rougon (1876) dévoile les arcanes du monde politique sous le Second Empire ainsi que la collusion de l’art académique et du pouvoir. En marge des Rougon-Macquart, Zola a fait rééditer Les Contes à Ninon en mai 1874 et sortir, en novembre de la même année, Les Nouveaux Contes à Ninon. Hormis La Conquête de Plassans, les premiers romans du cycle se vendent bien. Seul le théâtre, qui demeure alors le seul terrain sur lequel un écrivain puisse faire rapidement fortune, réserve de cuisants échecs à l’écrivain : le drame tiré de Thérèse Raquin n’est joué que neuf fois en juillet 1873 et Les Héritiers Rabourdin ne connaissent que quelques représentations en novembre 1874.

 

Le succès : Zola chef d’école

Le succès définitif va cependant venir avec L’Assommoir (1877) qui fera de Zola le chef de file du naturalisme. Succès de scandale, certes, pour la critique, y compris pour la critique républicaine, mais immense succès populaire, sans doute parce que l’auteur a su admirablement fondre dans une écriture polyphonique, en les intégrant à la trame même du récit grâce à l’indirect libre, toutes les voix de ce roman sur le peuple. Flaubert parle dans sa correspondance de 16 000 exemplaires vendus en un mois ! Le 10 novembre 1877, L’Assommoir aura atteint sa trente-huitième édition ! Beau joueur, l’éditeur Charpentier annule le précédent contrat, qui le liait à l’auteur (pour 500 francs par mois contre deux romans par an !), et l’associe désormais aux bénéfices. L’intérêt suscité par l’ouvrage ayant relancé la vente des volumes précédents, Zola est désormais riche et célèbre. Consacré comme l’un des maîtres du réalisme par un groupe de jeunes écrivains, dont Huysmans, Céard, Hennique, Paul Alexis, Guy de Maupassant, il est reçu aux dimanches de Flaubert avec Goncourt, Tourgueniev ou Daudet. Il achète la propriété de Médan le 28 mai 1878 et s’installe, le 20 avril 1877, 23, rue de Boulogne, dans un appartement cossu où il pourra donner libre cours à sa passion de collectionneur, entassant, dans un goût très caractéristique de son époque, un bric-à-brac hétéroclite mélangeant tous les styles. Le salon de Sandoz, l’écrivain de L’Oeuvre dans lequel Zola s’est représenté, fait écho à cette « rage joyeuse d’acheter ». On y voit « de vieux meubles, de vieilles tapisseries, des bibelots de tous les peuples et de tous les siècles, un flot montant, débordant à cette heure…  » Cependant Zola n’a pas encore tout à fait abandonné le journalisme ; il collabore encore au Bien public et au Messager de l’Europe, diffusant ses théories naturalistes en pleine période d’Ordre Moral. Il rédige aussi pour Le Sémaphore de Marseille le compte-rendu de la troisième exposition impressionniste et défend Monet, Degas, Pissarro, Sisley ou encore Cézanne en qui il voit « le plus grand coloriste du groupe ».

Parti se reposer en Provence, à l’Estaque, qu’il connaît bien pour y avoir déjà séjourné avec Cézanne, il entreprend la rédaction de son nouveau roman. Fidèle à sa conception du cycle, il fait en effet alterner les temps forts, comme L’Assommoir, et les temps faibles comme cette oeuvre intimiste d’inspiration stendhalienne qui analyse la lutte d’une jeune veuve contre la passion amoureuse. Mais Une page d’amour est aussi l’occasion de magnifiques panoramas de Paris et de descriptions impressionnistes ou japonisantes. Le volume suivant, Nana, sera évidemment un nouveau temps fort. Tout en préparant ce terrible roman sur le théâtre et la prostitution, Zola, tavailleur infatigable, collabore à l’adaptation théâtrale de L’Assommoir par Busnach, il écrit une étude littéraire, Les romanciers contemporains en France, et organise le succès à venir : la sortie de Nana est précédée par une campagne de publicité sans précédent, articles d’annonce alléchants, milliers d’affiches, hommes-sandwiches circulant dans les rues, porteurs de la même injonction : « Nana ! Nana ! Lisez Nana ! » C’est le 16 octobre que le roman paraît dans LeVoltaire en même temps que Le Roman expérimental qui définit les principes du naturalisme.
Désormais entouré de disciples, Zola est devenu chef d’école : il parraine Les Soirées de Médanun recueil collectif de nouvelles sur la guerre de 1870 où l’on remarque Boule de Suif de Maupassant. L’objectif publicitaire est proclamé dans la préface : « Notre seul souci a été d’affirmer publiquement nos véritables amitiés et, en même temps, nos tendances littéraires. »

Le temps des deuils et des désillusions

Après cette période de succès vient le temps des deuils et des désillusions. Le groupe de Médan commence à se disperser. La mort d’Emilie Zola, celles de Duranty et de Flaubert, en 1880, plongent l’écrivain dans un profond désarroi. La Joie de vivre (1884) triomphera de ce vertige du néant et des tentations noires de la philosophie de Schopenhauer. En attendant, le romancier s’étourdit dans le travail et son activité de journaliste lui fournit un nouveau sujet. Il publie plusieurs articles, sur l’éducation des filles, l’adultère et le divorce, qui constitueront la trame de Pot-Bouille (1882), virulente critique de l’hypocrisie bourgeoise et anatomie du goût des parvenus et des « prétendants ». Avec Au Bonheur des Dames (1883), il tente d’exorciser le pessimisme et la « mélancolie de la vie », comme il l’écrit dans l’ébauche. Ce « poème de l’activité moderne » conjugue une analyse très fine du dynamisme capitaliste et une exploration de l’espace féerique du grand magasin. Par l’art des descriptions, Zola continue à mener dans l’écriture romanesque le combat pour un art nouveau…

Les années qui suivent sont scandées par la parution de trois chefs-d’oeuvre, Germinal (1885), L’Oeuvre (1886) et La Terre (1887). Pour écrire Germinal, Zola, fidèle à sa méthode, mêle lectures savantes et enquête sur le terrain : une grève a éclaté en février 1884 à Anzin ; l’écrivain naturaliste s’y rend, il écoute, il prend des notes, il visite les corons, il descend au fond de la mine. Malgré bien des ambiguïtés, il se fait militant et décrit sans ambages « le soulèvement des salariés, le coup d’épaule donné à la société, qui craque un instant, en un mot, la lutte du Capital et du Travail ». Il veut que « le lecteur bourgeois ait un frisson de terreur » devant les armées vengeresses des charbonniers enragés de misère et de faim, dévastant les fosses, anéantissant tout sur leur passage : « Hâtez-vous d’être justes, proclame-t-il en substance, autrement voilà le péril ».

Après le « cri de justice » de Germinal, qui résonnera encore longtemps dans la conscience ouvrière, Zola entreprend L’Oeuvre. Il y raconte un autre combat, tout en couleurs celui-là, celui des artistes du plein air contre les toiles bitumeuses de l’Académie. Véritable épopée de l’impressionnisme, le roman fait la part belle aux souvenirs de jeunesse, discussions passionnées au café Guerbois, promenades dans Paris et sur les bords de Seine, fréquentation des ateliers et des expositions impressionnistes, comptes-rendus du Salon officiel. Pourtant, L’Oeuvre s’achève sur le constat amer des dissensions du groupe et sur le suicide de Claude, le peintre raté en qui Cézanne a cru se reconnaître… Les deux amis ne se reverront plus jamais.
Les critiques bourgeois ont à peine eu le temps de se remettre de leurs frayeurs devant les pages noires de Germinal que paraît La Terre, « une étude du paysan français, [de] son amour du sol, [de] sa lutte séculaire pour le posséder ». Le réalisme de ces « Géorgiques de la crapule » (le mot est d’Anatole France), où dominent les souvenirs iconographiques de Millet, suscite des polémiques plus violentes que jamais : le 18 août 1887, Le Figaro publie Le Manifeste des Cinq, signé de Paul Bonnetain, J-H Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte, Gustave Guiches, tous bien en cour auprès de Goncourt ou de Daudet. Ces derniers, jaloux du succès de Zola, ont sans doute aiguisé la plume de ces jeunes auteurs contre les indécences de La Terre.
Blessé par ces attaques, le romancier entreprend d’écrire Le Rêve, un « conte bleu » qui fait écho à La Faute de l’abbé Mouret. Encore une fois, Zola y démontre la capacité du naturalisme à traiter de tous les sujets, de la passion mystique, vue à travers l’imagerie des livres d’heures et des Primitifs, comme des sordides réalités du monde rural ou du monde ouvrier.

Bonheur d’automne : Jeanne Rozerot

Tout en poursuivant son oeuvre, Zola a agrandi Médan et fait élever deux tours de part et d’autre de la construction d’origine. La première tour, carrée, abrite au rez-de-chaussée une salle à manger et une cuisine, au premier étage la chambre du couple et une salle de bains, au deuxième l’immense pièce qui sert de bureau à l’écrivain, encombrée de bibelots chinois et japonais et de tout un bric-à-brac médiéval sous un plafond aux poutres fleurdelisées. Une colossale cheminée porte l’inscription : nulla dies sine linea (pas un jour sans une ligne). Dans la seconde tour, hexagonale, édifiée entre 1885 et 1886 au sud-est, pour équilibrer la première, Zola fait aménager une salle de billard au rez-de-chaussée ainsi qu’une lingerie et des chambres de domestiques au premier. Céard évoque ainsi le luxe du salon-billard, orné de quatre grands vitraux à motifs floraux et animaliers, qui témoignent de l’engouement du romancier pour le style Art Nouveau très proche de l’esthétique extrême-orientale : « Une grande recherche de tentures, de boiseries et de bibelots dans le choix desquels se révèle son goût du majestueux, du confortable et du décoratif. Le romantisme dont il a avoué lui-même n’avoir jamais entièrement débarrassé ses goûts, ses conceptions et parfois son style, le romantisme combattu dans les lettres, par un retour offensif, dans tout l’ameublement reparaît en vainqueur. » C’est là en effet que Zola entasse, au fil du temps, selon le témoignage de ses amis, armoiries et armures médiévales, objets de culte, chasubles, retables, statuettes de procession, ex-voto à côté de meubles Louis XVI, de bouddhas indiens, de cabinets vénitiens incrustés d’ivoire ou d’un gong du Japon et d’un chapeau chinois de garde nationale. Prenant sa revanche sur les années difficiles, il réalise ses rêves de jeunesse, mais il est surtout, en dépit qu’il en ait, un homme de son temps dans une époque où triomphe l’éclectisme. La propriété comporte également un pavillon de quatre pièces pour les amis, « le pavillon Charpentier », un parc planté d’arbres et de fleurs, une île où l’on se rend en barque avec un chalet, et, à l’extrémité nord, une ferme et un potager.

Dans ce cadre patiemment aménagé, que les Zola regagnent tous les ans au mois de mai, la vie du romancier connaît un second souffle avec l’arrivée de Jeanne Rozerot, une lingère de vingt et un ans embauchée par Alexandrine en 1888, dont Zola tombe éperdument amoureux. La jeune femme suit le couple à Royan pour l’été et Zola, qui souffre secrètement de la stérilité d’Alexandrine, sent renaître en lui des ardeurs d’adolescent. Il perd du poids, fait de longues randonnées avec Jeanne et, déjà passionné par la photographie, prend inlassablement des clichés de celle qui deviendra la mère de ses deux enfants. De retour à Paris, il l’installe au 66 de la rue Saint-Lazare, se partageant désormais entre ses deux foyers. La naissance de Denise, le 20 septembre 1889, puis celle de Jacques, le 25 septembre 1891, consolident les liens des deux amants et donne une nouvelle douceur à l’oeuvre littéraire, déjà sensible dans Le Rêve. La dédicace à Jeanne dans Le Docteur Pascal témoignera du profond engagement de Zola : « A ma bien-aimée Jeanne, – à ma Clotilde, qui m’a donné le royal festin de sa jeunesse
et qui m’a rendu mes trente ans, en me faisant le cadeau de ma Denise et de mon Jacques, les deux chers enfants pour qui j’ai écrit ce livre, afin qu’ils sachent, en le lisant un jour, combien j’ai adoré leur mère et de quelle respectueuse tendresse ils devront lui payer plus tard le bonheur dont elle m’a consolé, dans mes grands chagrins. »

Zola est en effet déchiré entre ses deux couples ; en apprenant la liaison de son mari, Alexandrine a cru devenir folle, et les Zola, qui résident désormais dans un hôtel particulier, au 21 bis, rue de Bruxelles, vivent un enfer ; cependant, malgré les tensions et les difficultés de sa double vie, l’écrivain poursuit la rédaction des Rougon-Macquart avec La Bête humaine (1890), le roman du crime et de la poésie des gares, L’Argent (1891), le roman de la Bourse, La Débâcle (1892), le roman de la guerre de 1870 et de la défaite, et enfin Le Docteur Pascal  (1893) qui clôt le cycle par un bel hymne à la vie et à l’amour.

 

 
 » L’AFFAIRE «  : LE DERNIER COMBAT DU ROMANCIER
 

A peine a-t-il fini une oeuvre que Zola entame un nouveau cycle : Les Trois Villes (Lourdes, Rome, Paris) tentent d’établir un bilan du siècle, « bilan religieux, philosophique et social » alors que reviennent en force les spiritualités. Mais le temps n’est plus à l’écriture sereine : l’affaire Dreyfus arrache bientôt l’écrivain à ceux qu’il aime. Le 25 septembre 1894, le service de renseignement de l’armée française a intercepté une lettre adressée à l’attaché militaire de l’ambassade allemande à Paris Schwartzkoppen, le fameux « bordereau », qui prouve qu’un traître se cache dans l’armée.

Dans le climat antisémite qui règne alors, les soupçons se sont portés sur un gradé juif, le capitaine Dreyfus, arrêté le 15 octobre 1894, condamné à la déportation à vie le 22 décembre et dégradé publiquement dans la cour de l’Ecole militaire le 5 janvier 1895. Le procès à huis clos a été bâclé, des pièces secrètes ont été versées au dossier à l’insu de la défense et la presse antisémite s’est déchaînée avec La Libre Parole de Drumont. Mais le commandant Picquart, à la tête du service des renseignements depuis mars 1896, a découvert une carte-télégramme adressée par Schwartzkoppen au capitaine Esterhazy, le « petit bleu ». L’enquête de Picquart l’a conduit à rapprocher l’écriture d’Esterhazy de celle du bordereau. Picquart, devenu gênant, est déplacé en Tunisie ; des faux sont fabriqués pour couvrir Esterhazy. Zola, qui a déjà alerté l’opinion à propos des campagnes de presse menées contre les Juifs dans La Lettre à la France et La Lettre à la jeunessese lance dans la bataille après l’acquittement d’Esterhazy par le conseil de guerre, le 11 janvier 1898.

Conscient d’écrire « la plus belle page de [sa] vie », comme il le confie à Alexandrine, il accepte de sacrifier son bonheur privé et sa gloire littéraire à la justice. Pour arracher l’affaire au huis clos militaire et la porter devant l’opinion, il rédige le fameux J’accuse qui paraît le 13 janvier 1898 : il cite nommément les coupables de la trahison et du complot anti-dreyfusard et mentionne lui-même les articles au nom desquels le ministère doit le poursuivre en diffamation ! Pris au piège, l’état-major se résigne à intenter une action en justice.
Le procès se déroule dans un climat de violence inouïe : les ligues antisémites organisent le pillage des magasins juifs ; pendant tout le procès, les abords du palais de justice retentissent des cris de « Mort à Zola ! Mort aux Juifs ! » La foule tente de lyncher l’écrivain, on lui envoie des lettres remplies d’injures et d’excréments. Les caricatures se multiplient : l’une montre un Allemand caché derrière un Juif qui porte le masque de Zola, une autre évoque Zola en train de se noyer et tendant à un Prussien la lettre J’accuse. Au milieu de ce tumulte, quelques esprits lucides créent la Ligue pour la défense des Droits de l’homme et du Citoyen et les Zola reçoivent du monde entier des lettres de soutien.

Rayé des cadres de la Légion d’Honneur, condamné à un an de prison et à 3000 francs d’amende, condamné en outre à deux mois de prison avec sursis et à 30 000F de dommages et intérêts pour avoir accusé les experts en écriture d’incompétence, Zola ne répugnerait pas à aller en prison et à assumer ainsi le rôle du martyr ; mais l’exécution de la sentence refermerait le dossier et, à la demande pressante des dreyfusards, Zola accepte un sacrifice plus grand encore : au risque de ternir son honneur et de passer pour un lâche, il s’exile en Angleterre, abandonnant là toutes ses tendresses.

Pendant ce temps, Alexandrine assume seule, avec un courage admirable, le combat en France. En butte aux insultes et aux menaces de mort, elle doit encore affronter la vente aux enchères de son mobilier (Fasquelle, en rachetant le premier lot pour 32 000F, arrête heureusement cette terrible épreuve), elle doit gérer tous les problèmes liés à l’édition des oeuvres d’Emile Zola, lutter sur tous les fronts, répondre aux interviews. Déterminé à ne pas rentrer en France tant que la cour de cassation n’autorisera pas la révision du procès de Dreyfus, Zola ne sait quand se terminera l’épreuve de l’exil et Alexandrine, sacrifiant son propre bonheur à celui de son mari, accepte de s’effacer devant Jeanne Rozerot et devant les enfants qui rejoindront plusieurs fois le romancier en Angleterre, le suivant dans son errance de proscrit recherché par la police et les agents anti-dreyfusards…

La fin de l’affaire est proche lorsque Zola écrit les dernières lignes de Fécondité, le premier roman du cycle des Evangiles. Le 3 juin 1899, la Cour de cassation annule à l’unanimité le jugement condamnant Dreyfus et renvoie l’accusé devant le conseil de guerre de Rennes. Dreyfus, d’abord reconnu coupable, mais avec des circonstances atténuantes, est finalement gracié et amnistié. C’est une solution de compromis. Il ne sera réhabilité qu’en 1906. Dès qu’il apprend la nouvelle, Zola rentre d’exil. Le 5 juin 1899, il est à Paris, quelques semaines avant l’ouverture du procès en révision, le 7 août 1899. Il continue à mener, dans ses dernières oeuvres (Travail, Vérité, Justice, qui restera inachevé), les grands combats républicains de cette fin de siècle, militant pour la réconciliation des classes, pour la laïcité et pour la justice.

Mais Zola ne verra pas la réhabilitation du capitaine Dreyfus : il mourra asphyxié dans la nuit du 28 au 29 septembre 1902, sans doute victime des ligues antisémites, qui ne lui ont pas pardonné d’avoir provoqué la révision du procès. Il était de mise en effet d’enfumer les dreyfusards pour les faire sortir de leur « terrier » comme des renards et, dans cette époque où le meurtre faisait partie de la « culture » politique, il est probable que, profitant des travaux sur un toit voisin, comme il s’en est lui-même accusé plus tard, un anti-dreyfusard farouche ait bouché le conduit de cheminée des Zola.

Tandis que ses ennemis se réjouissent de ce « fait divers naturaliste », une foule immense, où l’on entend les mineurs scander le cri de justice de « Germinal », suit le cercueil de l’écrivain, enterré le 5 octobre 1902, au cimetière Montmartre. Anatole France, dans son oraison funèbre, rend hommage à celui qui « fut un moment de la conscience humaine ». Les cendres du romancier seront transférées au Panthéon en 1908.

Pour retourner au sommaire général des Ecrits sur l’Art d’Emile Zola