La Tribune, le 20 décembre 1868
Depuis quelque temps, les questions politiques brûlent. Le déluge d’amendes qui inonde le journalisme est fait pour épouvanter un humble causeur. Aussi ai-je résolu de laisser passer l’averse en me mettant à l’abri sous des questions d’art et de littérature. Les sergents de ville auront beau faire des manifestations, je veux être aussi mort que les cadavres dont leurs gros souliers troublent la cendre. Ainsi, je connais tel article que je pourrais écrire et qui me servirait de billet de logement pour Sainte-Pélagie. Je préfère dire quelques mots au sujet du règlement que le ministre des Beaux-Arts vient de publier, et qui doit présider à l’exposition publique des ouvrages des artistes vivants en 1869. Comme cela, je ne pense pas qu’on puisse m’accuser de manœuvres à l’intérieur. Notre ministère des Beaux-Arts est un des plus incapables qu’on ait vus. Il a pour chef un maréchal – ce qui m’a fait souvent rêver de remplacer M. Niel par un peintre ou un sculpteur – et pour surintendant un artiste amateur, homme fort aimable, dit-on, mais d’une rare insuffisance. Aussi tout va-t-il de mal en pis : l’Administration a beau modifier les règlements, démocratiser les institutions, augmenter le nombre des récompenses, elle fait toujours des mécontents. Les artistes dont les toiles ont été refusées, ceux qui n’ont pas eu leur part dans la pluie heureuse des croix et des médailles, les jeunes et les vieux, les élèves et les maîtres, tous, en un mot, ont un reproche à adresser, une rancune à contenter, un cri à pousser au milieu de la sédition générale. Il n’existe pas en France un groupe de citoyens plus difficiles à satisfaire, et l’on y chercherait en vain des administrateurs plus ahuris et des administrés plus turbulents. Si l’Administration ne réussit pas à contenter son petit peuple, c’est pure maladresse. Elle est peut-être la première à être désolée de son impuissance. Me permettra-t-elle de lui donner un conseil ? En matière de gouvernement, il n’y a que deux voies possibles : le despotisme le plus absolu ou la liberté la plus complète. Qu’elle choisisse, et promptement. J’entends par le despotisme le plus absolu le règne autocratique de l’Académie des Beaux-Arts. On a eu tort de retirer le pouvoir de ses mains pour le confier aux mains d’un jury électif dont les jugements peuvent varier chaque année. L’Académie seule, avec ses traditions, ses entêtements solennels, ses tendances toujours semblables, avait le droit de se constituer en tribunal suprême ; la déposséder, c’était tuer l’institution du jury, en lui ôtant son caractère officiel de pédantisme. Un artiste dont l’œuvre était refusée par une décision du corps enseignant ne pouvait, n’osait se plaindre ; il connaissait les goûts de ses juges, il savait à l’avance ce qui devait leur plaire ou leur déplaire, et il ne s’en prenait qu’à lui, s’il avait eu la maladresse de présenter un ouvrage sortant des règles sacrées. La sainte routine poussait la machine, la tyrannie s’étalait grassement. Qu’on en revienne à un jury académique, ce jury sera à sa place, jugera en toute autorité, fera même accepter ses jugements, grâce au respect que nous avons en France pour les médiocrités que nous divinisons. Je sais bien que le jury académique porte lunettes, regarde de la peinture comme on regarde de vieux sous, à la loupe. L’Administration a voulu élargir l’horizon, en appelant des hommes plus jeunes, plus libres d’opinions et de goûts ; seulement elle n’a pas compris qu’un jury qui ne porte pas lunettes n’est pas un jury sérieux, et que mieux vaudrait ouvrir les portes toutes grandes que de les faire garder par des messieurs sans titres officiels. Un suisse d’église fait ranger toutes les dévotes rien qu’en frappant les dalles de sa hallebarde, sans épée , sans chapeau empanaché, et vous verrez si les dévotes obéissent. Les demi-mesures sont dangereuses, elles tuent les gouvernements. Un despotisme bien organisé, surtout en art, est préférable à une liberté restreinte. Du moment où l’Administration avouait que le jury académique ne valait rien, il lui fallait couper dans le vif, détruire l’institution, créer des expositions libres. Elle n’a pas eu ce courage ; aussi, à cette heure, doit-elle être dans un cruel embarras, en face des ennuis que lui ont causés et que lui causeront encore les décisions à demi libérales qu’elle prend. Si, pour la prochaine exposition, elle a maintenu le règlement qui a présidé au dernier Salon, c’est qu’à la vérité elle ne sait plus comment se sauver de ses propres maladresses. Elle a d’abord fait nommer le jury par les seuls artistes médaillés : mécontentement général, grognements, protestations. Alors, en 1868, elle a donné le droit de vote à tous les artistes reçus à un des Salons précédents. C’était plus libéral ; mais les vrais intéressés, les débutants n’avaient pas encore la faculté de choisir leurs juges. Que dirait le pays, si les anciens députés avaient seuls le droit de nommer les nouveaux représentants de la nation ? Cette année, ce mode d’élection a été maintenu. J’espérais que l’administration décréterait le suffrage universel, en reconnaissant aux cinq ou six mille artistes qui envoient des œuvres le droit d’élire le tribunal dont les jugements doivent décider de leur avenir. Cela m’aurait paru rationnel. D’ailleurs, l’Administration n’aurait fait qu’un pas de plus vers la liberté entière ; car, les plaintes continuant, elle se serait bientôt vue forcée d’ouvrir les portes à deux battants et de recevoir tout le monde, sans placer le moindre douanier à la porte. Que de soucis elle se serait évités, si elle avait commencé par là ! Il est vrai qu’elle a encore un autre parti à prendre, elle peut faire la paix avec l’Académie ; lui rendre le pouvoir en lui disant : « Je ne sais plus où donner de la tête ; la liberté entière m’effraie, je préfère que le despotisme règne de nouveau : jugez en aveugles, et merci ! « En 1868, le vote a donné des résultats étranges et menaçants. Au scandale de toute l’École, c’est un paysagiste qui a eu le plus de voix. Certains artistes, reconnus comme des maîtres, se sont trouvés à la queue de la liste. On a même dit que deux d’entre eux, blessés du rang que le vote leur assignait, auraient refusé d’assister aux séances. Si ce bruit est vrai, aucun des peintres patentés ne voudra bientôt plus faire partie d’un jury où les premiers courent le risque d’être les derniers. D’ailleurs, la plaie vive n’est pas là. Les jurys électifs se discréditent par le caprice de leurs jugements, par leur manque de méthode et de vues d’ensemble ; ils ne forment pas un corps uni et solide, ils n’obéissent à aucune idée maîtresse ; ils sont sévères, ils sont indulgents par camaraderie, pour opinions préconçues. Composés d’éléments divers, pouvant chaque année se renouveler entièrement, ils amèneraient dans l’art le plus triste tohu-bohu, si l’on prenait les expositions annuelles comme des expressions exactes du mouvement artistique. Ils doivent disparaître, las d’eux-mêmes, tués par leur propre besogne après avoir flotté de l’indulgence à la sévérité, et être tombés dans la plus parfaite indifférence et le désarroi le plus complet. Donc, pas de milieu possible : un jury académique ou des expositions libres. L’Administration aura beau reculer, elle sera forcée tôt ou tard de rappeler l’Académie ou d’ouvrir les portes toutes larges. Les expositions libres sont donc bien effrayantes. On parle de la dignité de l’art, on traite le beau en monsieur délicat qui craint les courants d’air : il faut que toutes les issues soient bien closes pour que les chefs-d’œuvre ne s’enrhument pas. Le Palais de l’industrie (1) se transforme en un temple, en un lieu sévère habité par la Muse, ou plutôt en un salon aristocratique dans lequel les toiles doivent être lisses et satinées comme la joue d’une jolie femme. En France, nous avons la passion du comme il faut, du propre et du gentil. Les artistes blancs et roses, les filles de l’art, se souviennent de l’exposition libre de 1848 comme d’un horrible sacrilège ; c’était la démocratie, le flot trouble et puissant du peuple qui entrait dans le temple. Un tableau brutal, traité avec les rudesses du génie, fait tache, et la » dignité de l’art » n’admet pas de tache parmi les peintures lavées avec soin des maîtres contemporains. Faites médiocre pour ne pas tirer l’œil, vous serez un artiste sérieux et digne. Moi, en matière artistique, j’entends la dignité d’une autre façon. Je me soucie peu que des messieurs plus ou moins autorisés fassent un choix des toiles que je puis regarder sans danger. Je pousse la curiosité jusqu’à souhaiter de tout voir. Les médiocrités ne me feront point rire des chefs-d’œuvre ; je ne trouverai pas que l’art est outragé parce que j’aurai sous les yeux quelques mauvais tableaux de plus ou de moins. Certaines des œuvres accueillies avec faveur sont autrement tristes et désolantes que tout ce que la folie d’un rapin affamé peut rêver de plus extravagant. La question s’offre, d’ailleurs, sous un point de vue plus grave. On devrait cesser de considérer le Salon comme un concours : des centaines de médailles ne feront pas naître un seul grand artiste. Il faudrait ne plus distribuer la moindre récompense, et regarder les expositions comme des marchés ouverts aux produits des artistes. L’Administration, en donnant aux artistes la facilité d’exposer leurs œuvres et de les vendre, ferait pour eux tout ce qu’elle peut raisonnablement faire. Elle leur éviterait ainsi de passer par les mains des marchands de tableaux ; elle créerait une sorte de magasin général qui serait à la fois un musée et une boutique de vente. Le public entrerait là sans s’imaginer qu’il entre chez le bon Dieu, dans une confiserie exquise où les bonbons sont soigneusement choisis parmi les plus sucrés ; chacun irait aux tableaux qui lui plairaient, achèterait s’il avait de l’argent en poche, ou tout au moins ferait une réputation à son peintre favori ; le mot « médaille », écrit sur le cadre, ne forcerait l’admiration de personne ; nous aurions enfin ce qui existe pour les livres dans les librairies, un étalage complet des divers talents. Une pareille mesure ne sera sans doute jamais prise chez nous ; nous ne sommes pas un peuple assez pratique, assez grave, pour ouvrir le bazar du beau. Plus de récompenses, bon Dieu ! Que diraient nos mères et nos femmes ? Depuis l’âge de cinq ans, on nous habitue à porter des croix de fer-blanc sur la poitrine ; plus tard, à seize et dix-huit ans, au collège, on nous couronnes de feuilles de laurier artificielles. Quand nous sommes grands, nous restons petits garçons : il nous faut des bouts de ruban rouge pour faire joujou. Un juge de paix de cinquante ans qui reçoit la décoration est embrassé par sa vieille mère, comme le jour où il lui a rapporté son premier accessit. Puis, si tout le monde pouvait entrer au Salon, quelle gloire y aurait-il à s’y trouver ? La moitié des artistes, qui sont artistes par gloriole, préféreraient rester dans leurs ateliers. Malgré 93, nous sommes une nation d’aristocrates ; nous aimons à être placés à part, au-dessus de la foule, avec un brevet de génie collé au milieu du dos. D’un autre côté, l’Administration ne tiendrait plus sous sa main un peuple d’échines souples, quêtant des médailles et des croix ; la pauvre Administration s’ennuierait à périr dans ses bureaux vides de solliciteurs. Allons, ne parlez plus de la dignité de l’art, avouez qu’il doit toujours y avoir en France des administrateurs et des administrés ; dites franchement que vous aimez les médailles, et que vous vous souciez fort peu de justice et de vérité. C’est pour cela que vous maintenez quand même l’institution du jury, qui tombe en morceaux ; autrement, vous exposeriez tout le monde, vous ne récompenseriez personne, vous serviriez bien mieux les intérêts de l’art en permettant à chaque artiste de gagner son pain et de grandir en liberté.
Emile Zola
1 – Le palais de l’Industrie fut construit en 1853 pour abriter l’Exposition Universelle de 1855. Dès le 27 mars 1852, Louis-Napoléon Bonaparte, qui n’était encore alors que le Prince-Président, avait décrété la construction d’un « palais des arts et de l’industrie » qui devait rivaliser avec le Crystal Palace de Londres et qui « pourrait servir aux cérémonies publiques et aux fêtes civiques et militaires ». Le projet fut d’abord confié à Jacques Hittorff qui s’inspira du monument londonien pour imaginer une immense halle de fer et de verre. Mais Louis-Napoléon recula devant l’audace de cet édifice qui préfigurait les Halles de Baltard et préféra la solution de compromis proposée par Viel et Desjardins : le fer et la brique de la grande ellipse de 250 mètres sur cent seraient dissimulés par la pierre. Néanmoins, en unissant dans un même édifice les dernières inventions techniques et la vie artistique dès l’exposition universelle de 1855 (même si les beaux-arts étaient alors logés dans une annexe), l’Empereur s’affirmait d’emblée comme un novateur face à l’Angleterre. Le palais de l’industrie, qui se situait face à l’Elysée, fut détruit lors du percement de l’Avenue Alexandre-III, pour l’exposition universelle de 1900.
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