Centenaire de l’affaire Dreyfus – Intervention d’Alain Pagès

Colloque organisé par la Cour de cassation le 19 juin 2006

Ce colloque a été diffusé sur France Culture, le 24 et le 25 août 2006.

On en trouvera le contenu intégral dans le CD-Rom Multimédia, De la justice dans l’Affaire Dreyfus, publié par les éditions Droit In-Situ, en septembre 2006.

“Impressions d’audiences…”

Je ne reprendrai pas, devant vous, l’ensemble du chapitre publié dans le volume collectif des éditions Fayard. Je me contenterai de quelques remarques, et – puisqu’il s’agit du procès le plus célèbre de l’affaire Dreyfus, du procès qui a été le plus commenté (avec celui de Rennes) – j’aimerais m’inspirer, pour donner une ligne directrice à ce que je vais dire, de ce qu’on trouve dans les « Impressions d’audiences » qu’ont livré plusieurs des contemporains sur ce procès…

Le genre des « Impressions d’audiences » appartient à la littérature judiciaire du XIXe siècle. Cette expression (« Impressions d’audiences ») est couramment utilisée par des écrivains ou des journalistes qui la reprenent pour intituler les chroniques qu’ils publient dans les journaux, ou, par la suite, les volumes qui recueillent ces chroniques.

S’agissant du procès de février 1898, on trouve des « Impressions d’audiences » sous la plume de Séverine (publiées dans Le Petit Bleu de Bruxelles), sous la plume de Barrès aussi (une chronique parue dans Le Figaro du 24 février 1898).

Sous ce titre également a paru l’un des témoignages les plus intéressants sur le procès, signé du chroniqueur de L’Echo de Paris, George Bonnamour.

Et Zola enfin aurait aimé livrer au public – avec ce titre même, qu’il avait retenu – ses propres « Impressions d’audiences » : la mort l’a empêché de le faire, mais on a conservé quelques pages de notes manuscrites qui esquissent ce qu’auraient pu être ces « Impressions d’audiences »…

Que proposent de telles « impressions d’audience » ?

– Elles décrivent, analysent l’événement.

– Mais elles reposent aussi sur cette idée que cet événement est d’abord un spectacle, un drame qu’il est possible d’observer en se tenant à distance – dans ce grand théâtre de la cour d’assises, où s’affrontent des acteurs : les avocats, le président du tribunal, et les témoins appelés à la barre.

Ce sentiment, nul mieux que Proust ne l’a exprimé, lorsque dans Jean Santeuil, il évoque cette « excitation spéciale » qui a transformé la vie de Jean, pendant les quinze audiences du procès Zola, auxquelles il a a assisté régulièrement en se rendant tous les matins au Palais de Justice, partant « de bonne heure » pour avoir une place, « emportant à peine quelques sandwiches et un peu de café dans une gourde et y restant, à jeun, excité, passionné, jusqu’à cinq heures[1] » [de l’après-midi]…

à Toute la vision de Proust, dans Jean Santeuil, est guidée par l’analogie qu’il établit entre le déroulement du procès et la progression d’une pièce de théâtre : c’est une tragédie classique – montre Proust – dont les acteurs, en petit nombre, se retrouvant dans un même lieu ; ces acteurs suscitent, de scène en scène, une attente croissante, chez le spectateur ; puis ils se dirigent vers un dénouement préparé par les coups de théâtre que provoquent leurs déclarations.

Vous le devinez, ce sont des scènes inoubliables qui se sont déroulées devant la Cour d’assises de Paris.

– L’accusé, Emile Zola, avait demandé à son avocat de plaider pour un autre, absent du procès, mais qu’il fallait placer au centre des débats.

– Cet absent, Alfred Dreyfus, était emprisonné dans un bagne lointain ; seules ses lettres, publiées dans les journaux, faisaient entendre sa voix.

– La tribune a vu défiler de nombreux militaires – des officiers supérieurs en grand uniforme, issus de l’État-major de l’armée française.

– A côté d’eux, les plus brillants représentants de l’université française, ceux qu’on a appelés – le mot date de cette époque – les « intellectuels ».

– Parmi tant d’autres, deux visions, aussi contrastées que possible, sont restées dans la mémoire des spectateurs : celle de Piccquart, frêle lieutenant-colonel, s’obstinant à exposer la vérité au milieu de l’hostilité de ses pairs ; et celle d’Esterhazy, un misérable, le criminel de cette affaire, tentant vainement de se poser en victime innocente.

Je suivrai donc cette métaphore théâtrale pour vous proposer une série d’impressions d’audiences sur le procès de février 1898 :

– en insistant d’abord sur les circonstances du drame qui s’est déroulé dans le cadre de la Cour d’assises ;

– puis en évoquant certaines des grandes voix qui se sont exprimées.
1. Le théâtre de la Cour d’assises

L’unité du drame

Comme vous le savez, le procès a duré 2 semaines et demie, du 7 au 23 février 1898.

La distribution des différentes journées a correspondu grosso modo au découpage qu’offrait le cadre chronologique :

– les six audiences de la première semaine ont été consacrées à l’exposé des données de l’Affaire ;

– les six audiences qui ont suivi, au cours de la deuxième semaine, ont décidé de l’affrontement entre les deux camps, à travers le débat sur les expertises, qu’ont suivi les interventions des responsables de l’État-major ;

– la troisième semaine, enfin, a livré les conclusions, avec les plaidoiries des avocats et l’énoncé du verdict.

à Une pièce en 3 actes, en quelques sortes, dont les scènes correspondent aux audiences qui se succèdent.

Il faut noter aussi le resserrement dramatique de ces différentes audiences… Dans son compte rendu du procès qu’elle a fait pour La Fronde, Séverine a souligné leur progression événementielle, en donnant à chacune des journées du procès un titre particulier :

– l’audience du 9 février, par exemple, est intitulée « La journée des généraux », quand se succèdent à la barre, en grand uniforme, Boisdeffre et Gonse, les responsables de l’État-major, suivis du ministre de la Guerre qui a fait condamner Dreyfus, le général Mercier ;

– l’audience du 11 février (la 1ère déposition de Picquart) est intitulée : « La journée de l’officier bleu » – allusion à la couleur bleu ciel de l’uniforme porté par Picquart, celui des tirailleurs algériens.

Je passe sur les différents épisodes qui ont marqué ce procès. Il serait trop long de les raconter. Je n’évoquerai que le principal coup de théâtre de ce drame, qui va marquer toute la suite de l’affaire Dreyfus… Il se produit au cours de la 2e semaine, le 17 février, à la fin de la dixième audience, lorsque le général de Pellieux, avec le souci de convaincre, revient à la barre et évoque une preuve qu’il croit décisive : une lettre qu’aurait échangée les attachés militaires allemand et italien et dans laquelle il serait question explicitement de la trahison de Dreyfus – il s’agit, en fait, du faux fabriqué par Henry en octobre 1896.

Labori bondit aussitôt sur l’occasion, exige qu’on produise le document. Impérial, Pellieux en appelle au témoignage du chef de l’État-major, le général de Boisdeffre. Celui-ci paraît le lendemain, en grand uniforme. Debout, face au jury, il confirme les propos qui ont été tenus. Désormais, le sort du procès est joué. La suite ne changera rien au cours des choses – pas même la longue plaidoirie finale de Fernand Labori, qui s’étendra sur 3 audiences, du 21 au 23 février.

Le public

C’est un public parisien, un public mondain. Comparable au public mondain des grandes premières théâtrales.

Tous ceux qui ont décrit le Palais de Justice de Paris en février 1898 ont insisté sur le spectacle extraordinaire qu’offrait chaque jour la cohue des audiences. Voici ce que rapporte, par exemple, le chroniqueur de L’Aurore.

« La salle bondée offre le plus curieux aspect. […] C’est une masse noire, où les physionomies se noient, toutes semblables. Sur le noir des pardessus et des chapeaux, seule tranche la note claire des fourrures grises ou blanches ou des chapeaux avec nœuds de couleur, ou plumets blancs. Et cette foule s’agite, s’amuse, piaille, gamine, en attendant l’heure. De l’affaire Dreyfus, on n’en parle pas. Chacun songe à se caser le mieux possible, on se réjouit de la bonne place usurpée. À des silences relatifs, les cris succèdent : « Assis ! assis ! » Des avocats sont juchés sur les poêles, sur les tambours des portes, à trois mètres de hauteur, d’autres sont assis par terre, aux pieds de la cour, aux pieds du jury. […] Le prétoire est comble, jusqu’à la barre des témoins. Deux cents magistrats se pressent sous le Christ de Bonnat, et il arrive encore, par toutes les portes encombrées, des témoins, des curieux, des journalistes »[2].

Ce public est essentiellement masculin. Quelques femmes sont présentes, cependant. « Des dames… Que font-elles là ? », s’étonne Scheurer-Kestner dans ses Mémoires.

Le « banc des dames » – comme on l’appelle – accueille Alexandrine Zola, Lucie Dreyfus, Marguerite Labori…. Des rencontres se produisent ; des amitiés se nouent. Alexandrine Zola et Lucie Dreyfus, par exemple, qui ne se connaissaient pas, deviennent amies ; et il leur arrivera, le matin, de se rendre plusieurs fois ensemble au Palais de Justice.

à Remarquons-le, cependant. Aucune femme n’aura l’occasion de prendre la parole publiquement au cours des différentes audiences… Citée comme témoin, Lucie Dreyfus ne peut prononcer un seul mot, le 8 février, contrainte au silence par le Président de la Cour d’assises, Albert Delegorgue. Mme de Boulancy, l’ancienne maîtresse d’Esterhazy [3], réussit à repousser les demandes de comparution qui lui sont adressées. Et Séverine, que Labori aurait aimé voir à la barre des témoins, a répondu qu’elle préférait servir la cause dreyfusarde par ses comptes rendus de journaliste [4].

L’affrontement

Sans aucune doute c’est une magnifique bataille juridique qui s’est livrée au cours de ces 15 audiences.

Aucune lenteur, aucun temps mort, contrairement à ce qui se produira à Rennes.

Le calendrier du Palais de Justice de Paris, à la fin du mois de janvier, ne prévoyait que trois journées pour le traitement de la plainte en diffamation déposée contre L’Aurore.

L’affrontement a commencé dès la première heure du procès, quand Albert Delegorgue, le Président de la Cour d’assises, comprend que les débats risquent de durer plus longtemps que prévu.

La bataille a porté d’abord sur le nombre des témoins qu’il était possible de citer. Puis elle s’est concentrée sur le contenu même des débats…

Étant donné les termes de la plainte déposée par le général Billot, le procès ne devait porter, en principe, que sur l’« affaire Esterhazy », et écarter toute référence à l’« affaire Dreyfus ».

Albert Delegorgue consacrera donc toute son énergie à réaliser cet impossible partage. Dès le début, il oppose aux interventions de Fernand Labori et d’Albert Clemenceau son fameux diktat : « La question ne sera pas posée ! »

L’échange a souvent été vif, comme le montre ce dialogue extrait des débats de la huitième audience (le 15 février).

« Me Labori. – Je vous demande pardon, monsieur le Président, d’intervenir, mais il serait intéressant d’entendre MM. Couard, Belhomme et Varinard.

M. Le Président. – Non, non ; j’ai dit…

Me Labori. – Mais j’ai une question à poser.

M. Le Président. – Vous ne la poserez pas.

Me Labori. – J’insiste, monsieur le Président.

M. Le Président. – Je vous dis que vous ne la poserez pas.

Me Labori. – Oh ! monsieur le Président ! il est intéressant…

M. Le Président. – C’est inutile de crier si fort.

Me Labori. – Je crie parce que j’ai besoin de me faire entendre.

M. Le Président. – La question ne sera pas posée.

Me Labori. – Permettez, vous dites cela ; mais je dis que je veux la poser.

M. Le Président. – Eh bien ! je dis que non, et c’est une affaire entendue ! Le Président doit écarter du débat tout ce qui peut allonger les débats sans aucune utilité ; c’est mon droit de le faire.

Me Labori. – Vous ne connaissez pas la question ; vous ne savez pas quelle est la question.

M. Le Président. – Je sais parfaitement ce que vous allez demander[5].

Mais il arrive souvent aussi à Delegorgue de céder devant la pression ambiante. Ainsi, le 11 février, au moment de l’audition de Picquart :

Me Labori. – Voulez-vous me permettre, monsieur le Président, d’insister auprès du témoin pour qu’il ne ménage aucun détail, tous ceux qu’il pourra nous donner pourront nous être utiles plus tard.

M. Le Président. – Si ce sont des détails utiles, oui… (Au témoin) ne donnez que ceux qui sont utiles à la cause.

Me Clemenceau. – Le témoin ne peut apprécier quelles sont les intentions de la défense ; nous insistons pour qu’il dise tout ce qu’il sait. […]

M. Le Président, au témoin. – Dites donc ce que vous voudrez »[6].

Sans doute Delegorgue a-til manqué du cynisme nécessaire qui lui aurait permis de couper systématiquement la parole à ceux qui lui faisaient face : on lui reprochera, plus tard, la « passion » qui l’a emporté dans ces débats du procès Zola qu’il n’a guère su maîtriser[7].

Le ressort dramatique : les témoignages des militaires…

Ils sont attendus, ces témoignages, suivis avec la plus grande attention… Les militaires impliqués tentent d’échapper aux questions qui leur sont opposés. Ils se trouvent projetés dans un univers qu’ils ne connaissent pas, dont ils ne maîtrisent pas les codes. D’où une ambivalence de leur position : ils impressionnent ; mais en même temps ils semblent venus d’ailleurs, déplacés.

C’est pourquoi ils versent souvent dans la caricature. Dans les scènes des militaires, tous les registres se déploient, du comique au tragique.

Evoquons d’abord ce qui peut apparaître comme une scène de comédie : le témoignage de Du Paty…

à Lorsqu’il est appelé à témoigner, le 10 février, Du Paty s’avance, raide, au pas cadencé ; il salue militairement la Cour ; il fait demi-tour pour faire face au jury à qui il adresse un autre salut militaire ; puis il se tient à la barre, au garde-à-vous.

Après avoir répondu de mauvaise grâce aux questions qui lui sont posées, il salue encore, et sort, toujours au pas cadencé ! Dans la salle, c’est l’hilarité générale. « Oh ! C’est trop drôle ! Il faudra le faire revenir ! », dit-on à Labori, qui acquiesce, avec le sourire[8].

Autre jeu d’acteur, d’un type différent, celui que joue Henry, le même jour… Henry se présente à la barre avec l’apparence d’un homme malade, grelottant de fièvre, et se livrant à des efforts inouïs pour être en mesure de répondre aux questions qui lui sont adressées :

« Après le grotesque spectacle que venait de donner Du Paty – écrit Reinach (l’historien de l’Affaire) –, c’était pour les amis de l’armée une heureuse diversion que ce vrai officier qui refoulait ses souffrances pour accomplir son pénible devoir. Il refusa de s’asseoir, comme Delegorgue, complaisamment, l’y invitait, parce qu’un soldat de sa trempe doit rester debout ; et il se cramponnait à la barre, de ses fortes mains, ces mains terribles de boucher qui auraient assommé un bœuf et qui n’auraient pas moins aisément étranglé un homme »[9].

L’apparition d’Esterhazy s’inscrit dans un autre registre, le 18 février. Esterhazy commence par une longue déclaration dans laquelle il dénonce la « machination » montée contre lui : il veut bien répondre à la Cour, mais il ne dira rien aux avocats de la défense – « ces gens-là », précise-t-il, d’une voix méprisante[10].

Il doit pourtant se soumettre, quelques instants plus tard. Et Albert Clemenceau lui impose l’épreuve d’un questionnaire soigneusement préparé, où se retrouvent tous les éléments qui peuvent l’accabler : les lettres écrites à Mme de Boulancy, ses multiples escroqueries, ses relations supposées avec Schwartzkoppen, l’attaché militaire allemand…

Les questions se succèdent sans qu’Esterhazy, les mâchoires serrées, ne prononce un seul mot. Delegorgue, chaque fois, répète, à l’adresse de l’avocat : « Continuez ! ». Dans l’assistance, des voix crient : « Assez ! Assez ! ». Après l’atmosphère de comédie qui a accompagné, quelques jours plus tôt, l’intervention de Du Paty, la scène possède, cette fois, quelque chose de « tragique » – plusieurs observateurs le notent.

La foule

La foule – à l’extérieur du Palais de Justice – par opposition au public qui assiste aux audiences.

La pression de cette foule s’exerce tout autour du Palais de Justice. Par des manifestations quotidiennes qui pèsent sur le déroulement des débats.

Je citerai ce qu’a rapporté Alphonse Bard, Conseiller à la Cour de cassation… A. Bard sera, plus tard, l’un des acteurs essentiels de la première révision, au sein de la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Dans le récit qu’il a laissé de ces événements – un texte magnifique, demeuré inédit – il s’indigne des scènes qu’il a pu observer :

« Les applaudissements ou les huées accompagnaient les paroles des témoins et des prévenus, des magistrats et des avocats. Des groupes d’individus étaient introduits, exprès pour manifester, dans la salle d’audience. On y percevait en même temps les clameurs d’une foule considérable massée aux alentours. Des voies de fait se commettaient à l’intérieur du Palais et au dehors, où l’on donnait la chasse aux partisans de la révision[11].

Lorsque le verdict final est prononcé, au soir du 23 février, la foule salue par des hurlements la condamnation des accusés. Alphonse Bard a laissé une évocation saisissante de ces instants dramatiques :

Quand la condamnation eut été prononcée au milieu des manifestations de l’assistance, les galeries avoisinant la cour d’assises retentirent longuement non pas de vociférations quelconques, mais des cris de « mort aux juifs ! » proférés, avec un ensemble parfait, par plusieurs centaines de messieurs, dont beaucoup avaient revêtu (indûment, j’aime à le croire) la robe d’avocat. J’entendis encore ce cri de « mort aux juifs ! » poussé sur la voie publique, en différents quartiers de Paris, par des bandes de manifestants bien disciplinés et marchant comme un seul homme. Cette monstruosité paraissait toute naturelle »[12].

Commentaire, en quelques mots seulement de Zola… « Ce sont des cannibales ! ».

Georges Clemenceau se souviendra plus tard de cette soirée terrible. Il l’évoquera dans un discours au Sénat, en 1906, au moment du débat sur la Panthéonisation de l’écrivain ; et il aura ces mots pour résumer l’événement :

« J’étais là quand il a été condamné – nous étions douze – et, je l’avoue, je ne m’attendais point à un pareil déploiement de haine ; si Zola avait été acquitté ce jour-là, pas un de nous ne serait sorti vivant »[13].
2. Les acteurs du drame

Zola

Zola… Il est en position de retrait.

Au début, pourtant, il a cru pouvoir jouer un certain rôle. Il réagit avec vivacité, par exemple, à une remarque négative du Président de la Cour d’assises, au cours de la 2e audience, alors que Lucie Dreyfus se trouve à la barre des témoins :

« M. Zola. – Je demande à avoir ici la liberté qu’y ont les assassins et les voleurs. Ils peuvent se défendre, faire citer des témoins et leur poser des questions. Moi, tous les jours, on m’injurie dans la rue, on casse mes carreaux, on me roule dans la boue, une presse immonde me traite comme un bandit. J’ai le droit de prouver ma bonne foi, de prouver ma probité et de prouver mon honneur.

M. Le Président. – Vous connaissez l’article 52 de la loi de 1881 ?

M. Zola. – Je ne connais pas la loi et ne veux pas la connaître… (Bruit dans l’auditoire)… en ce moment-ci. Je fais un appel à la probité de MM. les jurés. Je les fais juges de la situation qui m’est faite et je m’en remets à eux. »

Sa formule a été maladroite ; les réactions de l’assistance l’ont montré. Quelques instants après, il s’efforce de se rattraper :

« Je voulais dire […] que ce n’est pas contre cette grande idée de la loi que je me révoltais ; je m’y soumets totalement […]. Je voulais dire que c’était en quelque sorte contre la procédure qu’exprimaient toutes ces arguties qu’on élève contre moi, la façon dont on me poursuit, le fait d’avoir retenu simplement de ce long plaidoyer quelques lignes pour me poursuivre, que je protestais…

Je dis que c’est indigne de la justice et qu’en tout cas on ne peut pas prendre ces quelques lignes et se prononcer sur elles sans tenir compte de tout ce que j’ai dit.

Car un écrit se tient, les phrases amènent les phrases, les idées amènent les idées, et retenir simplement quelque chose dans tout un article, parce ce quelque chose me fait tomber sous le coup de la loi du silence, je dis que c’est indigne !…

Voilà ce que je dis, et ce que j’ai dit. Je me suis mal exprimé, je ne me mets pas au-dessus de la loi, mais je suis au-dessus des procédures hypocrites ! (Applaudissements) »[14]

Trois jours plus tard, on le voit encore affronter la morgue du général de Pellieux, avec cette superbe déclaration :

« Je demande au général de Pellieux s’il ne pense pas qu’il y ait différentes façons de servir la France ? On peut la servir par l’épée et par la plume. M. le général de Pellieux a sans doute gagné de grandes victoires ! J’ai gagné les miennes. Par mes oeuvres, la langue française a été portée dans le monde entier. J’ai mes victoires ! Je lègue à la postérité le nom du général de Pellieux et celui d’Emile Zola : elle choisira. »[15] !

Sur le moment, Pellieux ne répond pas. Mais la joute verbale entre le romancier et le général ne s’arrête pas là. Pellieux va méditer sa réplique, et rétorquera quelques jours plus tard, le 16 février – en brandissant la menace d’une nouvelle « débâcle », une débacle que l’auteur des Rougon-Macquart s’empresserait de dépeindre, bien entendu…

Le général répond au romancier : l’épée contre la plume…

Labori

Fernand Labori s’est imposé dès le premier jour.

Il étonne l’assistance par sa présence physique, par sa vivacité intellectuelle, qui le conduit à relever, pour en tirer aussitôt parti, les détails en apparence les plus insignifiants, par son talent oratoire, enfin, qui lui permet de passer avec aisance du ton de la conciliation à celui de l’agressivité.

Quelle a été sa méthode, au cours de ces longues audiences ? Il prévoyait des débats qui n’auraient duré que deux ou trois jours. Aussi n’a-t-il cessé d’« improviser », profitant des circonstances que les audiences lui offraient : c’est ce qu’il explique dans les notes qu’il a laissées sur ces événements.

Entre Albert Clemenceau et lui le partage des rôles s’est parfaitement établi. Les deux avocats se sont bien coordonnés, évitant la situation de concurrence qui paralysera la défense dreyfusarde au procès de Rennes, en 1899.

« Toutes les conclusions déposées par moi – écrit Labori – ont été faites par moi seul et le plus souvent à l’audience en pleine bataille. C’est moi qui ai conduit toutes les dépositions. Albert Clemenceau, que son frère d’ailleurs poussait dans ce sens en disant que « je travaillais bien », me laissait préparer le combat et l’engager. Il profitait ensuite et avec beaucoup d’esprit, de tact et d’habileté, des incidents de l’audience pour venir à mon aide quand je m’arrêtais ou que j’avais besoin de repos »[16].

Les intellectuels dreyfusards

Il faudrait tous les citer. Leur donner longuement la parole – vous faire entendre leurs voix dans ce grand théâtre de la Cour d’assises.

Je me contenterai d’une déclaration qui a été lue par Labori le 19 février – celle du philosophe Gabriel Séailles. Gabriel Séailles évoque une date essentielle, celle du mois de novembre 1896, lorsque le fac-similé du bordereau a été publié dans Le Matin. Pour lui, c’est cette publication qui constitue, en quelque sorte, la date de naissance de l’affaire Dreyfus.

« Ce jour-là, la question a été portée devant l’opinion publique ; il a été fait appel à la conscience de chacun de nous. On n’échappe pas à la logique des faits. […]

Si la loi, qui est notre garantie à tous et que nous pouvons avoir à invoquer demain, doit être toujours respectée, ne doit-elle pas l’être surtout quand, dans un individu, ce sont des milliers d’individus qu’on prétend condamner et déshonorer »[17] ?

« On n’échappe pas à la logique des faits »… La formule résume parfaitement l’idéal dreyfusard : la volonté d’établir la vérité ; et surtout l’idée que cette vérité surgira d’une façon inéluctable ; qu’on ne peut mentir face à l’Histoire.

Je retiendra encore un exemple, celui de Jaurès… Jaurès intervient le 12 février, à l’issue de la 1ère semaine des débats.

Dans une brillante démonstration, qui fait le point sur les débats qui se sont déroulés au cours de cette semaine du procès, il établit méthodiquement ce qui lui paraît désormais acquis – anticipant ainsi sur le raisonnement déductif qui fera le succès des Preuves, plus tard.

En concluant, il désigne – en acteur conscient de ses effets – celui qui porte le poids de la faute initiale, c’est-à-dire le général Mercier :

« Un homme, un seul, sans consulter officieusement ses amis, a pris sur lui de jeter dans la balance du procès une pièce dont seul il avait osé mesurer la valeur. Je dis que cet homme, malgré l’éclat des services et des galons, malgré la superbe du pouvoir, cet homme est un homme, c’est-à-dire un être misérable et fragile, fait de ténèbres et d’orgueil, de faiblesses et d’erreur, et je ne comprends pas que, dans ce pays républicain, un homme, un seul, ose assumer sur sa seule conscience, sur sa seule raison, sur sa seule tête, de décider de la vie, de la liberté, de l’honneur d’un autre homme ; et je dis que si de pareilles mœurs, de pareilles habitudes étaient tolérées dans notre pays, c’en serait fait de toute liberté et de toute justice ! (Sensation.) »[18]

Le témoignage de Picquart

Le témoignage de Picquart a fait sensation, le 11 février, lors de la cinquième audience. L’entrée en scène attendue par tous…

Picquart est détenu depuis le 13 janvier au Mont-Valérien – il a été arrêté le jour même de la publication de « J’accuse » dans L’Aurore. On l’a autorisé à se rendre chaque jour, librement, au Palais de Justice.

Tout le monde attend son intervention avec impatience, car l’ancien chef du Service des renseignements est pratiquement un inconnu. Le voici au grand jour de la Cour d’assises, éblouissant dans son uniforme des tirailleurs algériens[19]. Séverine exprime son admiration avec lyrisme :

« Soudain, une apparition ! […]

Le geste est rare ; la voix, imprécise d’abord, ne tarde pas à se poser. Mais l’accent en demeure d’une inaltérable douceur, raisonnable pourrait-on dire, dans la justesse du ton et la simplicité.

Et ce qui frappe le plus en lui, c’est le contraste avec tous ceux de sa profession qui ont jusqu’ici paru à cette place. Il est « autre » extraordinairement : méditatif, mélancolique, artiste… « intellectuel », hélas !

On s’explique leur hostilité. Elle est naturelle, elle est légitime, elle est justifiée »[20].

Séverine classe, à juste titre, Picquart non dans le camp des militaires, mais dans celui des « intellectuels ».

Picquart est entré dans le débat judiciaire d’une manière progressive. Son exposé, le 11 février, est mesuré, attentif aux détails, soucieux de dégager les éléments de vérité. Picquart parle d’une voix calme, s’arrête par instants pour chercher ses mots. Il tient à montrer son respect de la hiérarchie militaire, résiste à Labori quand ce dernier le presse de questions. Mais les confrontations qui l’opposent aux autres militaires le conduisent progressivement à changer d’attitude. Tous l’accablent : Gribelin et Lauth, puis Ravary et Pellieux ; Henry, son ancien subordonné, le lendemain…. Henry l’insulte, l’accusant de mensonge… Picquart doit se contenir (les deux hommes se battront en duel quelques jours plus tard).

Le combat – le duel verbal – se poursuit face à Pellieux, qu’il a l’audace de contredire, le 18 février, en montrant que le document évoqué la veille est probablement un faux.

On mesure le courage qu’il a fallu à Picquart pour s’avancer d’une manière aussi déterminée dans l’arène judiciaire. Certes, dans cette affaire, il se défend d’abord lui-même. Et s’il a constitué un dossier qu’il a confié à Leblois, c’est parce qu’il a pris conscience, au début de l’année 1897, des menaces graves qui le visaient.

Mais on lui a proposé un marché. On lui a laissé entendre que s’il savait ménager les intérêts de l’armée, le Conseil d’enquête, qui s’est réuni à son sujet le 1er février (et ne doit prendre sa décision qu’à l’issue du procès) pourrait se montrer clément[21].

Or il refuse ce chantage. Il va jusqu’au bout, assumant les conséquences de son choix. Le voici déjà, avant même que le Conseil d’enquête ne statue sur son compte, chassé de l’armée, tourné en dérision par des plaisanteries douteuses[22], dégradé symboliquement par le général de Pellieux, lorsque ce dernier, le 19 février, se tourne brutalement vers lui, et déclare publiquement :

« Maintenant, j’ai un mot à ajouter, en présence du colonel Picquart. J’ai dit à une audience précédente que tout était étrange dans cette affaire ; mais ce que je trouve encore plus étrange, et je le lui dis en face, c’est l’attitude d’un Monsieur qui porte encore l’uniforme de l’armée française et qui est venu ici à la barre… (Bravo ! bravo ! dans l’auditoire) »[23]

Picquart, selon le mot de Reinach, accepte « son imminente disgrâce comme un devoir[24] ». S’il est rejeté par ses pairs, il suscite, au contraire, l’admiration des dreyfusards. Tout autant qu’Alfred Dreyfus – le prisonnier de l’île du Diable –, il concentre sur sa personne l’attention générale.

Saisissant la force de cette émotion collective, Labori s’appuie sur elle, lors de sa plaidoirie finale, pour se lancer dans un vibrant panégyrique :

« Le mouvement actuel qui finira, vous le sentez bien, par devenir si puissant, ne serait pas né définitivement si, au ministère de la guerre, au milieu de cet état-major engagé si fortement dans l’affaire […], il ne s’était trouvé un homme admirable, et qu’il faut qualifier ainsi, quoi qu’on en ait pu dire, soldat, comme les autres – il en a donné la mesure – mais capable, par la pureté de son âme, de s’élever au-dessus des intérêts de l’esprit de corps, jusque dans les régions les plus élevées de l’idéal et de l’humanité, j’ai nommé M. le colonel Picquart »[25].
Conclusion

En février 1898, les deux camps s’affrontent dans une bataille des imaginaires. D’un côté, les dreyfusards peuvent s’appuyer sur l’espoir d’un mouvement inéluctable de la vérité « en marche » – pour reprendre la formule employée par Zola en novembre 1897, dans son 1er article sur l’Affaire – sur cette « logique des faits » dont parlait Séailles dans la citation que je vous ai lue… De l’autre côté, le parti nationaliste tient avant tout à défendre son idée de l’armée, à dénoncer le complot monté contre elle par le « syndicat » juif.

En février 1898, nul ne peut savoir alors qui l’emportera dans cette partie décisive : la conquête des esprits et de l’opinion.

C’est ce qui se joue dans ce procès, en mettant pour la première fois les deux camps face à face.

En dépit de la condamnation de Zola, les dreyfusards ont marqué des points. Le procès de Zola a commencé le processus de révision que la Cour de cassation poursuivra bientôt.

Mais chaque fois qu’ils ont obtenu des résultats, les dreyfusards se sont retrouvé face à des adversaires qui ont répondu immédiatement, en se montrant capables d’inventer, chaque fois, de nouvelles preuves documentaires, et de passer d’un « système d’accusation[26] » à un autre.

Une seule chose est certaine. Tous le ressentent à cette époque… La route conduisant à la révision sera encore longue à parcourir…

La littérature a gardé le souvenir de ces incertitudes. Lorsqu’il transposera les événements de l’Affaire dans son roman Vérité, en 1902, Émile Zola imaginera une période de trente ans entre la condamnation et la réhabilitation de son héros, l’instituteur juif Simon. La destinée, heureusement, s’est montrée plus clémente pour Alfred Dreyfus : elle ne lui a imposé que douze années d’attente.

Alain PAGÈS

Université de Paris III – Sorbonne nouvelle

[1] Jean Santeuil, éd. P. Clarac, Gallimard, 1971, Bibl. de la Pléiade, p. 620.

[2] Henri Varennes, « Notre procès », L’Aurore du 8 février 1898.

[3] Destinataire des lettres au ton violemment antifrançais que Le Figaro a publiées le 28 novembre 1897 – dont la fameuse « lettre du uhlan ».

[4] C’est ce que rappellera Labori dans sa plaidoirie finale : « Séverine […] nous disait : “Ne m’appelez pas comme témoin, proclamez vous-mêmes en mon nom ce que je pense, je vous sers mieux au banc de la presse où je suis”, et elle avait raison, car, avec les articles de la Fronde, elle nous assure une cohorte de femmes françaises qui sont, qui resteront avec nous, et qui, demain, au foyer, reprenant avec l’intelligence et avec la sensibilité qui leur sont propres les idées que nous avons jetées dans le pays, les feront germer quoi qu’on en ait et quoi qu’on fasse. » (Procès Zola, op. cit., t. II, p. 229).

[5] Procès Zola, op. cit., t. I, pp. 503-504.

[6] Procès Zola, op. cit., t. I, p. 294.

[7] Voir l’article de Jean-Pierre Royer, dans La France de l’affaire Dreyfus, sous la dir. de P. Birnbaum, Gallimard, 1994, pp. 257-259.

[8] D’après E. Vaughan, Souvenirs sans regret, op. cit., p. 98. Cf. aussi Procès Zola, op. cit., t. I, pp. 212-214.

[9] Histoire de l’affaire Dreyfus, op. cit., t. III, p. 367.

[10] Procès Zola, op. cit., t. II, p. 129.

[11] Six mois de vie judiciaire : mon rôle dans l’affaire Dreyfus, 1re cahier, p. 73 (manuscrit inédit, 1900-1903, Bibliothèque de la Cour de cassation).

[12] Six mois de vie judiciaire, op. cit., 1er cahier, pp. 73-74.

[13] Discours prononcé au Sénat le 11 décembre 1906, à l’occasion du vote de la loi sur la translation des cendres de Zola au Panthéon, in Le Parlement et l’Affaire Dreyfus (1894-1902). Douze années pour la vérité, éd. V. Duclert, Cahiers Jean Jaurès, n°147, 1998, p. 294.

[14] Procès Zola, op. cit., t. I, pp. 84, 89-90.

[15] Procès Zola, op. cit., t. I, p. 268.

[16] Marguerite-Fernand Labori, Labori, op. cit., pp. 356-357.

[17] Procès Zola, op. cit., t. II, pp. 180-181.

[18] Procès Zola, op. cit., t. I, p. 396.

[19] Celui du régiment auquel il a été affecté, lorsqu’il a été envoyé en Tunisie à la fin de l’année 1896. La hiérarchie militaire aurait souhaité qu’il vînt témoigner en « tenue bourgeoise », mais il a obtenu le droit de conserver son uniforme (cf. J. Reinach, Histoire de l’affaire Dreyfus de Reinach, op. cit., t. III, p. 373).

[20] Vers la lumière, P.-V. Stock, 1900, pp. 91-92.

[21] Voir J. Reinach, Histoire de l’affaire Dreyfus, op. cit., t. III, pp. 372-373.

[22] Pour ses anciens camarades qui se détournent de lui, il est devenu « Mademoiselle Fifi », en référence au personnage d’officier prussien que décrit la nouvelle de Maupassant (cf. Séverine, Impressions d’audiences, op. cit., p. 191). Le sobriquet anticipe sur celui de « Georgette » que le caricaturiste du Musée des horreurs lui attribuera plus tard – allusion à sa possible homosexualité.

[23] Procès Zola, op. cit., t. II, p. 165.

[24] Histoire de l’affaire Dreyfus, op. cit., t. III, pp. 375.

[25] Procès Zola, op. cit., t. II, p. 345. – Cette émotion prendra de l’ampleur lorsque Picquart sera emprisonné à partir du 13 juillet 1898. Sa jeunesse et son élégance physique touchent les cœurs féminins. Il deviendra le bel officier martyr dont rêvent toutes les jeunes filles. Ainsi la jeune Jane Charpentier, la fille de l’éditeur de Zola, en tombe-t-elle « follement amoureuse », en février 1899 : cf. les Lettres à Jeanne Rozerot (1892-1902), éd. A. Pagès et B. Émile-Zola, Gallimard, 2004, p. 286. « Des femmes lui envoyaient des fleurs ; de toutes les parties du monde, il reçut des lettres admiratives » (J. Reinach, Histoire de l’affaire Dreyfus, op. cit., t. IV, pp. 394-395).

[26]Cf. Henry Mornard dans son Mémoire de 1906. Il montre que les débats judiciaires de l’affaire Dreyfus ont été fondés sur trois « systèmes d’accusation » successifs : le premier est résumé par l’acte d’accusation d’Ormescheville ; le deuxième a été élaboré après la dénonciation d’Esterhazy comme coupable ; et le troisième a été construit à la suite de la découverte du faux réalisé par Henry.