Emile Zola et la théorie des écrans

Dans une lettre à son ami Valabrègue datée de 1864, Zola définit l’œuvre d’art comme « une fenêtre ouverte sur la création » ; cependant, ajoute-t-il, il y a toujours, « enchâssé dans l’embrasure de la fenêtre, une sorte d’écran transparent, à travers lequel on aperçoit les objets plus ou moins déformés » : les lignes, les couleurs se modifient en passant à travers ce « milieu » qui n’est autre que « le tempérament » de l’artiste, modifié par le « moment » historiqueChaque époque, chaque classe sociale, chaque individu même a son écran particulier. Zola distingue ainsi l’écran classique, l’écran romantique et l’écran réaliste. Comme le châssis tendu de toile que les peintres utilisent pour voiler un excès de lumière, comme le filtre dont se servent les photographes pour arrêter les couleurs, l’écran zolien est le dispositif optique, le verre déformant, le prisme arbitraire à travers lequel nous apparaît la réalité.

« L’écran classique, écrit-il, est une belle feuille de talc très pure et d’un grain fin et solide, d’une blancheur laiteuse. Les images s’y dessinent nettement, au simple trait noir ». Mais, tandis que les lignes se développent dans « ce cristal froid et peu translucide », « les couleurs s'[y] effacent » au profit des « ombres » dans une grisaille de bas-relief.

« L’écran romantique » à l’inverse, « est une glace sans tain, claire, […] colorée des sept nuances de l’arc-en-ciel » ; c’est un « prisme » puissant qui décompose tout rayon lumineux « en un spectre solaire éblouissant » et qui oppose vigoureusement l’ombre et la lumière : cependant, « trouble en certains endroits », le miroir romantique « transforme les contours », il suscite les tumultes de la forme et les fulgurances du mouvement au mépris de la géométrie.

Quant à « l’écran réaliste », le dernier qu’ait produit l’histoire de l’art, c’est « un simple verre à vitre, très mince, très clair »
qui « nie sa propre existence » pour embrasser l’horizon entier sans préjugé et sans exclusive. Pourtant, « si clair, si mince qu’il soit, […] il n’en a pas moins une couleur propre, une épaisseur quelconque, il teint les objets, il les réfracte tout comme un autre », affirme Zola ; il noircit les objets, il exagère les lignes dans le sens de la largeur, privilégiant les formes plantureuses de la matière et de la vie.

Refusant l’illusion réaliste et ses naïves prétentions d’objectivité, le jeune romancier jette ainsi les fondements d’une théorie de l’écran « naturaliste », il revendique la part de « mensonge » sans laquelle l’œuvre d’art n’existerait pas en tant que telle. Le naturalisme est en ce sens à la littérature ce que l’impressionnisme est à la peinture, un réalisme subjectif dans lequel le tempérament du créateur compte tout autant que le « coin de la création » qu’il dépeint. C’est pourquoi Zola affirme si souvent que « les impressionnistes », ainsi nommés par dérision, ne sont rien d’autre à ses yeux que des « artistes naturalistes ».

Mais ce qui vaut pour l’artiste ou pour le romancier vaut aussi pour les classes et pour les individus. Chacun des romans d’Emile Zola déploiera donc sur le monde les schèmes perceptifs les mieux adaptés au milieu qu’il analyse : l’académisme de Son Excellence Eugène Rougon, le réalisme de La Terre ou de La Débâcle, l’impressionnisme de L’Œuvre, le japonisme de La Faute de l’Abbé Mouret ou d’Une Page d’Amour, le romantisme de La Fortune des Rougon ou du Ventre de Paris trouvent ainsi leur fondement dans une théorie que Zola développait déjà, avec une étrange maturité, à l’âge de vingt-quatre ans. Mieux, à l’intérieur de chaque roman, les écrans varient au gré des personnages, des tempéraments et des avatars de l’intrigue.

Mais les modèles esthétiques à travers lesquels chacun appréhende la réalité ne sont pas indépendants des techniques et de leur appropriation par les différentes classes : chacun a en effet une sorte de prédisposition sociale et culturelle à adopter un point de vue particulier, déterminé par les instruments optiques dont il est familier : la lanterne magique, le théâtre d’ombres, le panorama ou la photographie sont convoqués dans le texte comme autant de médiations de la perception. Il en va de même des institutions de représentation qui façonnent l’imaginaire des Rougon-Macquart : les Expositions Universelles, le Salon, le musée, les expositions d’artistes indépendants imposent ou proposent des dispositifs de visibilité antagonistes qui orchestrent la grande revue zolienne du Second Empire…

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