Lettre de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, aux descendants d’Alfred Dreyfus et d’Emile Zola (8 janvier 1998)
Il y a tout juste un siècle, la France traversait une crise grave et profonde. L’Affaire Dreyfus, comme un soc de charrue, déchirait la société française, séparait des familles, divisait le pays en deux camps ennemis qui s’affrontaient avec une rare violence. Parce que le Capitaine Dreyfus devait à tout prix rester coupable, les procès qui se succédaient n’étaient que de tristes mascarades. Après avoir eu les galons arrachés et le sabre brisé, il payait cher, à l’île du Diable, les machinations ourdies dans le secret de quelque bureau.
Malgré la ténacité de la famille du Capitaine Dreyfus, l’affaire aurait pu être classée. Tache sombre, indigne de notre pays et de notre histoire, colossale erreur judiciaire et honteuse compromission d’Etat. Mais un homme s’est élevé contre le mensonge, la bassesse et la lâcheté. Indigné devant l’injustice qui frappait le Capitaine Dreyfus, dont le seul crime était d’être juif, Emile Zola lança comme un cri son fameux «J’ accuse». Publié le 13 janvier 1898 dans «L’ Aurore», ce texte devait frapper les esprits comme la foudre, et changer en quelques heures le destin de l’Affaire. La vérité était en marche.
Ce jour-là, Emile Zola s’était adressé au Président de la République. Aujourd’hui nous fêtons le centenaire de cette lettre qui est entrée dans l’Histoire. Aujourd’hui je voudrais dire aux familles Dreyfus et Zola combien la France est reconnaissante envers leurs ancêtres d’avoir su, avec un courage admirable, donner tout leur sens aux valeurs de liberté, de dignité et de justice.
N’oublions jamais que celui qui fut réhabilité aux cris de « Vive Dreyfus ! » répondit d’une voix forte : «Non, Vive la France !». Malgré l’humiliation, l’exil, la souffrance, atteint dans son cœur et dans sa chair, blessé dans sa dignité, le Capitaine Dreyfus avait su pardonner. Magnifique pardon, magnifique réponse : l’amour de la Patrie contre l’intolérance et la haine.
N’oublions jamais le courage d’un grand écrivain qui, prenant tous les risques, mettant en péril sa tranquillité, sa notoriété et même se vie, osa prendre la plume pour mettre son talent au service de la vérité. Emile Zola, haute figure littéraire et morale, avait compris qu’il avait la responsabilité d’éclairer et le devoir de parler quand d’autres se taisaient. Dans la lignée de Voltaire il incarne, depuis, le meilleur de la tradition intellectuelle.
La tragédie du Capitaine Dreyfus s’est déroulée il y a un siècle. Pourtant, après tant d’années, elle parle d’une voix forte à nos cœurs. Le texte de Zola est resté dans la mémoire collective comme « un grand moment de la conscience humaine ».
Un demi-siècle après Vichy, nous savons que les forces obscures, l’intolérance, l’injustice peuvent s’insinuer jusqu’au sommet de l’Etat. Mais nous savons aussi que la France sait se retrouver pour le meilleur, dans les moments de vérité, grande, forte, unie et vigilante. C’est sans doute cela que nous disent, par-delà les années, Emile Zola et Alfred Dreyfus. C’est parce qu’ils avaient foi dans nos valeurs communes, les valeurs de la Nation et de la République, et qu’ils aimaient profondément la France, que ces deux hommes d’exception ont su la réconcilier avec elle-même.
N’oublions jamais cette magistrale leçon d’amour et d’unité.
Jacques CHIRAC